Les éditions Brepols publient les actes d’un colloque, organisé par Jacques Verger et Olga Weijers, dans la très belle collection, déjà riche de titres « Studia Artistarum ». Ce colloque, tenu à Paris en septembre 2012, réunissait des historiens spécialistes des institutions universitaires, tels John Baldwin ou Nathalie Gorochov, et des techniques d’enseignement, tels Gilbert Dahan ou Marta Borgo, mais aussi des historiens de la philosophie, tels Ruedi Imbach ou Luca Bianchi, portait sur les débuts de l’enseignement universitaire parisien.
La publication d’un tel recueil est importante pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire intellectuelle ou culturelle du Moyen Âge. En effet, les premières années de l’université de Paris, créée en 1200 par Philippe Auguste, sont encore mal connues. Longtemps les historiens se sont surtout intéressés à la deuxième moitié du XIIIe siècle période durant laquelle ont enseigné les maîtres les plus prestigieux, Albert le Grand, Bonaventure et Thomas d’Aquin. Or, depuis quelques années, les recherches sur les débuts de l’université se multiplient. Ce recueil participe à cet approfondissement des connaissances sur cette période décisive de l’institution universitaire parisienne.

L’université : une institution.

Jacques Verger, dans son chapitre « Que sait-on des institutions universitaires parisiennes avant 1245 » (p. 27-47), définit l’université comme une « institution ». Il retient quatre caractéristiques : elle est créée par autorité (législative, réglementaire, coutumière) qui en organise les pratiques ; elle possède un caractère impératif, fondé sur un serment d’obéissance aux statuts et aux officiers ; elle possède un caractère collectif ; elle est organisée pour être stable et durable, voire permanente.
L’université parisienne possède une double dimension à la fois ecclésiastique et politique, protégée, sinon fondée, à la fois par le pape et par le roi de France. Le privilegium regale de 1200 et les statuts rédigés par Robert de Courçon en 1215 montrent la volonté de faire des différentes écoles existantes à Paris une institution bien organisée, autonome et originale en accordant à ses membres un statut particulier, en reconnaissant la spécificité du travail intellectuel et en lui donnant la mission de former les cadres de l’Église. Le roi accorde aux scholares la liberté et des privilèges spéciaux. Les autorités ecclésiastiques, sensibles aux risques d’enseignements hétérodoxes, encadrent les disciplines enseignées. Si le roi semble se tenir éloigné de l’institution universitaire, la papauté cherche à la subordonner dans un contexte d’affirmation du pouvoir romain. Les universitaires réaffirment sans cesse leur volonté d’autonomie. Les interdictions successives de lire les œuvres d’Aristote ne sont pas respectées. Lieu d’oppositions et enjeu de pouvoir, l’institution universitaire connait une évolution qui n’est ni régulière ni linéaire.

L’université : une communauté.

Jacques Verger définit l’université comme une communauté (p. 31). La distinction existant entre maîtres et étudiants est complexe alors qu’elle est le fondement même du système institutionnel parisien. La papauté voit dans la communauté universitaire une « multitude » composée de tous les maîtres et étudiants présents à Paris dont elle est seule garante de son existence et qu’elle peut contrôler. Or, l’université de Paris est organisée comme une « université de maîtres » (p. 37). Ceux-ci se pensent comme une communauté jurée, existant par elle-même et susceptible de se doter de ses statuts.
Jacques Verger souligne que cette communauté est divisée entre maîtres et étudiants, maîtres régents et maîtres régents artiens et théologiens, est génératrice de tensions. Cette organisation hiérarchisée est source de tensions.
Nathalie Gorochov, dans son étude du milieu universitaire dans la première moitié du XIIIe siècle (p. 49-61), rappelle que maîtres et étudiants viennent de tout l’Occident. Certains sont des fils de bourgeois, d’autres sont des fils de vilains. Ces étudiants se regroupent en nations. Outre les étudiants français sont particulièrement nombreux les Italiens et les Anglais. Les Italiens fréquentent les écoles parisiennes dès le XIIe siècle. Ils ont probablement appuyé la transformation des écoles en institution universitaire, sur le modèle de l’université de Bologne, la première université créée, entre 1189 et 1205. Les Anglais sont également présents dans les écoles parisiennes depuis le XIIe siècle et ont probablement encouragé cette mutation.
La carrière de l’universitaire est longue et suit un modèle interactif. Nathalie Gorochov précise que seuls les fils des familles les plus aisées parviennent à la maîtrise ès arts.

L’enseignement de la Faculté des arts.

La Faculté des arts dispense l’enseignement des arts libéraux dont l’apprentissage est nécessaire avant d’entamer des études de théologie ou de droit.
Anne Grondeux, dans son étude de l’enseignement du trivium à la Faculté des arts, souligne que les méthodes d’enseignement se mettent lentement en place. Le trivium est constitué de la grammaire, de la rhétorique et de la dialectique. Anne Grondeux rappelle l’importance de la grammaire et de la lecture des œuvres des deux Priscien majeur et mineur. Sten Ebbesen, dans son étude des textes de logique (p. 77-87) rappelle l’importance de l’enseignement de la logique qui devient un véritable outil d’analyse. Charles Vulliez, dans sa présentation de Pons le Provençal (p. 351-358), livre le portrait d’un rhéteur.
Christopher Lucken, dans son étude de la Biblionomia de Richard de Fournival (p. 89-125), présente un remarquable exemple de cartographie du savoir à la disposition des clercs au milieu du XIIIe siècle. Richard tente de réunir dans sa bibliothèque la totalité du savoir reconnu : ouvrages de grammaire, de logique, de rhétorique… Chaque section comprend des œuvres de l’Antiquité, grecque et latine, mais aussi des productions médiévales arabes et latines. S’il manque de grands « classiques », cette bibliothèque témoigne de l’ouverture intellectuelle des maîtres.
Luca Bianchi, dans son chapitre « Couper, distinguer, compléter : trois stratégies de lecture d’Aristote à la Faculté des arts » (p. 133-152), montre, que la découverte des œuvres d’Aristote et de ses commentateurs est un phénomène complexe, multiforme, qui bouleverse méthode d’enseignements et contenus disciplinaires. Conscients à la fois de l’intérêt conceptuel de ces œuvres mais aussi des nouvelles difficultés qu’elles introduisent, les maîtres mettent trois stratégies herméneutiques. Luca Bianchi présente la méthode de Roger Bacon utilisée lors de son étude du problème de l’éternité du monde dans ses commentaires de la Physique et de la Métaphysique. D’abord, Bacon pose le problème différemment d’Aristote : le monde ne peut être que créé comme l’enseigne la Genèse. Puis il n’hésite pas à effacer les arguments contraires à la foi : Aristote aurait traité le problème en logicien sans avoir réellement énoncé que le monde est éternel. Enfin, Bacon n’hésite à transforme les concepts aristotéliciens, à sélectionne les thèmes et les arguments et à les interpréter à la lumière de sources non aristotéliciennes. Il se montre innovant en complétant Aristote et non en le distinguant systématiquement. Silvia Donati, dans son étude des commentaires de la Physique et de la Métaphysique de Roger Bacon (p. 153-203), souligne combien ces œuvres ont été importantes dans l’histoire de la réception d’Aristote par les Latins.
Irene Zavaretto, dans son chapitre « Éthique et politique à la Faculté des arts dans la première moitié du XIIIe siècle », rappelle que la classification des sciences produites par les maîtres ès-arts de la première moitié du XIIIe siècle propose la division classique de la philosophie en éthique, politique et économique. Mais seule l’éthique est statutairement une discipline à enseigner. À l’exception de Robert Kilwardby, les maîtres ne saisissent pas la dimension politique de l’éthique. Ils limitent l’éthique au problème de l’agir moral, c’est-à-dire à la pratique des vertus, et à sa finalité, c’est-à-dire l’obtention du bonheur. Cette lecture est due à une connaissance limitée de l’Éthique dont seuls les trois premiers livres ont été traduits en latin. Aussi, s’il existe une réflexion politique avant le XIIIe siècle, elle n’existe pas dans l’enseignement artien du début du XIIIe siècle. Il faut attendre la traduction complète de l’Éthique. Cette traduction entraînera des bouleversements majeurs.
Graziella Frederici Vescovini, dans son étude de la transformation des arts du quadrivium dans l’enseignement des Facultés des arts au commencement du XIIIe siècle (p. 359-372), montre la réorganisation du quadrivium sous l’impulsion des maîtres. Le quadrivium est, depuis Boèce, traditionnellement constitué de l’arithmétique, de la géométrie, de la musique et de l’astronomie. L’entrée des œuvres d’Aristote et de ses commentateurs bouleverse à la fois le statut des disciplines enseignées et leur structure. D’abord, les maîtres réélaborent une classification amplifiée correspondant à une épistémologie renouvelée : ils introduisent, par exemples, la physique, dont l’optique, et les nouvelles disciplines mathématiques, comme l’algèbre ou l’astronomie, élaborées par les savants arabes. De plus, ils accordent désormais aux disciplines enseignées le statut nouveau de sciences selon la définition qu’en donne Aristote. La Faculté des arts s’organise. Les maîtres vont bientôt revendiquer la reconnaissance institutionnelle de leur enseignement.
Anne-Zoé Rillon, dans son étude de la musique (p. 373-386), rappelle que l’enseignement de la musique conserve, en revanche, une place marginale.

L’enseignement de la faculté de théologie.

Gilbert Dahan, dans son étude de l’enseignement de l’Écriture (p. 255-273), rappelle que la base de l’enseignement est le commentaire biblique. La Faculté de théologie forme les théologiens et les prédicateurs dont l’Église a besoin. La Bible est le livre de base à commenter. Gilbert Dahan souligne l’évolution du commentaire sur la forme. La structure ternaire classique, divisio textus, expositio textus, quasetiones, n’est pas encore au point au début du XIIIe siècle. Si la structure ne se met que petit à petit au point, certains commentaires, tel celui d’Étienne Langton, s’attardent déjà sur chaque aspérité du texte commenté. Gilbert Dahan en conclue que la qualité de l’exégèse révèle la vitalité de la pensée et inversement.
Riccado Saccenti, dans son chapitre « Questions et Sentences » (p. 275-293), rappelle l’importance prise par l’œuvre de Pierre Lombard dans l’enseignement de la Faculté de théologie. Dans la première moitié du XIIIe siècle, cette œuvre, très structurée, est à la fois une source de questions et d’arguments mais aussi un sujet de discussions et de débats. Les Sentences s’imposent comme un classique. Marta Borgo, dans son étude des commentaires des Sentences de la première moitié du XIIIe siècle (p. 295-314), montre l’évolution de la structure des commentaires. Lentement, les maîtres passent d’un commentaire glosé à un commentaire structuré par des questions. Cette innovation formelle favorise l’insertion progressive de questions philosophiques et d’autorités nouvelles. L’évolution formelle des textes accompagne l’évolution des préoccupations intellectuelles des maîtres.
Ayelet Even-Ezra, dans étude de Gauthier de Château-Thierry, chancelier de l’université de 1246 à 1249 (p. 399-407), rappelle que l’obligation faite au maître de la Faculté de théologie est de prêcher. Les maîtres sont mis en rivalité. La prédication est l’occasion d’affirmer ses théories mais aussi son pouvoir au sein de l’institution.

L’enseignement de la faculté de droit.

L’enseignement du droit canonique est en plein essor dès la fin des années 1260. Ce développement s’inscrit au sein de ce qu’on a communément appelé la réforme grégorienne.
Anne Lefebvre-Teillard, dans son chapitre « Du décret aux décrétales : l’enseignement du droit canonique au sein de l’école parisienne (p. 319-328), montre que l’enseignement du droit se développe à partir de la lecture du Décret de Gratien.
Chris Coppens, dans son étude de l’introduction du droit romain à l’université de Paris (p. 329-347), montre, en revanche, les difficultés des maîtres à étudier et enseigner le droit romain. Celui-ci est alors considéré comme une menace pour l’Église et notamment pour l’enseignement de la théologie. Le pape Honorius III l’interdit formellement en 1219. Sa bulle Super Speculam, si elle interdit et empêche la création d’une Faculté de droit romain, confirme paradoxalement l’intégration du droit romain dans l’enseignement canoniste. Les étudiants se familiarisent avec ce droit sans pour autant en suivre des cours payants. De nombreux maîtres s’illustrent, Pierre Brito ou Réginald d’Orléans, entre autres, et permettent à l’université parisienne de permettre le renouveau de cet enseignement, avant même les universités italiennes.

L’enseignement de la faculté de médecine.

Laurence Moulinier-Brogi, dans sa présentation de la Faculté de médecine (p. 387-398), rappelle que cette Faculté, élaborée indépendamment de la Faculté des arts, a un développement un peu tardif. Elle ne daterait que de 1213. Sa création manifeste la volonté de transférer les savoirs vers Paris qui est renforce son rôle de capitale et devient un des plus grands centres intellectuels de l’Occident médiéval.

Cet ouvrage n’est pas une histoire synthétique des débuts de l’université de Paris. La densité, voire la complexité, des textes publiés peut décourager un lecteur non averti. Mais leur lecture est d’un intérêt réel. D’abord parce qu’ils montrent une université parisienne créatrice, complexe et multiple. La création de cette nouvelle institution a favorisé la mutation des disciplines toutes déjà enseignées mais dont l’insertion dans un nouveau cadre institutionnel impose des contraintes inédites et offre des possibilités de développement inconnues jusque-là. Les statuts n’imposent pas de carcan paralysant aux maîtres qui innovent tant sur le plan formel que théorique. Ensuite parce ces textes remettent en cause l’interprétation, désormais dépassée, d’une institution et de maîtres conservateurs dans la première moitié du XIIIe siècle. Cet ouvrage intéressera tous ceux qui s’intéressent à l’histoire intellectuelle et culturelle du Moyen Âge.

Jean-Marc Goglin