A voir l’ouvrage entre les mains, on pourrait croire à une simple expédition d’aventuriers sans le sou partis faire fortune vers un Eldorado lointain. L’historiographie américaine n’aurait plus qu’a récupérer cette odyssée pour vanter les valeurs cardinales de la jeune nation en devenir : courage, intrépidité, recherche scientifique bénie par le Tout-Puissant. C’est vrai, il y a un peu de tout ceci dans l’ouvrage présenté par Daniel Royot, professeur émérite de littérature et civilisation américaines à la Sorbonne. Auteur de nombreux ouvrages, il compte parmi les plus grands spécialistes français des Indiens d’Amérique du Nord et Vera Guenova, journaliste et traductrice, elle a réalisé de nombreux reportages sur les ethnies.
Nous sommes au début du XIXe siècle. Les révolutions américaines puis françaises ont bouleversé l’ordre établi. La jeune nation américaine se cherche mais souhaite tout autant explorer que défendre son territoire et sa frontière. C’est vrai, on a peine à l’imagier de nos jours. Mais le territoire actuel des États-Unis d’Amérique est, à l’époque, morcelé en trois parties. Le Nord est sous domination britannique ; le Sud-Ouest est possession de la couronne d’Espagne. La France de Bonaparte détient toujours depuis Louis XIV la Louisiane avec le fleuve stratégique qu’est le Mississippi. Thomas Jefferson, le troisième président américain veut, grâce à une expédition officielle, imposer la domination de Washington sur ces contrées lointaines. De 1804 à 1806, Meriwether Lewis est missionné par le gouvernement américain. Avec William Clark, ils sont accompagnés d’une trentaine d’hommes et explorent les territoires de l’ouest du Mississippi jusqu’à l’océan Pacifique : un immense espace vierge, une terra incognita. Ces représentants de la « civilisation » sont confrontés à une nature hostile et à des « premiers Américains » pleins de curiosité ou de défiance, avec lesquels les contacts sont souvent difficiles. Mais l’un des atouts de Lewis et Clark, c’est la présence de Sacagawea, une adolescente indienne originaire des Rocheuses, réduite en esclavage par les chasseurs de bisons des Grandes Plaines puis cédée au maquignon canadien Toussaint Charbonneau. Sa connaissance de plusieurs langues locales lui permet de jouer un rôle d’interprète de premier plan. S’installe progressivement, entre elle et les deux explorateurs, des relations ambiguës, faites d’estime et de sollicitude, qui transparaissent dans leurs récits de voyage et dont témoigne l’affection qu’ils ne cessèrent de porter à son très jeune fils.
THE LAST FRONTIER
Albert Galltin, secrétaire au Trésor d’origine suisse, a fait carrière au Congrès avant d’entrée au service de Jefferson en 1801. Grâce à lui, le budget de la nation est équilibré et l’achat de la Louisiane (1803) à la France conduit à ne pas augmenter les impôts. C’est lui qui va contribuer à organiser le financement de l’expédition qui explorera et jalonnera cet immense territoire. C’est lui-même qui déterminera les superficies à découvrir. Autre homme proche de Jefferson depuis plusieurs décennies, James Madison, chargé des Affaires étrangères, jouera un rôle important dans cette affaire. Comme les jeunes États en construction (Russie tsariste), la jeune république américaine est préoccupée par ses frontières. Au Nord, les Anglais, au Sud et à l’Ouest, l’Espagne. La Louisiane, fraîchement acquise, comporte une forte population indienne qui entretient des relations avec celle du «Canada» et de la Nouvelle-Espagne déterminées par des relations ancestrales et nullement tributaires des lignes, toutes théoriques, de séparation territoriales imposées par les « visages pâles ». C’est Jefferson qui organise l’expédition. Il désigne Meriwether Lewis, un jeune capitaine dont il a fait son secrétaire particulier dès son accession à la présidence. Les instructions, très méticuleuses, sont transcrites dans un ordre de mission datant de juin 1803. Le but : découvrir les bassins des fleuves en remontant le Missouri jusqu’aux montagnes Rocheuses pour redescendre vers « l’océan de l’ouest » (le Pacifique). Les objectifs sont multiformes : géographiques, historiques, politiques, économiques, scientifiques, biologiques et anthropologiques. Lewis reçoit aussi autorisation du ministre de la Guerre l’autorisation de recruter une douzaine d’engagés volontaires, en plus des civils destinés à diverses tâches (marinier, interprète, chasseurs, forgeron). Jefferson fournit aussi le détail des éléments topographiques à relever sur le Missouri. Le président n’a aucune idée des lieux malgré le nombre important de cartes qu’il détient à son domaine de Monticello. Même chose pour le fleuve Oregon ou Columbia dont on sait de façon plus sûre qu’il coule sur un plateau jusqu’à son embouchure du Pacifique. Pourquoi cet intérêt pour les fleuves ? Ce sont tout simplement les seuls moyens nécessaires, à l’époque, au transport des matériels et des provisions sur de longue distance. Ce sont aussi des voies stratégiques pour pénétrer des territoires encore sauvages où aucune puissance européennes ne s’est encore installée. Mais Jefferson n’omet pas de mentionner l’intérêt géopolitique de l’entreprise ; nul n’écarte à Washington l’hypothèse d’une invasion de l’Ouest américain par une flottille anglaise, ou celle d’une incursion espagnole au sud du Mississippi par la rivière Arkansas. La guerre de 1812 entre les États-Unis d’Amérique et le royaume d’Angleterre s’achève en 1815 avec la victoire américaine à la bataille de la Nouvelle-Orléans et le traité de Gand qui la précède. Sous les ordres du général Andrew Jackson, une armée hétéroclite de trappeurs, boucaniers et de renégats a raison des troupes britanniques qui avaient incendié auparavant la maison présidentielle et le Capitole de Washington. L’incendie avait également détruit toutes les archives des affaires indiennes. Lewis est également investi d’une mission diplomatique, il devra rencontrer les chefs des nations indiennes afin de gagner leur confiance. La question historique de leur identité est donc clairement posée, dans la mesure où ils sont considérés comme étrangers sur le territoire américain. Le président américain estime aussi, avec une froide lucidité, que la disparition de Lewis entraînerait la perte de précieux renseignements. Il prescrit dans ce cas le retour anticipé de l’expédition à Saint-Louis. L’accès au Pacifique demeure une option, dépendant de la voie navigable depuis les Rocheuses. Si tel était le cas, cela permettrait d’améliorer considérablement les relations commerciales et de s’affranchir de la voie maritime du Cap Horn. Preuve du sérieux de l’affaire, Jefferson calcule au plus près la rémunération des membres du Corps des éventuelles découvertes en monnaie et en terres, selon une procédure qui devra recevoir l’assentiment du Congrès.
UN HOMME DE CONFIANCE
On ne confie pas un expédition de cette importance à de simples personnages. Jefferson s’appuie sur un homme de confiance issu du même milieu que lui. Lewis, en 1804, à 29 ans. Il est né dans une famille voisine et amie de celle de Jefferson, dans le canton d’Albemarle, à proximité de Chalottesville, en Virginie. La famille de Lewis gravite et travaille sans doute pour des planteurs qui dominent économiquement cet État. Après une enfance où il est chargé de s’occuper de ses quatre frères et sœurs puis au terme de ses études, il entre dans l’armée et parcourt le territoire américain au-delà des Appalaches. Doté d’une solide culture prodiguée par l’observation de la nature et de ses relevés scientifiques, c’est tout naturellement que Jefferson lui confie cette expédition de haute tenue. Enfin, pour préserver le secret des communications, le président a également élaboré un code crypté assurant la confidentialité des échanges. De son côté, Lewis contacte un ami de longue date, William Clark en juillet 1803 pour lui conter cet histoire extraordinaire. Il lui demande d’être partie prenante pour cette aventure. Le rêve de l’Ouest et de repousser toujours un plus loin les limites du territoire est le plus fort. Cette complicité fonctionne à merveille. Pour préparer l’expédition, les hommes se rejoignent à Pittsburgh où ils prennent livraison d’un bateau à quille de 17 mètres et d’armes. Début septembre, le navire quitte le mouillage avec une dizaine d’hommes, charpentier, forgeron, armurier, chasseur. En novembre, le groupe se dirige vers Cairo, sur le Mississippi qu’il remontera jusqu’à l’embouchure du Missouri, point de départ de l’aventure.
Le corps expéditionnaire comptait 33 membres au départ de Camp Dubois, situé aujourd’hui à côté de Hartford, dans l’Illinois. Il se mit en route le 14 mai 1804 et rejoint Lewis à Saint-Charles dans le Missouri le 20 mai. L’expédition continua son chemin en passant par le site de la future Kansas City et d’Omaha, traversa les Montagnes Rocheuses puis descendit la Clearwater, la Snake, et la Columbia. Elle passa par les chutes de Celilo et l’emplacement de Portland. Elle atteint l’océan Pacifique en décembre 1805. L’expédition décida de passer l’hiver sur la rive sud de la Columbia et construisit le Fort Clatsop dans l’Oregon. Les explorateurs se mirent en route le 23 mars 1806 pour le voyage retour. L’expédition remonta la Columbia au prix d’efforts importants. Elle fut harcelée par les Indiens Chinook. Un mois après leur départ, les hommes décidèrent d’abandonner l’idée de remonter le fleuve à l’aide de canots et préférèrent aller à cheval. Ils passèrent le mois de mai chez les Nez-Percés à Camp Choppunish. Incapables de traverser les monts Bitterroot enneigés, ils retournèrent chercher l’aide d’un guide chez les Nez-Percés. Le 30 juin, l’expédition se scinda en deux groupes : Lewis accompagné de 9 hommes explorèrent la Marias River vers le nord, alors que Clark et les autres se dirigèrent vers le sud en suivant la rivière Yellowstone. Le 26 juillet, Lewis rencontra les indiens Blackfeet. Le 11 août, lors d’une partie de chasse, Lewis fut blessé à la cuisse. Les deux groupes se retrouvèrent pour descendre le Missouri. le 17 août l’expédition retourne au confluent de la Knife River et du Missouri sur l’actuel site historique national de Knife River Indian Village. Ils arrivèrent le 23 septembre 1806 à Saint-Louis où ils furent accueillis par des centaines de personnes. Le bilan est très positif. La connaissance de l’Ouest nord-américain a été décuplée par les nombreux relevés topographiques de Lewis ; presque 200 plantes et une centaine d’espèces animales alors inconnues ont été répertoriées ; une cinquantaine de tribus indiennes furent identifiées. Mais le plus important pour Jefferson était de s’assurer de la sécurité des frontières de L’État. Et, partant de ce postulat, d’ouvrir la route de l’Ouest à des fins de colonisation. D’où le rêve devenu mythique de la « last frontier », la dernière frontière, si chère aux Américains, où tout est possible.
La figure de Sacagawea a connu une longue éclipse avant d’acquérir le statut d’héroïne grâce au livre de Grace Raymond Hebard Juillet, 1861 – Octobre 1936. Suffragette, elle tira de l’oubli la figure de Sacagawea pour la cause féministe. publié en 1933 Sacagawea : l’auteur y affirme que Femme-Oiseau a vécu jusqu’à la fin du XIXè siècle dans la réserve de Wind River, au Wyoming. Mais les historiens sont unanimes pour rejeter cette thèse. Sacagawea est aujourd’hui le personnage le plus représenté sur les monuments aux États-Unis. Au cours du XXe siècle, elle a été l’icône des campagnes en faveur du vote des femmes. Plus récemment, en 1999, une pièce d’un dollar a été frappée à son effigie. En 2007, le Congrès a approuvé la frappe d’une pièce portant des tribus indiennes côté pile, son effigie côté face. La rivière à laquelle Lewis et Clark ont donné son nom le porte toujours, ainsi qu’un pic des Rocheuses qu’on voit depuis la ville de Salmon. Un lac, un astéroïde et plusieurs navires de l’US Navy portent son nom. Aujourd’hui, des milliers de touristes s’aventure sur les traces du Corps de la découverte jusqu’au Pacifique. Les centres d’information et de recherches sur Sacagawea figurent sur le parcours de l’expédition. Des spécialistes de l’environnement ont entrepris de restaurer la prairie telle qu’elle était avant le mouvement vers l’Ouest : ils replantent la flore et réinsèrent des espèces de la faune pour enseigner aux générations présentes et à venir la diversité de la nature de jadis.
Ce livre est digne d’un grand western. On ne compte plus les tractations avec la cinquantaine de tribus indiennes recensées par l’expédition ; les maladies ; les obstacles et les conditions météorologiques auxquelles ont dû faire face les 33 membres de l’expédition. Cependant, il faut une bonne dose d’imagination à l’historien. La rareté des documents est criante. Les sources sont essentiellement constituées de journaux de l’expédition et de quelques rares observations qui constituent des témoignages de première main, notamment sur la figure de Sacagawea. On ne sait pratiquement rien d’elle, hormis le fait qu’elle était issue de la tribu des Agai-dika, qu’elle fut capturée par une tribu rivale, les Hidatsas. Si l’expédition a été un réel succès, c’est aussi le courage d’une femme et de son enfant, né durant l’expédition, qui fait l’admiration des touristes d’aujourd’hui et qui permet, justement, de souligner la grandeur de cette aventure humaine hors du commun.
Bertrand Lamon