L’ambition de l’auteur de cet ouvrage, Titi Palé, chercheuse en sciences sociales et docteure en anthropologie sociale et en communication politique, est de déterminer la responsabilité de la diplomatie américaine dans le génocide rwandais de 1994.

Après une brève présentation de ce « petit pays complexe » qu’est le Rwanda, l’introduction permet de rappeler que l’histoire objective du génocide rwandais n’a toujours pas été faite. Titi Palé apporte sa contribution à la recherche à travers une étude des manquements diplomatiques américains. Il s’agit en particulier d’éclairer l’attitude des Etats-Unis dans le Rwanda pré-génocidaire.

L’ouvrage est composé de six chapitres dont le cinquième, intitulé « Attentisme et manquements américains », est le cœur.

Politique, mémoire et recherche autour du génocide rwandais

Titi Palé évoque une « politique de la commémoration » autour du génocide rwandais tant la mémoire des événements est politisée par l’actuel président Paul Kagame. Les commémorations apparaissent en effet comme la grande messe de la réconciliation inter-rwandaise et de la culpabilité internationale.

Ceci dit, les hommes politiques ne sont pas seuls à s’être emparés du génocide. Historiens, anthropologues, juristes et autres spécialistes se sont également penchés sur le sujet. J.-P. Chrétien a été le premier, en 1995, à réunir des chercheurs pour proposer une réflexion collective sur le rôle des médias et de la communication dans le génocide. En 1997, G. Prunier propose une vision en temps long pour comprendre le phénomène. M. Mamdani a repris cette approche en temps long pour repenser la revanche des victimes autour de Paul Kagame. Puis, en 1999, le rapport des chercheurs de Human Rights Watch et de l’International Federation of Human Rights inaugure la phase des enquêtes sur les modes opératoires du Hutu Power. Pour sa part, J.-P. Kimonyo a étudié la dimension populaire du génocide. J.Meierhenrich a renouvelé les connaissances et l’analyse du génocide en 2014. Enfin, des photographes occidentaux ont capturé des images du génocide.

Néanmoins, force est de constater le quasi-mutisme de la littérature sur les accusations anti-américaines au sujet des massacres. L’approche universitaire anti-américaine est d’ailleurs assez récente. J.A.Cohen est l’un des rares représentants de cette approche..

Inscrire le Rwanda dans le cadre de la Guerre froide (1947-1989)

Le jeu diplomatique africain intéresse les Etats-Unis et l’URSS à partir des années 1960 seulement, quand le processus de décolonisation est achevé. Le continent apparaît alors comme « une nouvelle aire d’opportunités » où les deux grands font valoir leurs intérêts particuliers. Cela dit, les rivalités ne sont pas le moteur des rapports entre Etats-Unis et URSS en Afrique durant la guerre froide. Il faut dire que l’Idée de confrontation est secondaire pour les deux grands. L’Afrique a toujours semblé « en marge », un « angle mort », pour les Etats-Unis, même s’ils se veulent gendarmes du monde et diffuseurs de la liberté. On observe ainsi une politique diplomatique instable, au coup par coup, avant tout pragmatique. Il s’agit surtout de maintenir la paix et de faire respecter les zones d’influences respectives de chacun. Les investissements et les forces américaines sont concentrées en Afrique australe et dans la corne de l’Afrique du fait de l’accès aux matières premières, aux routes maritimes des tankers pétroliers et au Moyen-Orient.

L’Afrique centrale, seule zone du continent où deux pays voisins alliés respectifs des deux grands,, l’Angola et le Congo, sont en état de guerre civile, est un espace « en ébullition » qui appelle une intervention des grandes puissances. Les Etats-Unis et l’URSS y interviennent par alliés interposés, déstabilisant les pays sous contrôle ennemi. Les services secrets se sont donc confrontés, jouant de l’influence et des méthodes discrètes. En effet, les Américains ont conscience des menaces pour leurs alliés européens et pour leur propre accès aux ressources.

Le tournant de l’après-guerre froide : nouveaux conflits et syndrome somalien

La guerre froide s’achève dans les années 1980 en Afrique. En plein dégel, les relations Est-Ouest connaissent un renouveau qui modifie la place des conflits régionaux. Ainsi, les.conflits du Tiers-Monde apparaissent comme un obstacle à la coopération des deux grands. Chacun adoucit ces positions et mène des efforts de pacification, par exemple en Angola.

Toutefois si les conflits inter-étatiques reculent, les conflits identitaires et ethniques progressent. L’ordre stable mais belligène de Yalta s’effondre, remettant en question la place de l’Etat et de la puissance au profit des groupes infra et trans nationaux. La diversification et la hausse du nombre d’acteurs et de causes des conflits accompagnent cette évolution. De fait, la régionalisation des conflits devient la règle, comme le montrent les exemples du Liberia et de la Sierra Leone, Selon, J. Gentleman, les guerres ethniques africaines ne portent pas sur une idéologie ni un objectif clair, mais sont le fait de milices de civils prédateurs avec lesquels on ne peut négocier.

Parmi ces conflits, celui que connaît la Somalie est déterminant tant il constitue « l’événement matriciel » dans la décision des Américains de ne pas intervenir dans les conflits africains. Ancien allé de Washington dans la guerre froide, le pays voit son intérêt stratégique disparaître en 1989. La Somalie sombre alors dans le chaos. Impuissants dans la guérilla urbaine, les Etats-Unis s’enlisent dans le conflit ; la défaite de Mogadiscio sonne le retrait en octobre 1993. L’échec de Mogadiscio relance le débat sur l’opportunité de l’isolationnisme et la critique des interventions extérieures. Bill Clinton opte pour une approche minimaliste, prudente, « qui sacrifie les options humanitaires », ce que traduit la directive présidentielle 25-2 de 1994 sur les conditions très restrictions à toute intervention américaine.

Histoire du délitement du vivre-ensemble rwandais depuis le XIXe siècle

L’auteur nous présente les origines et le développement de cette « guerre civile à base identitaire », rappelant que Tutsi et Hutu sont initialement des groupes sociaux plus que des entités purement ethniques, groupes issus d’un même peuple uni avant la colonisation. Ces groupes s’affrontent au XIXe siècle sur fond de clivage entre paysans et aristocrates. Les colons belges ont ensuite ethnicisé les catégories Tutsis et Hutus comme races et ethnies dans les documents officiels, localisant géographiquement les origines ethniques, divisant pour mieux régner. Ces mesures ont entretenu la distinction et la haine entre communautés.

Dans les années 1950, l’ONU organise la transformation sociale et politique du Rwanda, notamment par la suppression de l’esclavage et le partage des vaches entre les seigneurs Tutsis et leurs valets Hutus. Cette dernière mesure est perçue par les Hutus comme une supercherie puisqu’il n’y pas de partage des terres et des pâturages. En 1959, la révolution sociale menée par Grégoire Kayibanda chasse les Tutsis propriétaires ; un parti d’émancipation Hutu est créé, La république fondée en 1961 abolit le système féodal puis l’indépendance de 1962 marque la revanche des Hutus avec pour corollaire des séquences d’épuration ethnique anti-tutsie 1960 et 1990.
La guerre civile rwandaise de 1990-1993 doit être située dans une région des grands lacs en crise. L’affrontement entre Hutu et Tutsi est effectivement « la trame de fond de la fragilité structurelle » de certains des Etats de la région comme le Rwanda, le Burundi et le Congo. Au Rwanda, à partir de la révolution sociale de 1959, des Tutsis se sont réfugiés au Congo, au Burundi, en Ouganda et en Tanzanie, ce qui a contribué à la régionalisation du conflit inter-rwandais. De même au Burundi, où les rapports Hutus-Tutsis se dégradent progressivement. Des forces de riposte armées tutsies se mettent en place en Ouganda et au Burundi, tel le Front Patriotique Rwandais (FPR) en 1987. L’incursion des Tutsis du FPR au Rwanda depuis l’Ouganda, le 1er oct 1990, est un grand succès pour cette diaspora initiée dans les milices de la région et qui combat pour une contre-révolution sociale. Le FPR est toutefois contraint de négocier à la suite de la riposte du pouvoir hutu. Mais le génocide est déjà en cours : en mars 1992, des extrémistes Hutus créent les milices Interahawme qui organisent le carnage des Tutsis et des Hutus modérés, tandis que la Radio des mille collines diffuse une propagande anti-tutsie.

Le travail de médiation est compliqué par les extrémistes des deux camps et la guerre civile burundaise qui multiplie les fronts. Les accords de paix d’Arusha du 4 août 1993 prévoient le retrait total des forces françaises du Rwanda, la création de la MINUAR, la réintégration politique et militaire du FPR, le rapatriement massif des exilés Tutsis et la formation d’un gouvernement de transition. Néanmoins, les Hutus extrémistes refusent le processus de normalisation et les privilèges accordés au FPR. Il est vrai que la masse des soldats tutsis rentrés au Rwanda ne peut rassurer, ces soldats du FPR n’étant pas encore insérés dans l’armée. L’élément déclencheur du génocide et qui met un terme au processus initié à Arusha est l’attentat du 6 avril 1994 contre les chefs d’Etat Hutus Habyarimana et Ntaryamina, Cet événement conduit à la prise du pouvoir par le Hutu Power et au massacre de 800 000 personnes en cent jours. L’opération française Turquoise ne permet pas de stopper la progression du FPR. Le génocide est officiellement terminé en juillet 1994 avec la formation d’un gouvernement d’unité nationale incluant le chef du FPR, Paul Kagamé.

Comment expliquer « le laxisme notoire de Bill Clinton au Rwanda » ? Les ressorts de la conduite américaine dans le génocide

Avant d’aborder le cas américain, Tité Palé évoque les accusations qui ont visé l’ONU (manque d’action malgré les rapports alarmants, mandat de la MINUAR pas adapté aux circonstances, retrait des casques bleus quand les massacres sont à leur paroxysme…) et la France (soutien militaire au régime Hutu contre le FPR) où un débat intense mais non tranché existe encore.

Les accusations sur les manquements américains sont limités à la presse anglo-saxonne et de deux sortes : accusation de complicité, accusation de silence et de manque d’intérêt. La journaliste H.C. Eptstein a par exemple mis au jour les liens entre l’Ouganda et les Washington. Elle a notamment montré que l’attentat contre le président rwandais Habyarimana avait été soutenu par l’Ouganda et la CIA. Les intentions du FPR avaient également été signalées par l’Ouganda au président rwandais qui en avait informé les Etats-Unis. Pour H.C.Epstein, il ne fait aucun doute que les Américains ont assisté le FPR et le gouvernement ougandais, rendant impossible les pourparlers.

Bien que Bill Clinton ait exprimé ses regrets, il n’a pas reconnu la responsabilité directe des Etats-Unis dans le génocide. Cependant, le journaliste Colum Lynch a montré que Clinton connaissait dès 1993 au moins les projets des extrémistes hutus. Les câbles diplomatiques sortis en 2004 confirment le fait que Clinton n’avait rien ordonné malgré sa connaissance des faits. Pour le lieutenant-général Dallaire de la MINUAR, il est établi que « Clinton ne voulait pas savoir ». La directive présidentielle de mai 1994, en plein génocide, conforte ce point de vue : en limitant les possibilités d’intervention, Washington a donné le feu vert aux génocidaires.

L’auteur propose ensuite d’éclairer « les ressorts d’une diplomatie froide » qui ne considère que l’intérêt des Etats-Unis dans tout processus d’intervention. Titi Palé remonte dès avant la présidence Clinton pour rappeler combien le Secrétariat d’Etat adjoint aux Affaires africaines était déjà périphérique et subalterne dans l’administration fédérale. Cette « déconsidération » des affaires africaines, observable à mesure que diminuent les fonds alloués, est confirmée par les acteurs de l’époque. De surcroît, avec la fin de la guerre froide, le modèle diplomatique et économique américain entre en crise et devient un mélange difficilement lisible de réalisme et d’idéalisme. Ce fait peut expliquer le choix du pivot ougandais par Washington qui souhaite sous-traiter la gestion des conflits dans les aires risquées. Central, stable dans un environnement incertain, client de l’industrie de l’armement et bon élève des politiques d’ajustement structurel, l’Ouganda de Mussuveni, même peu fréquentable, apparaît comme un allié provisoire pour gérer le dossier rwandais. Pour les Etats-Unis, parfaitement au fait du trafic d’armes aux frontières, des tensions ethniques et de l’intégration de la diaspora tutsie rwandaise dans la politique meurtrière de l’Ouganda, il s’agit de préserver les intérêts vitaux sans impliquer les forces ni les diplomates américains.

L’empreinte du génocide sur la politique rwandaise et sur la diplomatie américaine

La stratégie de la renaissance rwandaise s’est réalisée via trois outils : rendre justice, partager le pouvoir, externaliser les responsabilités des massacres. Pour limiter les dégâts d’une responsabilisation aveugle, trois niveaux de justice ont été mis en œuvre : TPI, Tribunaux nationaux et tribunaux populaires Gacaca. Sur le plan politique, un gouvernement d’union a été mis en place en juillet 1994, prenant des lois contre les discriminations et les idéologies génocidaires.. Dans le domaine diplomatique, la responsabilité du génocide a été imputée aux forces extérieures, notamment pour dédouaner les criminels du FPR (Paul Kagame). Le président rwandais, jouissant du « privilège de l’impunité » accordé par la communauté internationale qui participe à cette « surenchère victimaire », a ainsi beaucoup usé de la repentance occidentale pour continuer à commettre des crimes en interne et mettre la main sur les ressources minière dans le Kivu congolais.

Côté américain, la diplomatie de la repentance a consisté en un effort de rattrapage, voire de réparation, après le génocide. Cette orientation n’est pas désintéressée : le génocide est exploité pour justifier des interventions humanitaires sous la bannière de la responsabilité de protéger. Ce paradigme de la guerre humanitaire préventive est affirmé par Bill Clinton en 1998. Dans le même temps, les Etats-Unis ont agi pour reconstruire le lien social au Rwanda, aidé les réfugiés, coordonné l’aide internationale non étatique, etc. La Fondation Clinton est restée active au Rwanda jusqu’aux révélations sur ses relations compromettantes avec le gouvernement rwandais dans ses basses manœuvres. Si G.W.Bush ne prend pas d’initiative particulière et laisse agir les mécanismes déjà instaurés, le changement vient sous le second mandat de Barack Obama, lequel a condamné la réélection de Paul Kagame en 2016. L’abandon de Kagame par les Etats-Unis et les alliés occidentaux « coïncide curieusement avec le retour de la question, jusque-là évacuée, de la responsabilité des leaders Tutsi du FPR dans le génocide ». Mais si la constitution rwandaise a levé la limitation du mandat de Paul Kagame, ce dernier ne serait-il pas tenté de rester au pouvoir à vie pour profiter de l’immunité et ainsi se soustraire à la justice internationale qui fait une retour en force ? Paradoxalement, le retour des enquêtes judiciaires pourrait avoir pour corollaire le prolongement de la durée du pouvoir du président rwandais.