« La conception même d’histoire maritime me paraît sujette à caution » écrivait Alain Cabantous, en 1995, dans Les Citoyens du large. Les identités maritimes en France (XVIIe-XIXe siècles). Perçu de la terre, l’espace océanique offre aux yeux des continentaux une unité apparente. Pour la plupart des observateurs, la mer représente un facteur constitutif d’une personnalité collective caractérisant les peuples des rivages. Pour Alain Cabantous, si quelques domaines précis comme la stratégie militaire ou les techniques navales peuvent bénéficier du qualificatif « maritime », parce qu’ils touchent intrinsèquement à la Marine, il est dangereux de parler d’histoire économique, sociale, culturelle maritime. Ce serait couper l’histoire des sociétés littorales de celle du reste du royaume, sous prétexte que l’influence de la mer induirait une unité spécifique. Si l’originalité existe bel et bien, elle doit être insérée dans un réseau qui dépasse largement la seule histoire maritime. « Il s’agit donc, dans ce travail, d’inscrire la mer et les productions matérielles et intellectuelles qu’elle suscite dans l’environnement chronologique et géographique d’un territoire, la France ou, plus précisément encore, de prendre en compte la nature des relations que ses institutions et ses habitants entretiennent avec les espaces marins » soulignent, en introduction (p.9), les trois directeurs de cet ouvrage.
C’est dans cet esprit que 14 universitaires historiens et géographes spécialistes de ces questions, sous la houlette d’Alain Cabantous (Paris I), André Lespagnol (Rennes II) et Françoise Péron (Université de Bretagne Sud) ont travaillé. Ces trois auteurs sont des pionniers dans le renouvellement historiographique de ce champ d’étude. Une étape décisive fut franchie avec leurs travaux (notamment thèses de doctorat) qui ont ouvert la voie, dans les années 70-80, à une histoire économique, sociale et culturelle des sociétés littorales. En décryptant minutieusement, depuis trente ans, leur fonctionnement, leurs relations avec le reste du pays, leurs représentations, ils ont fait surgir, au-delà des mythologies et des poncifs, la part de réalité de groupes marginalisés, par le pouvoir d’abord, par l’historiographie ensuite.
Les Français, la terre et la mer (XIIIe-XXe siècle) fait la synthèse de toutes ces années de recherches universitaires, montrant à cette occasion que l’histoire ne saurait être que comparative, discursive, quantitative et pluridisciplinaire. L’ouvrage couvre, en 19 chapitres complétés de deux glossaires, d’un index des lieux, d’une série de cartes très claires, de graphes de reproductions couleur, le temps long, du XIIIe au XXe siècle mais renonce à une étude strictement chronologique pour mieux faire ressortir les marqueurs de la relation de la France à la mer. « Cet ouvrage de synthèse, tout en respectant la liberté de chaque auteur, revendique un certain nombre de partis pris assumés – par exemple celui de n’évoquer que brièvement les opérations militaires navales et la colonisation – ou imposés par l’état actuel de la recherche. Tel quel, il voudrait tenter de montrer aussi comment l’aspiration maritime de notre pays s’est concrétisée solidement au cours de ce très long temps et quelle fut l’importance essentielle de la mer dans le développement de la France » (p. 11).
Chaque auteur propose une analyse érudite de son champ d’étude. Certains chapitres sont certes plus accessibles aux non-spécialistes que d’autres mais les démonstrations a priori les plus ardues sont présentées avec une clarté lumineuse. C’est le cas notamment des pages économiques qu’on lit avec plaisir et de la présentation limpide de la comptabilité à partie double par Jacques Bottin.
Après une étude sur les différentes formes de la conquête des littoraux (militaire, juridique et administrative), J. Paviot et G. Romero dressent un bilan de 7 siècles d’expéditions armées ou non (croisades, explorations et voyages) en privilégiant des exemples moins connus comme l’expédition en Australie de Nicolas Baudin et en insistant sur les grandes ruptures chronologiques (de la politique strictement commerciale des XVIe-XVIIe siècles aux velléités, en apparence, plus scientifiques et philosophiques du XVIIIe). Il évoque également les moyens de ces conquêtes (navigation, types de navires …).
J. Hocquet, médiéviste spécialiste des ressources de la mer, propose une étude extrêmement minutieuse tant du point de vue chronologique que géographique des différents types de pêche et du commerce du sel. Le travail, pointu, est enrichi d’un glossaire et d’une série de graphes et de cartes particulièrement clairs qui illustrent et enrichissent le propos.
La tache de J. Bottin, G. Buti et A. Lespagnol n’était pas aisée. Mais ils réussissent en trois chapitres très denses à présenter la mer dans tous ses aspects économiques. Les flux maritimes et les trafics commerciaux qui se développent, dès le XIIIe siècle, sont analysés à toutes les échelles. Ils insistent sur la mise en place de dynamiques complexes entre régions littorales et foyers portuaires en exploitant des exemples précis (notamment ceux de Lyon et Rouen), en faisant le point de l’historiographie anglo-saxonne et allemande. A noter : une place non négligeable est accordée à la traite négrière dans la continuité des travaux récents de O. Petré-Grenouilleau.
Le développement du commerce entraîne le développement de moyens (matériels, humains, instruments juridiques, structures commerciales). Le chapitre 6 réunit les conclusions de recherches jusqu’alors dispersées. En cela, il constitue un outil de travail unique.
Les acteurs sociaux aussi bien individuels que collectifs (ports, places) sont scrutés donnant lieu à l’élaboration de définitions précises comme celle des négociants à partir de portraits malouins, rouennais ou marseillais.
Alain Cabantous, dans les chapitres 8 et 9, étudie « les identités littorales ». Il reprend, de façon synthétique, les conclusions de ses travaux antérieurs, en utilisant un large champ de sources (théologiques, littéraires, politiques, iconographiques …). Cette étude est complétée par le regard de l’historien d’art P. Descamps qui propose une approche de la représentation de l’univers maritime. Il évoque « l’artialisation picturale de la mer » depuis l’idéalisme classique incarné par Claude Gellée dit Le Lorrain au pittoresque du XVIIIe, en passant par la popularisation du genre dit de la Marine par F. Vernet. Le mérite de ce chapitre est de proposer, au regard de chacune des études iconographiques, la reproduction couleur des tableaux (27 au total).
C’est vers 1820-30 qu’un nouveau rapport à la mer se fait jour et c’est cette césure qui est présentée à partir du chapitre 11. Les usages ludiques et touristiques des littoraux entraînent une évolution de sa mise en valeur. Mutations économiques, acteurs maritimes, résistances sont, du XIXe jusque vers 1950, analysés par G. Buti et G. Le Bouëdec. Le relais est enfin pris par les géographes qui soulignent l’inversion actuelle du rapport terre/mer. Les Français sont portés vers cette étendue océanique floue (l’océan des navigateurs en solitaire) et la mer proche (la plage, la côte). On assiste à un véritable retournement, dans les années 1950, de la mer vers la terre. Le paradoxe demeure : cette proximité plus grande se fait au détriment de l’économie de la mer à proprement parler. Les modes d’appropriation sont complexes. Le meilleur exemple (pour n’en prendre qu’un parmi tant d’autres décryptés) est la notion de patrimoine maritime culturel : fêtes, musées malmènent les identités au moment même où les Français n’ont jamais été aussi concernés par les littoraux « davantage d’ailleurs à travers une vision idéelle qu’à travers une vision fonctionnelle et pragmatique » (p. 752). La mer, au XXe siècle, est théâtralisée. Les « icônes du maritime » (le phare, les héros) cachent la réalité de ce monde et participent d’une réinvention culturelle du littoral. Les pages de F. Péron sur ces questions sont passionnantes et facilement exploitables. Celles sur l’économie maritime actuelle, non moins intéressantes, permettent d’actualiser et de nuancer des analyses trop souvent véhiculées par la presse.
Grâce à un travail de fond original et nuancé, Alain Cabantous, André Lespagnol, Françoise Péron et leur équipe de chercheurs chevronnés font la lumière sur l’image brouillée et contradictoire des Français et de la mer et rappellent que nous sommes les héritiers d’un passé tout à la fois terrestre et maritime. On peut regretter la présentation peu commode des notes et des références bibliographiques au fil du texte avec un report, parfois confus, en fin d’ouvrage. Il s’agit certainement de contraintes éditoriales auxquelles les auteurs ont cherché à remédier par la mise en ligne, en septembre 2005, d’une bibliographie très complète sur le site http://crhm.univ-paris1.fr.
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