Dans ce nouvel ouvrage qui sort sur la vie d’Adolf Hitler, Anne Quinchon-Caudal s’inscrit dans plusieurs lignées historiographiques. Tout d’abord, évidemment, nous nous situons dans un approfondissement de la biographie consacrée par Ian Kershaw au dirigeant nazi, sur un point particulier, à savoir la formation intellectuelle de Adolf Hitler au début du XXe siècle. Ce livre s’inscrit aussi dans la suite de travaux publiés par Johann Chapoutot sur la révolution culturelle nazie, sur ce contexte intellectuel qui a permis l’émergence de cette idéologie, et qui lui a inspiré ses bases « historiques » et « scientifiques ». La comparaison avec Johann Chapoutot se justifie aussi par le travail extrêmement précis fait par l’historienne sur les sources en langue allemande : pour étayer sa réflexion, cette dernière s’est appuyée sur des textes, des retranscription de discours, des livres parus entre la fin du XIXe siècle, et la première moitié du XXe siècle et dont beaucoup sont retranscrits, soit entièrement, soit par extraits, après traduction par l’autrice elle-même, dans cet ouvrage. Enfin, dans un contexte plus récent, cet ouvrage prend sa place logiquement après la publication, en version critiquée par deux nombreux historiens, de Mein Kampf.
Il faut revenir sur ce dernier point pour comprendre les intentions de ce livre. Mein Kampf est à la fois un livre programmatique et une œuvre de propagande. À l’intérieur, Adolf Hitler se met en scène, invente et réécrit son histoire personnelle, comme il le fait de l’histoire de l’Allemagne et de son peuple supérieur. À travers son travail de recherche, Anne Quinchon-Caudal veut montrer et démonter tous les mensonges d’Adolf Hitler d’une part, et d’autre part, montrer tous ceux qui, intellectuellement, ont influencé la doctrine érigée par le dictateur nazi.
Parmi ces principaux mensonges, celui selon lequel Adolf Hitler aurait connu une ascension fulgurante solitaire, une destinée particulière, aurait fait preuve d’une pensée intellectuelle profonde et unique, inspirée par lui-même. Ainsi, l’historienne montre son ascension, progressive, à l’intérieur du parti des travailleurs allemands, futur NSDAP. Elle retrace également le parcours politique, idéologiquement parlant, d’Adolf Hitler, comment il s’est converti progressivement, aux théories nationales socialistes, qu’il n’a évidemment pas inventées, et à l’antisémitisme le plus virulent, dont il n’est, bien sur, pas l’auteur.
La grande force de ce livre est la précision avec laquelle l’historienne se replonge dans le bouillonnement intellectuel, tant politique qu’économique, que traverse une Allemagne plongée dans le chaos après la défaite de 1918 et l’abdication de l’empereur. La république de Weimar est alors touchée à plusieurs reprises par des tentatives de révolution et de grèves insurrectionnelles, par des tentatives de coup d’Etat, qu’elles viennent de l’extrême-gauche et de l’extrême-droite. Dans ce marasme, Adolf Hitler tente alors de se tracer son propre chemin et l’un des grands enseignements de ce livre est de montrer que ce chemin est tout sauf rectiligne.
Pour cela, le livre a été divisé en quatre grands moments. La première partie est consacrée aux années 1908 à 1918. Durant cette période, marquée par la guerre, on retrouve un Adolf Hitler quelque peu solitaire et isolé, vivant parfois, en marge de la société, et très loin, intellectuellement, de ce que ce sera son idéologie, malgré ce qu’il affirme dans Mein Kampf.
La deuxième partie est la plus longue de l’ouvrage : c’est le cœur de la réflexion de l’historienne. Entre 1919 et 1920, Hitler se détermine progressivement politiquement et idéologiquement. C’est vers le national socialisme qu’il se tourne, notamment en adhérant au DAP. Il se retrouve influencé par de multiples auteurs, dont Gottfried Feder ou Dietrich Eckart. Dans cette deuxième partie, Hitler développe ses talents d’orateur, à défaut de ses talents d’écrivain, et il est remarqué pour cela. Cette deuxième partie de l’ouvrage nous plonge de manière extrêmement directe dans l’univers culturel allemand de cette époque, puisque nous sont retranscrits des discours, des affiches, des extraits de livre. Parmi ceux qui retiennent l’attention, un discours tenu par Adolf Hitler, à Münich en 1920, et intitulé « pourquoi sommes-nous antisémite ? ».
La troisième et la quatrième partie sont consacrées aux relations tumultueuses entre Adolf Hitler et une des personnes qui l’a le plus influencé, même si son nom apparaît très peu dans Mein Kampf, Dietrich Eckart. Nous sommes alors dans le double contexte de formation du NSDAP, dont Adolf Hitler va prendre la tête, et dans la tentative de coup d’Etat de 1923. Avant, même son séjour en prison, Anne Quinchon-Caudal explique comment Adolf Hitler est devenu beaucoup plus mature dans la manière de penser son idéologie et de la transmettre à ceux qui l’écoutent. À l’aube de l’écriture de Mein Kampf, l’égocentrisme et la paranoïa, chères à de nombreux dictateurs, se développent et se concrétisent : progressivement, Dietrich Eckart, le mentor, est écarté à la fois du pouvoir, mais aussi du cercle restreint autour du futur Führer. Adolf Hitler doit incarner seul le changement promis par l’idéologie nazie.
Ce livre se conclut par une annexe saisissante : Anne Quinchon-Caudal a choisi de retranscrire un texte qu’elle considère comme fondamental dans la compréhension de la construction intellectuelle et idéologique d’Adolf Hitler. Ce texte est une œuvre de Dietrich Eckart : Le bolchevisme de Moïse à Lénine. Une conversation entre Adolf Hitler et moi. À l’instar de ce qui a été fait dans la publication de Mein Kampf, Historiciser le mal, l’autrice choisit de publier, de manière intégrale, ce texte, très connu dans les milieux antisémites de l’époque, et de le commenter, paragraphe par paragraphe, pour en saisir toutes les dimensions intellectuelle, historique, culturelle, et économique. Au-delà du malaise provoqué à la lecture d’un texte ouvertement antisémite, nous avons ici tout ce qui fait et doit faire le travail scientifique de l’historien.
Pour terminer ce compte rendu, nous ne pouvons que conseiller la lecture de cet ouvrage au plus grand nombre. À travers un travail rigoureux d’historien, un déchiffrage aussi précis que possible des sources de première main, un texte qui mêle à la fois précision scientifique et clarté d’explications, Anne Quinchon-Caudal réussit à nous faire pénétrer dans l’univers idéologique dans lequel a baigné Adolf Hitler. Ainsi, il est encore une fois démontré à quel point l’idéologie nazie, et le système politique qu’elle a engendré, ne sont pas l’œuvre d’un illuminé ou d’un fou, comme on peut malheureusement encore parfois l’entendre. Cette idéologie s’inscrit dans un système de pensée qui la précède, qui la nourrit, qu’elle a transcendé dans un extrémisme sans nul autre pareil, mais toujours dans une logique rationnelle et réfléchie. Une des grandes forces de ce livre est bien évidemment la retranscription des sources de cette idéologie, la retranscription des grands textes et des grands discours qui ont marqué les étapes vers la publication de Mein Kampf. Une lecture tout simplement édifiante.
Présentation de l’ouvrage sur le site de l’éditeur
Dans Mein Kampf, l’autobiographie qu’il rédigea en 1924-1925, Hitler donne de lui-même l’image d’un parfait autodidacte à la vision du monde totalement constituée. Pourtant, le trentenaire qui entra en politique au sortir de la Première Guerre mondiale n’avait pas d’opinions bien arrêtées, ni même de fortes convictions antisémites.
S’appuyant sur les premiers textes d’Hitler, traduits ici pour certains pour la première fois, Anne Quinchon-Caudal retrace les années de formation de ce soldat qui trouva à partir de 1919 une seconde famille auprès du Parti allemand des travailleurs. Celui-ci entretenait des relations plus ou moins étroites avec une nébuleuse d’idéologues nationalistes et racistes, qui entendaient défendre les intérêts du peuple allemand « authentique » contre une multitude d’ennemis, supposés vouloir la mort de la germanité.
C’est ce milieu qui donna à Hitler les éléments de langage de sa propagande, des mots qui entrèrent en résonnance avec la situation d’une large frange de la population. Une population appauvrie par la guerre et révoltée par ses conséquences, que le politicien harangua toujours plus radicalement lors des meetings du Parti national-socialiste. Mais c’est surtout dans ce milieu qu’Hitler rencontra celui qui allait devenir son maître à penser : l’écrivain antisémite Dietrich Eckart.
Anne Quinchon-Caudal propose dans ce livre une histoire des idées hitlériennes et de leur évolution, de la fin de la Grande Guerre à l’échec du putsch de la Brasserie en 1923.
« Ce travail montre Hitler en fils, et non en accident, de notre modernité. »
Nicolas Patin, préfacier
Présentation de l’auteur sur le site de l’éditeur
Anne Quinchon-Caudal est germaniste, maîtresse de conférences à l’Université Paris Dauphine, et chercheuse associée au laboratoire Identités, Cultures, Territoires de l’Université Paris Cité.