C’est à Howard S. Becker, monument de la sociologie contemporaine, qu’a été dédié le colloque L’héritage interactionniste en sociologie du travail, qui s’est tenu en octobre 2011 à Lausanne.

Howard S. Becker (1928 – ) est l’un des principaux animateurs de la « deuxième Ecole de Chicago ». Disciple de Everett C. Hughes, il a promu l’interactionnisme, y compris dans le domaine de la sociologie du travail. Jusque là, un métier était vu comme un « faisceau de tâches » alors que la sociologie interactionniste adopte une vision globale « incluant le travailleur, ses pairs, sa hiérarchie mais aussi son « public », clients, donneurs d’ordre, bénéficiaires de la prestation de service dans un « théâtre social du travail » (social drama of work) généralisé. » (p. 7) En adoptant cette approche globale, Becker a mis à jour ceux qu’ils appellent les Outsiders (1963), c’est à dire les déviants – entendre par là les musiciens de jazz et les fumeurs de marijuana – et a décrypté le fonctionnement des mondes de l’art (Les mondes de l’art, 1982).

L’ouvrage est ordonné en deux parties, rassemblant toutes deux, des études de cas très concrètes même si une montée en généralités et une réflexion méthodologique sont davantage présentes dans la seconde partie.

Le théâtre social du travail et les mondes de l’art

L’histoire du dopage dans le cyclisme permet de comprendre comment un acte banal est devenu criminel, à partir de l’affaire Festina (1998) surtout. Se doper « à l’insu de son plein gré » est rendu possible par le fait que « la déviance est une expérience subjective dépendant du rapport à la norme du déviant comme de l’entrepreneur de morale. » (p. 24)
Le cas des DRH dans les secteurs de l’horlogerie et de la banque en Suisse, spécialistes des interactions au sein des organisations, montre que nombreux parmi eux s’identifient au rôle du patron mais vivent très mal l’organisation des licenciements qui leur incombent, d’autant plus quand ils sont issus d’un milieu ouvrier (cf. Ressources humaines, 1999.). Le détachement du corps médical vis à vis de leurs patients est lu comme une manière de se protéger d’une situation anxiogène.

Les mondes de l’art sont représentés ici par des textes consacrés au métier de tatoueur ainsi qu’au cas des musiciens d’entertainment avant qu’un dernier article propose des pistes pour étudier autrement les mondes de l’art : suivre le destin d’une œuvre d’art, par exemple. Dans tous les cas, le fait de créer n’est pas vu comme une démarche individuelle mais « comme un travail collectif soumis à des principes classiques de division et de coordination du travail, faisant l’objet de coopérations, de tensions et de conflits au même titre que les autres activités professionnelles organisées. » (p. 101) Howard S. Becker estime d’ailleurs dans son article que l’étude des conflits entre les différents acteurs du monde de l’art nous en apprend beaucoup sur son organisation.

L’héritage interactionniste, méthode et théorie

Anne-Marie Arborio réfléchit sur les limites des entretiens biographiques et propose de les croiser avec des sources historiques afin de les contextualiser. Michaël Meyer reprend les enseignements qu’il avait présentés dans l’ouvrage Le précis de photographie à l’usage des sociologues. PUR, 2013 à partir d’une étude sur Police secours. En revanche, les considérations sur les problèmes de traduction des écrits de H. S. Becker auront sans doute un intérêt pour qui envisage de traduire des textes de la sociologie interactionniste en français et allemand. A défaut, ce texte demeure assez rebutant.

L’article de Jean-Michel Chapoulie revient sur les raisons du succès de la sociologie interactionniste en France dans un contexte post-soixante-huitard. Il trace pour cela une histoire de la sociologie française et montre qu’avant cette date, les sociologues avaient une démarche très quantitativiste. Il faut attendre les programmes de recherche financés dans le cadre des politiques publiques socialistes pour qu’une démarche ethnographique soit généralisée. Désormais, tout domaine peut être potentiellement étudié. Le long et difficile article de Pierre-Michel Menger qui clôture l’ouvrage rappelle que mener une enquête sociologique ou ethnographique n’est pas une mince affaire. Plus les interactions sont nombreuses et plus il est difficile de monter en généralités et de répondre à ces questions : « Comment fait-on des choses ensemble ? Comment s’y prend-on pour aboutir à un résultat ? » (p. 236)

Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes