Une mémoire retrouvée

Tel serait le titre de cet album selon la grand-mère du narrateur. Cette histoire dessinée des Juifs d’Algérie contribue à réactiver une mémoire parfois oubliée, celle des Juifs maghrébins, indissociable de celle des Algériens.

Fidèle à ses engagements, Benjamin Stora, célèbre historien et auteur d’une quarantaine de livres sur la question dont La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, les Éditions La découverte 2005, coécrit cet ouvrage avec le dessinateur Nicolas Le Scaff, dans un souci de clarification et de transmission de l’histoire d’un peuple porteur de la première religion monothéiste.

La narration est conduite habilement. Adolescent sarcellois, David retrouve chez sa grand-mère, le portrait d’une jeune femme de sa famille, une « indigène d’Algérie » vivant dans le massif des Aurès en 1879, un territoire civil de Khenchela. Intrigué, il cherche l’histoire de cette femme tout en écoutant le récit vécu de son aïeule. Ainsi les fils de la mémoire et de l’histoire s’entremêlent afin d’établir des étapes de la grande Histoire du peuple juif algérien.

Aux origines, les Berbères juifs d’Algérie

Que font les Juifs en « terre d’Islam » ?

Dès la période hellénistique, des communautés juives ont suivi les migrations et sont présentes sur le pourtour méditerranéen. D’après l’historien Jacob Oliel, les Berbères constituent les premiers occupants du nord de l’Afrique. Après la destruction du second temple par Titus et les guerres de Cyrénaïque, des flux importants de population juive se dirigent vers l’Atlas saharien et rejoignent des groupes déjà installés et convertis, (Les premières traces de synagogues connues remontent au IIIe siècle BC, deux d’entre elles se situent en Égypte).

Une forte implantation au Maghreb

Les Juifs ont su ensuite s’adapter aux différents conquérants, les Phéniciens (on s’étonne de la date adoptée de -300 alors que Carthage est fondée au IXe siècle), les Romains, les Vandales et enfin les Byzantins. Au gré des siècles, les Juifs renforcent leur implantation sur le territoire mais préservent leur mode de vie et leurs traditions. L’arrivée des Arabes et de leur prosélytisme, stimulent les échanges souvent conflictuels (le statut de dhimmi implique de courber l’échine) mais aussi culturels. Sous la tutelle des Ottomans, de nombreux juifs participent à la cour du sultan, alors que la région s’appauvrit à cause du détournement des principales routes commerciales, maintenant dirigées vers l’Amérique.

La diaspora espagnole

Moïse Maïmonide est considéré comme un des plus brillants esprits de son temps. Né à Cordoue en 1138, ce talmudiste, métaphysicien et théologien, représente l’importance de la diaspora espagnole. 1492 et la fin de la « Reconquista » provoque une grande migration de population juive venant d’Espagne, les Séfarades (mot hébreu signifiant Espagne).

La tutelle française : entre assimilation et persécution

Après la conquête et la colonisation française avec « l’épée et le mètre » selon les mots du général de Bourmont qui débarque ses troupes en juin 1830, les Juifs voient leur statut se modifier. Un processus d’assimilation s’opère qui conduit au décret Crémieux de 1870 tandis que les musulmans conservent leurs institutions. Fervent défenseur de la République, Isaac Moïse Crémieux consacre son énergie pour l’émancipation des Juifs de France. Il fait promulguer six décrets réglant la vie de ses congénères, notamment l’acquisition de la nationalité française pour 35 000 juifs des trois départements algériens. Les Israélites sont ainsi séparés des autres « indigènes », les musulmans. Ils deviennent des Français d’origine juive. Cette naturalisation collective les singularisent par rapport à la population d’origine européenne et les croyants de l’islam.

Alors que les tirailleurs dits sénégalais sont recrutés parmi les « indigènes musulmans », les juifs d’Algérie sont incorporés dans l’armée régulière. Tous participent à la victoire de l’Entente en ayant partagés les souffrances des tranchées. 2 00 juifs et 33 000 musulmans meurent lors du premier conflit mondial. Les médailles « sont le prix à payer de l’assimilation ». (p.63)

Pourtant, l’antisémitisme en Europe touche son paroxysme dans les années 30. Déjà les élus européens d’Algérie sont les instigateurs d’une campagne contre les Juifs afin de faire abroger le décret Crémieux qu’ils jugent infamant. Député d’Alger, Édouard Drumont s’est illustré dans l’affaire Dreyfus en demandant sa recondamnation en 1905. A Oran où la population est majoritairement européenne, des « villages d’étrangers » sont constitués, les Djalil, que les Français appellent les villages nègres. La séparation physique est ainsi marquée et des massacres s’opèrent comme celui de Constantine en août 1934.

Résister contre l’indicible

A partir de 1940, l’Algérie subit le sort de la France. Les lois antisémites promulguées par la régime de Vichy entrainent la persécution des Juifs, exclus de la fonction publique (Le philosophe Jacques Derrida est congédié de son poste d’enseignant) puis déportés dans des camps de concentration. Certains Algériens comme Albert Camus s’opposent à ces traitements et entrent dans la Résistance (Jean Daniel, nom de plume de Jean Daniel Beensaïd). Ils favoriseront l’opération Torch, le débarquement en Afrique du Nord, en novembre 1942.

L’après-guerre en Europe sonne le début d’un long conflit en Algérie. Les massacres du 8 mai 1945 conduisent à dresser les populations les unes contre les autres. Le statut de 1947 voté par la métropole institue un double collège (un français et un musulman). Il ne respecte pas le principe égalitaire, un homme égale une voix, puisque les musulmans sont 10 fois plus nombreux sans qu’on leur accorde une citoyenneté de pleins droits. En 1954, commence la lutte armée impulsée par de jeunes nationalistes algériens surtout issus du parti de Messali Hadj. Après la Toussaint rouge (1er novembre 1954), la guerre et ses conséquences inéluctables sont déclenchées sous la férule du FLN. Les Juifs se divisent mais une grande partie récusent la voix de la terreur. Certains se tournent vers le sionisme et la création de l’État d’Israël. Après la journée des barricades début 1960 puis le putsch des généraux en avril 1961, beaucoup d’israélites pensent  au départ de leur pays tant les tensions entre Juifs et musulmans s’enveniment. 1962 sonne le glas du départ. 130 000 Juifs intégrés à ceux qu’on appelle les pieds noirs partent essentiellement vers la France. Les derniers restés vont fuir l’Algérie lors de la décennie noire (1990, 2000).

Cette « Histoire dessinée » sera une parfaite introduction au récit mémoriel du peuple juif originaire d’Algérie. Les tableaux au crayon fin rehaussés de couleurs pastels desservent un récit sans violence, issu d’une histoire vécue et d’une mémoire qui semble apaisée. Les évènements historiques distillés dans le récit familial s’ajoutent à l’exposé des traditions ancestrales. La lecture facile de cet ouvrage est fortement conseillée pour des élèves de troisième ou de terminale dont le programme évoque cette question cruciale et clivante du rapport entre Juifs et musulmans en Algérie.