Comme annoncé en début d’ouvrage : « Le point de départ de cet ouvrage est un film documentaire de Michel Cymes et Cécile Tartakovsky, avec la collaboration d’Olivier Wieviorka, diffusé en juin 2020 sur France 2, intitulé Des médecins dans la Résistance, produit par la société 17 Juin Media en association avec Pulsations et France Télévisions ».
Un compte rendu d’enquête qui mêle témoignages, éclairages historiques et archives personnelles
Réalisatrice pour diverses chaines de télévision, Cécile Tartakovsky commence en janvier 2019 l’écriture et la réalisation d’un documentaire sur la Résistance du corps médical pendant la Seconde Guerre mondiale, sujet sur lequel elle n’a aucune connaissance particulière. Elle est à la recherche de témoins, d’archives visuelles et sonores, de documents et d’informations fiables. Elle nous raconte au fil des pages ses rencontres, ses heureuses surprises, ses découvertes historiques. Pour l’orienter dans ses recherches, elle bénéficie de l’aide des meilleurs professeurs, historiennes et historiens de la Résistance qu’elle a sollicités : Bénédicte Vergez-Chaignon, Olivier Wieviorka, Jacques Sémelin, Raphaële Balu, Laurence Thibault, ainsi que de celle d’Aurore Callewaert, Directrice du musée de la Résistance en Morvan et du Mémorial de Dun-les-Places, quand elle aborde le sujet des médecins au maquis. Il ne s’agit donc pas d’un ouvrage qui réponde aux critères universitaires d’une recherche historique, ce type d’étude sur les médecins dans la Résistance reste à écrire. L’ouvrage présente cependant un solide ensemble de faits sur les médecins résistants et a l’avantage d’être concret et vivant, riche de rencontres humaines chaleureuses et de la profonde empathie de l’auteure pour celles et ceux dont elle relate l’engagement résistant.
L’ouvrage est composé de quatre parties chronologiques (bien que la chronologie ne soit pas expressément annoncée). Le première, Seuls quelques-uns…, qui couvre la moitié de l’ensemble, traite de l’engagement précoce d’un tout petit nombre de grands patrons et de membres du corps médical et de la lente progression de la résistance des médecins jusqu’à la fin de 1942. La seconde partie, Quand s’achève la lune miel…, présente les effets du Service du travail obligatoire (STO) et de la persécution des Juifs sur l’évolution des formes de l’engagement des médecins, ainsi que de la structuration de la résistance médicale. Le titre de la troisième partie est explicite : Le Maquis ou l’émergence des « guérilleros toubibs». La très courte dernière partie, « Les éléphants sont dans la lune », raconte un aspect terrible de la répression de la Résistance dans le Vercors avant d’évoquer le rôle des médecins lors de la libération de Paris
Le médecin type en 1940 : un homme, bourgeois, réactionnaire, antisémite, pétainiste
Rien ne prédisposait le corps médical (moins de 30 000 personnes dans une France de quarante millions d’habitants) à s’engager dans la Résistance. Le médecin type en 1940 est un homme, un notable issu de la haute bourgeoisie. « Politiquement, il appartient à une caste très marquée à droite, conservatrice, voire réactionnaire, et sa sympathie va naturellement à la figure paternaliste du maréchal Pétain. On le dit xénophobe. Il est aussi antisémite. » Il dispose de fait d’un réel pouvoir d’influence dans la société.
De fait et logiquement, même si presque tous rejettent le nazisme et la collaboration active, ils adhèrent quasi immédiatement à la personne du maréchal Pétain et à la Révolution nationale. Celui-ci le leur rend bien en excluant de la profession les étrangers et les Juifs et en créant le conseil supérieur de l’Ordre des médecins : « Un outil qui offre aux médecins une parfaite autonomie professionnelle et, dans le même temps, la capacité de procéder activement à l’exclusion de leurs confrères étrangers de la profession ». Le Statut des Juifs du 3 octobre 1940 interdit la profession aux étrangers et aux Juifs. Cécile Tartakovsky consacre quelques pages au docteur Ménétrel, médecin, secrétaire particulier, éminence grise, fidèle compagnon du vieux maréchal, « archétype du médecin vichyste ».
Une petite poignée de médecins contestataires
« Dès 1940, une petite poignée de médecins contestataires résistent donc, en leur âme et conscience (…) Parmi eux, on découvre de grands patrons de la médecine dont la voix porte haut et fort (…), mais aussi des anonymes, médecins et personnels soignants invisibles qui, partout en France, ont fait le choix courageux de la Résistance. »
Cécile Tartakovsky s’attache d’abord à suivre quelques grands patrons qui font ce choix de résister, et à retrouver leurs descendants. Louis Pasteur Vallery-Radot, 54 ans en 1940, petit-fils de Louis Pasteur, est un grand patron des hôpitaux parisiens, une grande figure de la science française. Il se voit offrir le poste de doyen de la faculté de médecine par Jacques Chevalier, alors ministre de l’Instruction publique du maréchal. Il le décline avec fermeté, ayant déjà fait le choix du gaullisme. Paul Milliez, né dans une famille pauvre, élevé chez les Jésuites, a réussi le concours de l’externat en 1931, puis celui de l’internat en 1936. Il entre à l’hôpital Bichat dans le service de Vallery-Radot et s’engage dans la Résistance dès octobre 1940. Vallery-Radot et Paul Milliez sont en contact avec Paul Rivet, l’un des fondateurs du réseau du musée de l’Homme, et par ailleurs oncle de Paul Milliez. Robert Debré, 58 ans en 1940, chef de service à l’hôpital des Enfants malades, est déjà considéré comme le père fondateur de la pédiatrie. « Visé dès 1940 par une campagne antisémite fomentée par certains de ses confrères (…) il ose manifester publiquement son opposition à l’occupant, en refusant, dans le même temps, toute compromission avec Vichy dont il conspue les récentes lois ».
Cécile Tartakovsky rencontre Patrice Debré, son petit fils, immunologiste, qui lui fait découvrir le journal intime de son grand-père, débuté le 9 décembre 1940, alors qu’il est interdit d’exercer sa profession par le Statut des Juifs, et « dévasté par l’odieuse campagne de presse dont il est l’objet ». Il transforme son appartement parisien en cabinet de consultation clandestin, et lui aussi approche le réseau du musée de l’Homme. Alors que Jean Bernard, tout jeune hématologue, intègre l’équipe du journal Résistance.
En mars 1941, Maurice Ténine, juif et communiste, jeune médecin interdit d’exercer, et Jean-Claude Bauer, lui aussi médecin, juif et communiste, créent un journal clandestin à destination de leurs confrères, Le Médecin français. Maurice Ténine est par ailleurs l’organisateur du service médical pour les membres de l’Organisation spéciale du Parti communiste. Jean-Claude Bauer est un cadre de l’appareil central des comités d’intellectuels constitués par le Parti communiste à partir de l’automne 1940 et versés au Front national après sa création en 1941.
L’un et l’autre seront arrêtés par la police française dès 1941, puis fusillés comme otages. Maurice Ténine le 22 octobre 1941. Jean-Claude Bauer, l’année suivante, le 23 mai 1942. « Par chance, leur journal leur survivra. » En 1945, les trois quarts des médecins français y seront abonnés.
Sauvetage d’enfants juifs
Le livre s’est ouvert par le récit de la rencontre, le 1er juillet 2020, entre l’auteure et Colette Brull-Ulmann, centenaire depuis deux mois. Il se refermera sur l’annonce de son décès en mai 2021. Un chapitre revient sur son parcours résistant. En 1941, Colette Brull est en seconde année de médecine et stagiaire à l’Hôtel-Dieu. Elle rencontre Jacques Ulmann, juif comme elle. Ils sont tous eux interdit de concours d’externat et rayés des listes de l’Hôtel-Dieu. Tous deux réussissent le concours de l’internat de l’hôpital Rothschild, ouvert aux Juifs. C’était alors un hôpital prison, un centre de détention médicalisé, tenu et surveillé par la Gestapo, où l’on soignait les internés malades de Drancy, avant de les déporter cers les camps d’extermination. C’était donc de fait une annexe de Drancy. De nombreux petits enfants juifs, y compris des bébés et des nourrissons, arrivent à l’hôpital Rothschild au lendemain de la rafle du Vel d’Hiv, dans « des états terrifiants ». Une jeune assistante sociale de l’hôpital, Claire Heymann parvient à falsifier les registres et à soustraire des enfants des listes. Elle demande à Colette Brull de les faire sortir de l’hôpital à la nuit tombée et de les accompagner dans des caches où ils sont recueillis. L’historien Jacques Sémelin met Cécile Tartakovsky en contact avec Odette Rosenstock, alors pédiatre réfugiée en zone Sud qui elle aussi a sauvé de nombreux enfants juifs. Arrêtée sur dénonciation en avril 1944 par la Milice et livrée à la Gestapo, elle fut déportée à Auschwitz puis à Bergen-Belsen. Son statut de médecin lui permit d’échapper à la mort. Odette Rosenstock et son mari Moussa Abadi ont sauvé 527 enfants de la déportation.
L’appartement de Robert Debré accueille et abrite des enfants juifs soustraits aux rafles. Robert Debré et son épouse Dexia organisent des placements clandestins à proximité de leur propriété des Madères en Touraine. Ils jugent prudents de dire aux paysans qui les recueillent que ce sont de jeunes réfugiés belges… Robert Debré refuse de porter l’ étoile jaune et il écrit cette belle phrase dans son journal intime « Je cours mon risque, je prends ma liberté comme on prend de l’autorité. J’envisage le pire en pleine tranquillité. »
Aide aux réfractaires du Service du travail obligatoire (STO)
La loi de septembre 1942 et surtout celle de février 1943, instituant un recensement puis obligeant les jeunes hommes à partir travailler en Allemagne, les conduit à passer une visite médicale d’aptitude, puis à devenir réfractaires s’ils ne veulent pas partir. Les médecins acquièrent un rôle essentiel dans le processus, dans la mesure où ils ont le pouvoir de déclarer inapte un jeune convoqué. De fait, par ce choix, puis par celui de soigner les réfractaires devenus clandestins, le corps médical va accroître sa place dans l’univers de la Résistance. C’est par des situations personnelles concrètes que Cécile Tartakosky traite de ce thème.
En décembre 1942, le jeune chirurgien Pierre Cahen décide de quitter Paris avec son épouse et ses deux filles pour se réfugier en zone Sud. Il s’installe dans un petit village du Jura, Villiers-les-Bois. Il devient médecin clandestin, se fait appeler docteur Galien et s’engage à soigner sans jamais demander à se faire payer. Il acceptera les produits alimentaires que lui proposent généreusement les villageois. Il devient « médecin de campagne omnipraticien, un pluri-spécialiste » et complète sa formation, le soir à la veillée. Cécile Tartakovsky se rend dans le village presque 80 ans plus tard, en mars 2019. Elle recueille plusieurs témoignages émus dans les familles qui l’ont connu ou en ont beaucoup entendu parler : « Je sens chez ces gens le bonheur de pouvoir faire revivre le mythe du médecin tant aimé, le plaisir de faire don de leur mémoire ». Elle apprend qu’il fut confronté à l’afflux de jeunes réfractaires. Les médecins furent alors sur-sollicités, pour des soins clandestins, l’établissement de faux certificats divers, voire dans des cas extrêmes comme il arriva à Paul Milliez et Jean Bernard, devoir inoculer une maladie à un résistant arrêté pour permettre son évasion.
Fondation du Comité médical de la Résistance (CMR)
« Tandis que des noyaux de résistance, de plus en plus nombreux, émergent ça et là un peu partout en France, le club des grands patrons parisiens –parmi lesquels Pasteur Vallery-Radot et Robert Debré- décide de réunir quelques-uns de leurs éminents confrères lors de réunions secrètes afin de mettre sur pied un service de santé national. » Tous appartiennent déjà à des organisations de résistance, mais il faut surmonter les égos et les rivalités personnelles et politiques. Londres envoie en mission, un jeune délégué médical, José Aboulkeir, plus connu pour avoir été un acteur essentiel de l’aide algéroise au débarquement américain en Afrique du Nord, le 8 novembre 1942. Il fait nommer Pasteur Vallery-Radot à la tête du CMR dont Paul Milliez devient le secrétaire général. L’objectif est de créer, partout en France, des postes de secours, rechercher des lieux de dépôt de matériel, prévoir des services de santé dans les villes, composer des équipes médicales volantes. En décembre 1943 parait pour la première fois Le Médecin français.
Au sein des bâtiments parisiens de l’Institut Pasteur, se développe une « gigantesque production parallèle de médicaments, de produits, ainsi que toute une organisation clandestine pour les faire sortir hors de ses murs… et les expédier partout en France ».
Les médecins dans les maquis
La figure majeure de cette partie est le docteur Alec Prochiantz, chirurgien parisien venu s’installer dans un maquis du Morvan avec Edmée, sa jeune épouse, elle-même anesthésiste. Cécile Tartakovsky a lu les mémoires de Prochiantz au maquis, Promenons-nous dans les bois, s’est rendu dans le Morvan, a visité le musée de la Résistance avec pour guide Aurore Callewaert, sa directrice.
Alec Prochiantz a 29 ans, il a effectué trois années d’internat dans les Hôpitaux de Paris et il a donc encore peu d’expérience chirurgicale. Il quitte Paris, seul, le 30 mai 1944. Il emporte avec lui une valise de matériel, pour premiers secours : pansements, ampoules de sérum antitétanique et anti-gangreneux, poudre de sulfamides, compresses, alcool à 90°, novocaïne, garrots, quelques seringues. Il devient, dans la clandestinité des maquis, le docteur « Martel ». Dans les premiers jours de juin, celle qui va devenir son épouse quelques mois plus tard, Edmée, arrive avec une valise de matériel. Elle est anesthésiste et devient madame le « docteur Martel ». Avec « Camille », le chef du maquis, le Délégué militaire régional André Rondenay procède à l’installation d’un hôpital clandestin dans le château de Vermot, situé en plein bois et protégé par le maquis. Une salle d‘opération et une chambre pour stérilisation sont aménagées. Avec des moyens financiers qui lui viennent de Londres, Rondenay fait acheter du matériel médical à Paris et à Dijon. Il obtient également des parachutages de médicaments et de matériel médical. Mais le 26 juin 1944, le château est attaqué et totalement détruit par des grenades incendiaires.
Alec Prochiantz ne souhaite pas refaire à l’identique en trouvant un nouveau lieu pour réinstaller un hôpital central. Il ne se satisfait pas de ce type d’organisation ; il faut en effet trop de temps aux blessés pour y arriver, et pour évacuer les blessés en cas de menace ennemie. Le maintien d’un hôpital central exigerait la maîtrise des voies de communication que les maquisards n’ont pas. L’équipe du docteur Prochiantz s’organise alors en équipe mobile qui se déplace entre les maquis. Elle se compose d’un chirurgien, d’une anesthésiste, d’un aide et d’une infirmière-panseuse, un chauffeur. L’équipe transporte, dans une voiture, des paniers contenant tout le matériel nécessaire aux anesthésies et aux opérations chirurgicales. Les blessés sont opérés, quand il le faut, sous anesthésie générale administrée par Edmée. Les parachutages apportent de la morphine et, déjà, du Penthotal. Sont alors installés de petits postes chirurgicaux ou d’infirmeries clandestines, disséminés dans la zone d’opérations, protégés par les différents maquis. L’équipe dispose dans les villages d’un certain nombre de chambres, pour abriter provisoirement les blessés d’un maquis contraint au décrochage.
Dans les derniers jours de l’Occupation, une trentaine de médecins, dont trois chirurgiens, se trouvaient dans les maquis du Morvan où fonctionnaient alors trois hôpitaux. 300 opérations chirurgicales ont été faites en trois mois, dont 98 par le docteur Prochiantz, qui n’eut à déplorer que 14 décès, malgré l’état souvent extrêmement grave des hommes qu’il devait soigner. Et les conditions souvent invraisemblables dans lesquelles il devait opérer.
La France libérée, l’équipe mobile des maquis du Morvan devint une équipe chirurgicale au sein de la Première armée française. Le docteur Prochiantz continua la guerre, accompagnée de son épouse, par faveur spéciale, car ils avaient soigné le fils du général De lattre de Tassigny. Ils participèrent à la campagne des Vosges, d’Alsace et d’Allemagne, en opérant parfois des journées entières. Le docteur Prochiantz devint un chirurgien réputé, spécialisé en pédiatrie et en chirurgie néonatale. Il fut l’un des fondateurs de la Société française de chirurgie pédiatrique et de la Société française d’orthopédie pédiatrique et en devint le président élu. Chirurgien, il était aussi un chercheur. Des opérations alors innovantes, et encore pratiquées, portent son nom.
Cécile Tartakosky évoque encore l’action de Paul Reiss, docteur Raymond, chirurgien au maquis du Mont-Mouchet, médecin-chef des FFI du Cantal, abattu le 22 juin 1944, et Marinette Menut, née Anne-Marie Lafaye, directrice de l’hôpital de campagne du maquis du Mont Mouchet, capturée lors de l’évacuation d’une colonne de blessés, torturée puis exécutée de deux balles dans la nuque, le 19 ou le 20 juillet 1944, et enterrée encore vivante dans un trou de bombe. Elle avait trente ans et était enceinte de son second enfant.
Dans sa courte dernière partie, l’ouvrage raconte les dernières heures du petit hôpital de campagne improvisé de Saint-Martin-en-Vercors et son repli dans la grotte de la Luire, où eu lieu un terrible massacre. Le 27 juillet 1944, une unité allemande, ratissant le massif du Vercors, investit la grotte de la Luire où s’était réfugiée l’hôpital du maquis du Vercors. Sur la cinquantaine de blessés et de soignants encore présents, 29 ou 30 furent victimes le jour même, ou un peu plus tard, de la répression des troupes allemandes. Les sept infirmières furent déportées, l’une d’elle, Odette Malossane, ne revint pas.
Les dernières pages traitent brièvement des « grands patrons sur les barricades », c’est-à-dire de leur rôle lors des événements de la Libération de Paris. Robert Debré reçoit la mission de diriger le service de santé des FFI de la région parisienne. Paul Milliez et Jean Bernard participent aux combats. Toujours à la tête du Comité médical de la Résistance, Louis Pasteur Vallery-Radot défile derrière le général de Gaulle, sur les champs Elysées, le 26 août 1944.
© Joël Drogland pour les Clionautes