Recueil d’histoire de l’armement issu d’un colloque.
C’est le chantier encore émergeant de l’histoire de la recherche et de la production dans le domaine de l’armement qu’explore ce volume. Les processus d’innovation, les relations entre états et firmes et entre savants et militaires, la spécificité des cultures professionnelles de ce monde clos constituent autant d’axes d’étude enrichis par des comparaisons avec le monde anglo-saxon.

A la confluence de l’histoire des techniques et de l’industrie et de l’histoire militaire, cet ouvrage collectif, issu des actes d’un colloque organisé en 2001 sous le patronage du département d’Histoire de la DGA, explore les modalités du développement de la recherche, de l’innovation et de la production dans le domaine de l’armement. Précédées par une synthèse prospective sous la plume de Dominique Pestre, quatre séquences thématiques majeures rassemblent vingt communications dues à un panel de chercheurs en histoire des techniques, de spécialistes en économie et gestion et d’ingénieurs de l’armement. Français ou étrangers, enseignants, anciens militaires ou chercheurs en entreprise, tous possèdent, à des titres divers, une solide expertise en matière d’histoire de l’armement.

L’amplitude chronologique annoncée par le titre est un peu en trompe l’œil, la plupart des articles concentrant leur intérêt sur le XXème siècle, en se focalisant largement sur le demi-siècle qui suit 1945 (8 sur 20). Cela se justifie d’ailleurs très logiquement par la problématique même du sujet, qui met l’accent sur les processus complexes cristallisant la logique du progrès dans l’armement : scientifisation de la technique, industrialisation des fabrications et élaboration des systèmes d’innovation.

Intitulée “ Science, technique et armement dans l’histoire ”, la première partie réunit cinq études. Après un rappel succinct sur l’action de Gribeauval, cet ensemble met l’accent sur les caractéristiques de la recherche-développement en matière militaire, en s’appuyant notamment sur une approche comparatiste d’un grand intérêt entre français et anglo-saxons. L’incapacité française à traduire en pratique la théorie probabiliste du contrôle de qualité contraste ainsi avec la démarche appliquée des laboratoires Bell. De même, les efforts des marines française et britannique de l’entre-deux-guerres pour mettre au point de systèmes de conduite de tir s’appuyant sur des gyrocompas fiables, passent par des procédures d’innovation aux logiques divergentes. Enfin, exemple de la mobilisation des savants au service de l’effort de guerre, une mise au point limpide souligne la fertilité des travaux de balistique menés par le physicien Paul Langevin, père méconnu de la première soufflerie à grande vitesse en 1918.

“ Armes nouvelles et guerre froide : l’armement depuis 1945 ”. Cette seconde thématique invite à questionner les modes de conduite de l’innovation au sein des structures du pouvoir (l‘état anticipant parfois les choix à venir des politiques !). Les relations contractuelles entre complexe militaro-industriel et recherche universitaire aux Etats-Unis sont ainsi exposées à travers le cas de la physique. Le même article contient une éclairante ébauche sur la naissance des think tanks (dont la fameuse RanD Corporation). Une présentation du concept de “ système technopolitique ” souligne les spécificités américaine, soviétique et française dans le développement du nucléaire et de l’informatique. Les procédures françaises sont abordées, plus brièvement mais fort précisément, à travers l’exemple du développement des missiles stratégiques et le rôle de la mission Atome.

Regroupé sous la rubrique “ Produire les armes, entre états et entreprises ”, un troisième ensemble polarise la réflexion sur l’industrie de l’armement et ses modes de production. Développement et politique commerciale des firmes, méthodes de rationalisation (interchangeabilité et taylorisme), questionnement sur l’impact de la recherche militaire et de la production d’armement sur l’économie civile sont ainsi passés en revue. Une comparaison franco-américaine des modes de restructuration de l’industrie d’armement dans la décennie 1990 souligne combien le recours aux logiques du marché comme palliatif aux contraintes de rigueur budgétaire débouche sur des phénomènes de privatisation de la défense qui font régresser le contrôle des états au profit de firmes émancipées et renforcées.

Moins homogène, la dernière séquence, intitulée “ Les hommes de l’armement ”, propose trois études de cas diversifiées. La première explore de façon très approfondie les topoï littéraires et journalistiques de la légende noire des marchands de canons durant l’entre-deux-guerres. Plus concis, les deux autres présentent des aperçus clairs et incisifs, d’une part sur le recrutement et le rôle des savants et techniciens allemands dans la remise à niveau technologique de l’industrie française de l’armement dans les années 1945-1950, et d’autre part sur la culture ouvrière spécifique du monde des arsenaux et son extinction lors de la crise structurelle qui a accouché de l’entreprise GIAT, en imposant à cet univers recomposé les normes organisationnelles et productives communes au monde industriel.

Divers et dense, mais rigoureux et fertile, ce corpus propose un panorama d’une riche amplitude sur des chantiers historiques émergents et novateurs (qu’on se réfère à la belle thèse de Frédéric Naulet sur la naissance de l’artillerie française). De ce vaste et stimulant tour d’horizon, on peut retenir notamment, outre de précises mises au point d’histoire contemporaine qui invitent à réviser certaines idées reçues trop simplistes, l’intérêt du paradigme du monde de l’armement comme modèle de réflexion sur les processus de scientifisation de la technique et la diffusion des systèmes d’innovation, ainsi que sur les relations entre états et firmes d’armement. Pour conclure d’un sourire, l’opposition récurrente qui semble se dégager des contrastes entre une culture française de l’innovation basée sur le rationalisation théorique et un empirisme pratique à l’anglo-saxonne, donne aussi à réfléchir sur l’irréductibilité des tempéraments nationaux !

Guillaume Lévêque © Clionautes.