L’Attente est une fiction réalisée à partir des témoignages de la mère de l’auteur et de deux autres personnes rencontrées en 2018. Tous ont en commun d’être originaires de Corée du Nord, d’avoir pu fuir au sud pendant la guerre, mais d’avoir de la famille proche qui n’a pas réussi à partir. L’Attente, c’est celle de les retrouver, de pouvoir leur parler. L’Histoire collective qui percute l’histoire individuelle, la mémoire, le témoignage et la mélancolie emplissent le livre. Comme le dit l’auteur en postface, « La génération qui a vécu la guerre est décédée ou sur le point de s’éteindre. La mémoire et tout un pan de l’histoire de la Corée est en train de disparaître avec eux. La nouvelle génération s’intéresse peu ou pas à la réunification des deux Corées Pour elle, la guerre fait partie d’un passé désormais très lointain. Les gens rejettent la douleur des familles séparées, qui leur paraît trop évidente… Si je n’évoque pas cette tragédie maintenant, il sera trop tard…Il ne s’agit pas uniquement de relater l’histoire de la Corée, mais également d’aborder un sujet universel. »
Ce roman graphique est structuré sur des allers-retours dans le temps, le présent, le passé de la guerre et la reconstruction au sud qui est aussi la construction de l’attente. Si tout le roman est dessiné en noir et blanc, à l’encre de Chine, les différentes époques sont clairement identifiables car les dates sont indiquées. Keum Suk Gendry Kim tient son lecteur par la main, de manière à la fois très didactique et très poétique, ce qui permet d’apprendre et de s’émouvoir avec elle.
L’œuvre est divisé en 10 chapitres centrés sur une mère et sa fille, adoptant une forme pseudo-autobiographique de l’auteur et sa mère, toutes narratrices. Les titres des chapitres sont indiqués en Français et en Coréen, rappelant délicate le lien de l’auteur, coréenne, avec la France, où elle vit avec son époux français : elle a elle-même traduit son œuvre en Français avec son mari.
Le premier chapitre, dans le présent, est raconté du point de vue de la fille, qui raconte son choix de quitter la ville où habite sa mère, et de la sensation d’abandon qui en découle. Le deuxième montre le point de vue de la mère sur cette même période, avec les difficultés de la vieillesse, la communication avec sa fille, mais aussi les discussions entre vieilles copines, dans lesquelles on évoque la jeunesse. L’une d’elles a été tirée au sort pour participer à une réunion de famille avec un membre de Corée du Nord. Elle exprime la peur des retrouvailles, de l’oubli, de la confusion. Et l’importance du choix des cadeaux.
Un enfant jouant avec un chien provoque le basculement de la mère dans le passé pour les cinq chapitres suivants. Le dessin nous emporte dans le temps, d’abord en 1937, dans le monde rural du Nord, nous faisant découvrir la vie quotidienne de paysans modestes. Puis en 1944, avec l’enrôlement de force de fils coréens par les Japonais et les risques d’enlèvement des filles, ce qui conduit au mariage arrangé avec un inconnu et le départ pour la ville. Ce chapitre, très didactique, évoque aussi la libération des Japonais, la montée en puissance de Kim Il Sung et l’occupation soviétique. La mère évoque aussi ses années de bonheur et ses maternités, avant d’être rattrapée par la guerre en 1950. S’ensuivent deux chapitres sur la fuite, à pied, vers le sud, sans rien emporter, comme des oies sauvages dont le motif est répété. Les séparations successives (en particulier avec le mari et le fils, perdus dans la foule), l’impossibilité de rester en contact avec ses proches, et l’arrivée, seule avec une fillette, dans un monde inconnu achèvent cette boucle temporelle.
Le retour dans le présent intervient au chapitre 8, avec le récit de la rencontre entre la vieille amie de la mère et sa sœur restée dans le nord. Par petites touches, en restant au plus près du personnage, l’auteur nous donne à comprendre la dictature du nord : surveillance des gardiens, cadeaux officiels obligatoires, faux cousin, difficultés à se parler dans l’émotion d’un temps si court.
Les deux derniers chapitres s’attachent aux relations familiales. La mère et la fille sont dans le présent, mais la fille demande le récit de sa mère, et le dessin donne à voir à la fois le présent et le passé raconté de la reconstruction familiale autour des absents. Dans le dernier chapitre, la fille raconte à son tour ses souvenirs marqués par la place des absents et ses répercussions dans la difficile construction de soi et de sa place dans la famille alors que née après la guerre et faisant partie des nouvelles générations souhaitant oublier. L’attente crée une barrière infranchissable avec les parents, et ce n’est que la mort de la mère qui peut lui permettre d’être réunie à sa famille perdue, à la fois dans le temps et dans l’espace.
Au-delà de l’histoire familiale, la place des femmes en Corée est aussi largement abordée, entre les traditions – « tu dois rester trois ans sourde muette et aveugle, pour la paix de la famille », dit la grand-mère à sa fille pour son mariage arrangé- le poids de l’histoire sur les femmes –prostitution japonaise / américaine- la question des études et de la place dans la famille par rapport aux frères, ou le rôle de la mère.
La question du rapport à l’étranger et du racisme effleure également, à propos des Japonais, des Soviétiques et des Américains, permettant une approche universaliste de ces questions.
Le récit est dense, passionnant historiquement et très émouvant, le trait à la fois expressif pour les personnages et poétique dans les paysages, maîtrisant la netteté et les floutés. Une très belle réussite. Pour un usage pédagogique, L’attente est pertinent en classe de 3e, bien sûr comme exemple pour la Guerre de Corée et sur le monde contemporain, mais aussi comme exercice de décentrement, pour rebondir sur la question des civils dans la guerre, sur l’évolution de la place des femmes et sur la société de consommation (la place de la télévision comme source d’information et reflet de la société par exemple). L’approche très didactique de l’auteur permet d’avoir les repères nécessaires à la compréhension des élèves.
Si l’on souhaite approfondir cette histoire de Corée, il est bon de rappeler que le précédent ouvrage de Keum Suk Gendry-Kim, Les mauvaises herbes, portait sur le témoignage de « femmes de réconfort » pendant l’occupation japonaise.