Colloque à propos des laïcs dans les villes au XIIe siècle
Au XIIe siècle, s’épanouit une vigoureuse Renaissance fondée à la fois sur l’affirmation d’une vie intellectuelle brillante dans les écoles urbaines, et un essor économique, commercial et démographique, qui attire dans les villes des populations entreprenantes et désireuses de se libérer des contraintes anciennes à l’ombre des abbayes et cathédrales. C’est le moment où la monarchie capétienne étend son influence et renforce son administration dans le bassin parisien, en s’appuyant sur de nouveaux administrateurs au service exclusif du roi et de ses ambitions.
L’association « Rencontre médiévales européennes », qui tint son premier colloque en 2000, organise depuis tous les ans des journées d’études organisées sur des thèmes traités de façon pluridisciplinaire par des spécialistes internationaux. Leur fruit est ensuite publié dans la collection « Rencontre médiévales européennes » par les éditions Brepols. Le thème choisi pour les huitièmes rencontres portait sur les laïcs dans les villes du Nord au XIIe siècle et a donné lieu à une journée organisée à l’Institut de France à Paris le vendredi 10 novembre 2007, à laquelle dix auteurs d’horizons divers, dont quelques signatures prestigieuses, ont contribué.

L’aire d’étude des contributions à ce colloque recouvre l’espace des provinces ecclésiastiques de Reims et de Sens, avec une incursion comparative dans le diocèse de Liège. Si l’essor économique et démographique, comme le développement du rôle des foires et villes comme carrefours commerciaux forment la toile de fond du contenu de ce colloque, ils ne font pas l’objet d’étude spécifique de la part des participants. L’essor précoce du mouvement communal et les tentatives d’émancipations durement négociées avec les détenteurs antérieurs du pouvoir, seigneurs laïcs ou ecclésiastiques et rois, est évoqué tout particulièrement dans l’étude consacrée par Patrick Demouy à la ville de Reims, dont l’archevêque était le principal seigneur. Il s’appuyait sur un grande variété d’agents locaux, petite aristocratie avec lesquels la nouvelle structure communale animée par des citadins riches et puissants entra en concurrence.

Le propos initial de ce colloque était de réveiller le souvenir des cadres de vie, des modes de pensée, de l’organisation sociale des laïcs urbains souvent mal connus, sinon par des sources d’origines ecclésiastiques, qui s’intéressent assez peu au demeurant à ces catégories laborieuses jusque là éloignées du pouvoir.

La communication d’Alain Erlande-Brandenburg étudie l’architecture de la cathédrale de Sens, première cathédrale gothique dont les travaux ont débuté dans les années 1130. Il signale la place plus importante accordée aux laïcs dans le sanctuaire au sein d’une nef élargie et agrandie, tandis que le chapitre cathédral occupe le choeur dans des stalles de bois au plus près de l’autel majeur du sanctuaire.

Plusieurs évocations des transformations de l’urbanisme à Sens (Lydwine Saulnier-Pernuit), Reims (P. Demouy), Paris (Françoise Gasparri) et même Melun (P. L’Hermite-Leclercq) notamment, rendent compte de l’élargissement de l’espace urbain au delà des murailles héritées du IVe siècle, du développement des faubourgs et de créations de paroisses nouvelles (confrérie des 13 paroisses de Sens), de sanctuaires nouveaux, de nouveaux lieux d’échanges (marchés démultipliés car les pouvoirs seigneuriaux sont en rivalité, notamment à Sens), et de quartiers qui se spécialisent (le Palais royal s’étoffe dans l’île de la Cité à Paris et y attire les serviteurs du roi, le quartier des écoles s’organise à l’ombre de la cathédrale et des abbayes Sainte-Geneviève et Saint-Victor sur la rive gauche, tandis que les marchands et artisans occupent la rive droite près de la principale artère de circulation Nord-Sud menant au Palais).

La question de la formation intellectuelle des élites urbaines est abordée par plusieurs intervenants, en particulier J. Verger, P. Riché et F. Gasparri. Des laïcs fréquentent des écoles urbaines, cathédrales, collégiales (comme Saint-Victor par exemple) mais aussi des écoles ouvertes par des maîtres indépendants renommés et rémunérés par leurs étudiants. L’Eglise met en place un système souple de contrôle, la licentia docendi (licence d’enseignement), mais se limite surtout à surveiller l’orthodoxie des enseignements délivrés. Rares sont ceux, comme Abélard ou encore Gilbert de la Porée, qui furent inquiétés à ce titre.

La révolution des méthodes d’enseignement, passant de la lectio respectueuse à la quaestio et à la disputatio, utilisant pour faire progresser la connaissance le recours à la logique, de la philosophie et de l’argumentation, reflète un nouvel état d’esprit marqué par une certaine sécularisation qui se répand dans les villes et ouvre la voie aux étudiants à des carrières nouvelles dans le droit au service des souverains et des puissants, dans des chancelleries dont les activités s’étoffent du fait de la diffusion croissante de l’écrit dans la société laïque. Après 1150, on assiste à une inflation d’actes privés dont l’authenticité est attestée par les chancelleries des évêques, des collégiales urbaines puis des puissants, où travaillent des clercs formés à des méthodes de plus en plus « standardisées », probablement enseignées dans des écoles spécialisées, avant que le notariat ne se développe à partir du XIIIe siècle. La grande difficulté à laquelle se heurtent toutes les enquêtes, c’est la rareté de sources portant sur de telles écoles professionnelles à cette époque.

La diffusion de l’enseignement dans les villes permet l’émergence d’une culture dans le monde des laïcs. L’essor commercial ne pouvait aller sans le développement d’un enseignement pratique, par exemple en droit comme c’était déjà le cas en Italie à cette époque. Pierre Riché montre que rares sont les laïcs qui sont considérés comme des lettrés (litterati) par les clercs, car ce terme désigne ceux qui maîtrisent la grammaire latine, encore que certains princes le soient comme l’ « emperess » Mathilde et son époux Geoffroy IV le Bel comte d’Anjou, et leurs descendants Plantagenêts. Parmi les illitterati ( » illettrés » au sens des gens d’Eglise au Moyen Age), se rencontrent des personnes disposant d’un bagage culturel, lisant en langue vernaculaire des traductions de textes sacrés, mais aussi des romans ou des oeuvres littéraires profanes (Chrétien de Troyes auprès de la cour de Marie de Champagne). Certains laïcs épris de retour à une Eglise pauvre et réellement évangélique comme Pierre Valdo, habitant de Lyon, connaissent des traductions de textes du Nouveau Testament et s’essayent à la prédication, mais les informations sur la culture des citadins demeurent très limitées.

L’attitude de l’Eglise face aux transformations du monde laïque est marqué par le contexte de la réforme grégorienne et une posture défensive face à des contestations de son pouvoir temporel émanant tant des rois que des communes urbaines, qui se construisent contre les détenteurs anciens de l’autorité dans les villes (relevé surtout par P. Demouy pour Reims, et Lydwine Saulnier-Pernuit pour Sens).

L’évêque anglais de Chartres Jean de Salisbury ne fournit pas une vision très claire des bouleversements sociaux qui affectent le monde laïque (communication de Christophe Grellard). A la vision féodale de la tripartition de la société, il préfère opposer une sacralisation de toute la société. Les clercs au sommet sont les médiateurs avec la divinité, dont les souverains reçoivent le devoir de régir les hommes sur terre, assistés par des représentants qui, par leur serment, deviennent à leur tour sacrés du fait de leur fonction et du devoir qu’ils s’assignent de faire régner la paix et la justice sur terre. Le reste de la société, le populus, regroupant les paysans et artisans, dont le théologien donne une image plutôt positive, est encadré étroitement par les clercs, représentants de l’Eglise enseignante détenant le monopole de la parole et de la prédication dont les laïcs sont soigneusement exclus, comme l’étude des statuts synodaux (législation épiscopale diocésaine) du début du XIIIe siècle le rappelle fermement (communication du P. Jean Longère).

Ces crispations n’empêchent pas les laïcs de s’investir plus activement dans les oeuvres religieuses par le biais des confréries, que l’Eglise veut limiter à la charité et à l’entraide, mais aussi par des aspirations à une vie plus authentiquement chrétienne. Ainsi, certains s’essayent même à la prédication (Pierre Valdo de Lyon reçoit de l’archevêque Geoffroy de Morigny l’autorisation exceptionnelle de prêcher, mais son successeur à Lyon Jean aux Belles Mains n’est pas aussi compréhensif en 1184) ou à l’exhortation à la conversion personnelle, ouvrant la voie aux futurs ordres mendiants au début du XIIIe siècle, lesquels feront d’ailleurs des villes leur terre de mission de prédilection.

Enfin, l’article de P. L’Hermite-Leclercq évoque un recueil rédigé en 1136 par un moine de l’abbaye de Saint-Pierre de Melun recensant les miracles attribué à saint Liesne, obscur confesseur dont une église de Melun porte le vocable et dont le nom est cité pour la première fois dans le martyrologe de Wandelbert de Prüm (IXe siècle) mais dont l’auteur même du recueil de miracles avoue ne rien savoir de plus, tout comme les habitants de Melun. Ce recueil est un reflet de la culture populaire qui donne aussi des renseignements sur l’organisation de la ville et sur un certain patriotisme urbain, car il évoque le souvenir d’un temps lointain où Melun aurait été évêché, signe d’une prétention locale à rivaliser avec d’autres villes voisines importantes du domaine royal, Paris mais aussi Sens…

Alain Saint-Denis présente les conclusions de cette journée en une vaste synthèse montrant les zones d’avancée des connaissances et les zones d’ombre, souvent imputables à l’absence de sources.

Ceux qui souhaiteraient trouver une présentation de la composition sociale ou des activités économiques et commerciales des groupes de laïcs urbains pourront être sans doute déçus par cette lecture, car ces aspects, déjà abordés par ailleurs dans des monographies régionales antérieures, ne sont traités et évoqués dans ce colloque qu’incidemment, du fait que beaucoup de communications touchent plutôt à la relation des citadins aux pouvoirs établis, royaux, seigneuriaux ou ecclésiastiques, ou à l’image que les élites peuvent avoir d’eux. La représentation des laïcs urbains dégagée par ce recueil est, comme souvent en histoire médiévale, une image en creux, qui révèle davantage le point de vue de ceux qui possèdent le pouvoir de l’écrit, les clercs notamment, qui peinent à individualiser ces nouvelles populations citadines dans un groupe aux besoins spécifiques. Dans cette perspective, ce colloque a pu ouvrir des perspectives utiles. Ces rencontres sont aussi l’occasion de remettre en question les interprétations du des XVIIIe et XIXe siècle notamment à propos de la signification du mouvement communal ou des progrès de l’autorité royale. En définitive, les actes de ce colloque rendent bien compte des progrès d’une nouvelle mentalité plus séculière, qui pénètre les allées du pouvoir et transforme, malgré les crispations grégoriennes et féodales, la représentation du monde et de la cité.

Noëlle Cherrier-Lévêque – © Clionautes