Avec sa formation de gendarme, on aurait pu craindre que Yann Galera livrerait un ouvrage hagiographique sur l’évolution de son arme pendant le XXe siècle. Seulement, l’auteur n’est pas que militaire, il est aussi historien de formation et a d’ailleurs travaillé au département Gendarmerie du Service Historique de la Défense. Il a d’ailleurs écrit quelques articles sur le sujet et surtout un ouvrage sur Les gendarmes de la Belle Epoque au miroir du Petit Journal, publié en 2005 à La Documentation Française.
Ici, Yann Galera s’attarde sur les représentations du gendarme dans la société française contemporaine. De Courteline à Saint-Tropez, de Guignol à Corinne Touzet, on saisit combien le sujet, d’anecdotique qu’il peut sembler, devient rapidement essentiel à la compréhension de l’évolution de notre société dans son rapport à l’autorité. Le plan choisi par l’auteur prend clairement le régime de Vichy comme rupture chronologique. Le propos se construit donc en trois parties, la première dressant un tableau de l’image la gendarmerie à la veille de la Grande Guerre, la deuxième présentant l’évolution de cette image pendant la Guerre et l’Entre Deux Guerres, et la troisième analysant les conséquences de la rupture vichyste.
Dans un long prologue de quelques 60 pages, Yann Galera revient donc sur l’image de son arme d’origine avant 1914. Sa démonstration d’une image de gendarme comme catharsis d’une société face à l’autorité est particulièrement convaincante : le défoulement d’un Guignol s’acharnant sur le gendarme ou d’un jeu de chamboule-tout « atteste puissamment de l’intériorisation du devoir par plusieurs générations de Français ». L’image caricaturale d’un Pandore obéissant est mise en avant dans Les Deux Gendarmes de Gustave Nadaud, que Napoléon III félicite pour avoir « glorifié la première qualité du soldat français (…) : obéir ». Les traits ridicules s’accumulent à l’encontre de ces représentants de l’ordre : rustiques « issus de la France profonde », virilement alcoolique, olfactivement repoussants (à retenir la charmante allusion à Corbin par ce sous-titre « Le miasme et le bicorne »),… L’obéissance du gendarme, ce bras agissant du pouvoir en place, repose alors autant sur la visibilité de l’uniforme, des moustaches et du bicorne que sur l’action, au point que Kandinsky intitule en 1911 une de ses toiles sur laquelle il ne représente que « deux tâches bleues » Impression IV (gendarme).
Le deuxième chapitre, considéré par l’auteur comme première partie, commence avec la Grande Guerre. Il y a là une première césure entre le gendarme et la population. Les brigades sont en effet souvent perçues par les poilus comme des réserves d’embusqués, pas toujours à juste titre d’ailleurs, puisque la gendarmerie fut aussi présente sur les lignes de front. Cette image d’embusqué a pour corollaire celle de « cocu », la virilité se mesurant alors à l’aune de la présence au combat. L’auteur considère que « l’embusqué est le miroir inversé du guerrier ». La sensation parasitaire n’est pas très éloignée et on la perçoit aisément chez Barbusse, Céline ou Cendrars. De leur côté, les gendarmes partagent un sentiment d’ingratitude malgré les services rendus en temps de guerre, mais leur relative absence au combat ne leur permet pas de se solidariser totalement avec les anciens combattants. La construction d’une identité combattante pour cette arme passe donc par l’apologie de faits héroïques individuels. Dans la foulée de l’érection de monuments aux morts à travers le pays, la gendarmerie souhaite à son tour se construire un lieu de mémoire, à Versailles puisque les autres villes furent écartées. Davantage qu’à sa participation au combat, c’est à la mission première de l’arme que rend hommage le monument : la vénération de la Loi. Si l’Entre Deux Guerres perpétue l’image caricaturale de Pandore, d’importantes nuances arrivent, en particulier par le biais de Pagnol et de Duvivier. Le gendarme y gagne en respect, en sympathie et en bonhommie. L’écart entre une gendarmerie, moquée plus que haïe et de plus en plus perçue comme étant au service de la population, et une police, très largement « salie » par son image de corruption et d’accointance avec le milieu, s’accroît.
Dans sa dernière partie, l’auteur voit dans la seconde moitié du siècle « la fin du mythe » de Pandore. L’attachement de la gendarmerie au pouvoir en place et sa culture de l’obéissance absolue, font d’elle un soutien de premier choix pour le Régime de Vichy. La censure édulcore l’image écornée de Pandore et « l’image cinématographique du gendarme gagne (…) autant en notoriété qu’en respectabilité ». Cependant, le S.T.O. marque un tournant dans l’histoire de cette image. La gendarmerie incarne dès lors la pente répressive de Vichy et la population s’en éloigne. Dans les rafles, la gendarmerie joue un rôle essentiel, ce qui illustre la responsabilité de l’Etat. Certes, dans leurs opérations de maintien de l’ordre, les gendarmes se trouvent souvent confrontés aux collaborationnistes qui les qualifient de « ruminants contemplatifs ». Cependant, la gendarmerie entretient des rapports ambigus avec la Résistance. Ainsi, alors que les résistants semblent vouloir « ménager » les gendarmes, ceux-ci se révèlent peu efficace dans la lutte contre les maquisards. La « haine antimilicienne » explique en partie le relatif succès de l’appel du Front National de la Police-Gendarmerie à se mettre au service des armées de Libération. Un « trompe-l’œil résistantialiste » s’installe alors, jusqu’à l’affaire du képi dans Nuit et brouillard en 1955-1956. Le képi d’un gardien du camp de Pithiviers étant celui d’un gendarme, la censure exige que l’image soit tronquée. Resnais décide alors de faire apparaître la décision de la censure en recouvrant le képi d’une barre noire. Dès lors, de nombreux films font allusion au passé collaborateur de la gendarmerie. Ils participent au retour d’une image moqueuse du gendarme, comme les chansons de Brassens, voire réprobatrice, comme on la retrouve dans Le Déserteur de Vian. La série des Gendarmes de Saint-Tropez est utile pour redorer le blason d’une arme désormais en proie aux doutes. Le premier film est pourtant l’objet d’une attaque de la part de gendarmes qui souhaitent son interdiction. Cette série permet par ailleurs d’ouvrir la voie à une nouvelle image, moins moquée et davantage professionnalisée. Si le dossier de la prévention routière semble réservé aux militaires, les affaires criminelles sont en revanche l’objet de concurrence permanente entre policiers et gendarmes. Certes, la gendarmerie souffre encore, de son image rejoignant parfois celle du beauf, de ses doutes internes (quel respect après l’affaire des paillottes), de drames réels (Almeria et Ouvéa ont marqué durablement l’arme). Cependant, elle bénéficie d’une image désormais professionnalisée et plutôt sympathique, avec le G.I.GN., le S.I.R.P.A. ou une série comme Une femme d’Honneur.
Le livre de Yann Galera est remarquable : les historiens ont parfois, à tort le plus souvent, la fâcheuse réputation de ne pas savoir écrire. Ce n’est pas le cas ici, le style est alerte, vivant et précis. Pour autant, la qualité historique n’en souffre nullement : les idées sont claires, sans aucune autocensure apparente, et les analyses pertinentes. En somme, il s’agit là d’un vrai livre d’histoire au sujet riche et plaisant et au sérieux indubitable.
© Les Clionautes