Je connaissais Eric Stalner pour son travail sur les guerres mondiales, avec Le Boche (2e guerre) puis La croix de Cazenac (1ère guerre). Le retrouver pour la période de la guerre de Cent ans ne pouvait qu’être un plaisir.
Dans La Grande peste, le trait est toujours aussi vif, dynamique, précis et suggestif à la fois, recréant à la fois une réalité et un monde imaginaire. Le mystère et la folie sont à nouveau bien présents dans l’œuvre, tandis que la dimension ésotérique y est plus prononcée encore que dans la Croix de Cazenac.
On notera ainsi une grande influence des ouvrages d’Alex Alice et de Xavier Dorison, Le Troisième Testament : même époque, même traversée du continent européen, même mélange d’éléments historiques et de fiction, même questionnements sur la nature de la religion, la sorcellerie et le fanatisme dans un contexte de guerre et de chaos. Il s’agit donc d’une histoire pour adultes, car il est facile de se perdre sans avoir quelques références religieuses et philosophiques claires.
Deux tomes structurés par la géographie
Cependant, et c’est l’une des premières bonnes surprises de La grande peste, Stalner a structuré le récit autour de pauses cartographiques et historiques permettant de passer du récit à l’histoire de manière très intéressante et pertinente.
En effet, comme la peste noire, le parcours des héros, qui traversent l’Europe d’abord séparément dans le tome 1 puis ensemble dans le tome 2, de 1347 à 1352. Il s’agit d’un jeune chevalier de l’ordre des Hospitaliers de Rhode, Baldus, et d’une jeune paysanne-sorcière du Dauphiné, Alixe. Tous deux se retrouvent confrontés à la folie comme instinct de survie face à la violence de ce qu’ils voient et vivent. Une folie personnelle pour Baldus, qui se retrouve « possédé », et collective pour Alixe, qui apprend à instrumentaliser la folie des autres en la comprenant. Les héros de la fiction n’ont rien à envier à ceux de l’histoire, puisqu’ils sont confrontés aux flagellants, aux pogromistes, ou aux danseurs maniaques dans le tome 1, dans une civilisation qui s’effondre dans le chaos provoqué par la maladie. Ce tome est sous le signe du 4e cavalier de l’Apocalypse, la mort, même s’il est représenté sur un cheval noir et non pâle dans l’ouvrage. On pense à Boccace et on s’immerge dans Bosch.
La peste et la guerre, indissociables dans le tome 2, avec le choix d’un temps rallongé
Le 2ème tome le voit rejoint par un autre des cavaliers, le 2e, celui de la guerre, celle étant mise à l’honneur étant la guerre de cent ans. Cette deuxième partie redonne une place à la politique. Après un tome 1 où sur les cartes ne figure aucun état, tous les territoires étant balayés par la vague de la peste, et les réactions collectives pour se sauver étant marquées par la folie, dans le tome 2 la raison et les intérêts retrouvent une place : le Pape lutte contre les déviances, la France et l’Angleterre font avancer leurs intérêts, les moines traitent les symptômes de la folie et jouent leur rôle de transmission de la mémoire, faisant le lien avec la peste de Justinien. La première carte montre une carte politique et religieuse de l’Europe et de l’Afrique du nord, avec les grandes forces en présence. A noter une petite faute de frappe, avec un « empire byzantin ottoman ». La 2e carte propose un retour dans le temps avec la peste de Justinien, la 3ème récapitule la présence de la Grande peste de 1347 à 1352, tandis que la 4e propose un saut dans le temps et un changement d’échelle et de paradigme, puisqu’il s’agit d’une double carte de France pendant la guerre de Cent ans jusqu’à la bataille de Castillon en 1453. Cette dernière carte est d’ailleurs assez surprenante car déconnectée du récit, sauf à comprendre qu’avec la fin de la guerre de cent ans le cavalier de la guerre, apparu avec celui de la mort, disparaît. Mais c’est un beau travail cartographique.
Une quête existentielle
Pour les héros, qui s’étaient rejoints à la fin du premier tome, le chemin suit celui du labyrinthe intérieur dans lequel Baldus est perdu, un labyrinthe mortel mais où la mort peut être affrontée. Vaincue ?
Un mot sur les couvertures, sur lesquelles Stalner a beaucoup travaillé, comme en témoigne le carnet de croquis à la fin du tome 1. Il a choisi de reprendre non l’une des planches de l’histoire, mais de s’inscrire dans la tradition, postérieure à la peste, des vanités. On retrouve donc sur le tome 1 le crane, le miroir, le sablier, la bougie en train de se consumer, le papillon, le lierre et le vieux livre pour l’illusion du savoir. De plus, l’image du labyrinthe, l’épée brisé et le miroir se rapportent directement à la fiction racontée. Enfin les rats montrent le cadre temporel de l’histoire. Cette couverture inscrit donc la fiction dans un cadre religieux, philosophique et temporel revendiqué dont l ‘évolution sur la couverture du tome 2 est intéressante : les mêmes éléments sont présents : le sablier, le crâne, l’épée brisée, les vieux livres…Mais le miroir est brisé, la bougie éteinte, le drame aboutit…sauf que le lierre et d’autres plantes et fleurs dominent, et le papillon, au lieu d’être mort, s’est multiplié : chez Stalner, l’horreur n’a de sens que dans la vie, et c’est ce qui en fait un grand artiste.