« On peut tout dire avec un regard », disait Stendhal.

« J’ai vu de Manet quelque chose de nouveau, de moyenne dimension, de fini, de caressé, un changement enfin. Que ce gaillard- là a du talent ! » Édouard Degas.

Ce petit ouvrage richement illustré est complémentaire du catalogue de l’exposition MANET / DEGAS dont le compte-rendu sera sur la Cliothèque. Il explore, à travers 40 chefs-d’œuvre choisis et 11 thématiques, les visions personnelles de deux artistes d’exception.  Si nombre de sujets sont communs aux deux artistes, chacun a su livrer une interprétation toute personnelle, qui a révolutionné la peinture de leur époque.

Stéphane Guégan, conseiller scientifique pour l’exposition et Isolde Pludermacher, conservatrice générale de peinture au d’Orsay ont choisi de confronter les regards de deux artistes.

C’est moi que je peins

Les tableaux sont le fruit d’une vision, d’un regard porté par un artiste qui appose sa signature. L’autoportrait ou les portraits tiennent une place particulière, témoins de la modernité de l’art parisien des années 1860-1880, le regard étant le sujet principal. 

Degas s’est peint une quinzaine de fois alors que Manet s’intègre dans des compositions de groupe ou il laisse ce soin à d’autres pour se représenter seul. Les références aux anciens dont Velázquez sont évidentes comme les images décorant les portraits,  celui de Zola entouré d’indices d’une culture commune japonisante.

Droit dans les yeux

Il s’agit de multiplier les représentations des siens. Degas s’essaie plus facilement que Manet à l’exercice. Pourtant le portrait du père malade puis de sa mère veuve excellent dans le genre. Leur réalisme étonne au Salon de 1861. Les yeux expressifs parlent au spectateur alors que Manet reste sous l’emprise de sa découverte des peintres espagnols. Exposée au Salon de 1865, L’Olympia emprunte la composition de la Vénus d’Urbino du Titien découverte à Florence.

Les deux infinis

Les sujets et surtout les cadrages originaux adoptés révèlent la réflexion de la création. Manet cherche à saisir l’immédiateté. Certaines parties de ses œuvres semblent inachevées, regards de l’artiste sur la nouvelle pratique touristique, la saisie de l’immédiateté observée. Ce dernier entend rajeunir le genre codifié des marines en plein essor dans les années 1850-1860, au gré de ses envies ou de ses ennuis lors de vacances à la mer.

La modernisation de la société, provoquée par le train, la photographie permet le renouvellement de l’iconographie. Degas s’inspire largement de son aîné pour décrire sans angélisme, les nouvelles pratiques sociales.

Intrusions

Des sujets moins légers sont traités par les deux peintres par opposition au conservatisme et les sujets conventionnels retenus au Salons. (L’Antique de Cabanel, l’Orientalisme de Delacroix…).  L’Olympia dénonce l’hypocrisie des représentations des mœurs et la prostitution s’étale au grand jour. Manet et surtout Degas cherchent l’éthique de la vérité.

Degas va plus loin : Intérieur ou le Viol, expose un mélodrame intime où le corset à terre dit tout. L’artiste parle de peinture de genre, du plus mauvais genre.

Regards clandestins et l’œil en mouvement

Représenter les corps et le plaisir constitue une étape supplémentaire. Exhiber les dessous, dans Nana va au-delà de l’acceptable. Le déshabillé libertin surpasse le nu alors que son protecteur l’observe, représenté coupé de profil.

Degas se plait dans les années 1877-1880 à peindre des maisons closes où le corps féminin difforme et pileux s’exhibe sans retenue. Le milieu bien-pensant des intellectuels accusent les artistes de dégrader l’image de la femme.

Regards perdus, l’œil de Dieu

Les courses de chevaux, par leur modernité et la représentation de la vitesse ont beaucoup occupé Manet et Degas. Baudelaire insiste pour exprimer l’accélération du temps : des tableaux panoramiques exposant deux temporalités, une foule statique et des concurrents en cavalcade en s’inspirant des artistes anglais.

Il en va de même pour l’exploration visuel des mobilités sociales, entre les cafés et les lieux de convivialités…en témoignent La Prune de Manet et Dans un café de Degas, toiles si souvent mises en parallèle.

A contrario, Manet donne à voir l’intime aux regards perdus. Madame Manet ne sera jamais exposée de son vivant, rebaptisée, Au piano, lors d’un hommage post-mortem.

Ici, selon l’usage des œuvres du XVIIe hollandais, il s’agit d’un dialogue du sujet représenté et de l’artiste amoureux. D’ailleurs le mari jaloux ne supportait pas qu’on peigne sa femme. Selon le marchand d’art Ambroise Vollard, le tableau offert par Degas où figure Mme Manet, a été tronqué par Manet, ce qui occasionne une brouille entre les deux amis.

L’œil dans lequel je vois Dieu, c’est l’œil dans lequel Dieu me voit. Mon œil et l’œil de Dieu sont un seul et même œil, une seule et même vision, une seule et même connaissance, un seul et même amour. Hegel en 1824.

La peinture  des années 1860 s’est appropriée la dimension du sacré.

Rebaptisé, L’homme mort, la toile de Manet, libérée du pittoresque de la corrida, atteint une dimension christique. Le toréador est-il mort ou vivant ? Au spectateur d’imaginer la suite… la modernité comprend un degré  d’incertitude qui nous empêche de comprendre ce que nous voyons, de voir dans l’œil de Dieu.

Regards croisés d’Isolde Pludermacher

Après les essais aux sujets liés à l’altérité, à l’artiste regardeur regardé, Isolde Pludermacher contextualise les tableaux évoqués ci-dessus.

Ce recueil de commentaires croisés enchantera les spécialistes de l’histoire de l’art. Manet et Degas intéressent tous les publics par leur choix des sujets évoquant la modernité et leur appartenance ou non au courant célèbre des impressionnistes. Pourtant, un lecteur averti ou un simple curieux gagnerait surement à parcourir cet ouvrage qui montre les innovations insoupçonnées de ces artistes hors norme, des révolutionnaires de la pensée artistique de leurs temps.