L’ouvrage « Les mystères du Trône de fer » apporte une pierre de plus aux essais consacrés à la fantasy. Le genre commence, petit à petit, grâce à des chercheurs et des fans dévoués à gagner ses lettres de noblesse. On pourrait penser qu’il s’agit simplement d’un territoire de niche, pour quelques geeks esseulés, mais ce serait oublier que cette communauté est de plus en plus visible et reconnue, après une longue nuit. Certains universitaires contribuent à ce mouvement de fond et les productions, les analyses, sont réellement qualitatives.

C’est donc en s’inscrivant dans les pas de Marianne Chaillan, David Peyron, Anne Besson ou encore Florian Besson que s’inscrit cet essai particulièrement stimulant.

L’univers de Georges R.R. Martin a été l’occasion pour de nombreux auteurs d’explorer l’envers du décor de ce monde imaginaire. Ce livre est soutenu par La garde de nuit, communauté de fans qui animent depuis 2005 une encyclopédie collaborative un blog, un forum, reconnus pour la richesse et la rigueur de leurs ressources. D’ailleurs Aurélie Paci et Thierry Soulard sont tous les deux membres de cette communauté et nous livrent ici une vaste analyse qui fera date. S’il ne s’agit pas véritablement du premier ouvrage sur la question, on pourra penser par exemple à celui de Cédric Delaunay, Game of Thrones, de l’histoire à la série, il n’en reste pas loin que le travail de Aurélie Paci et Thierry Soulard propose une réflexion particulièrement aboutie méritant une lecture attentive.

L’ouvrage est organisé autour de 2 parties, relativement déséquilibrées. Tandis que la première permet de s’intéresser aux sources, de réfléchir aux influences et à la méthode de Georges R.R. Martin en une centaine de pages. La seconde est à proprement parler plus historique, beaucoup plus dense aussi, s’étalant sur près de  400 pages. Ceci ne présente pas de problème car la seconde partie propose un voyage dans le temps, au travers duquel on peut papillonner à sa guise.

 

Première partie : des sources historiques aux romans

Il n’aura pas échappé aux fans de la première heure que l’histoire est l’un des matériaux essentiels de la saga Game of Thrones. De la Préhistoire à l’époque moderne, de l’antiquité au Moyen Âge, Georges R.R. Martin n’a jamais caché sa passion pour l’histoire, et nombreuses ont été les influences qui lui ont permis de construire son récit. La question posée par les auteurs, au-delà de savoir ce qui est dû à la guerre de Cent Ans ou à la Guerre des deux Roses, est de savoir comment l’auteur a fait ses choix. Quelles sources ont nourri sa réflexion dans la construction de son monde et de ses intrigues ? Qu’a-t-il laissé de côté, et pourquoi ?

 

La rencontre de l’histoire

L’écrivain a beaucoup communiqué sur l’origine de sa passion pour l’histoire. L’une des forces de ce livre est justement de s’appuyer sur de nombreuses interviews de l’auteur, afin d’en décortiquer les secrets. Se définissant lui-même comme un drogué d’histoire, ce n’est que petit à petit, à travers un cursus dans le journalisme au cœur des années 60, que Georges R.R. Martin se passionne pour l’histoire à proprement parler. Au-delà des anecdotes sur sa vie privée, notamment ses voyages auprès du mur d’Hadrien dans sa jeunesse, les auteurs parviennent parfaitement à démontrer comment l’écrivain s’est, pour ainsi dire, enfermé dans une bulle historiographique. Les sources qu’il utilise, les études qu’il parcourt, qu’il fiche, ont été pour l’essentiel publiées entre les années 70 et les années 90. À de nombreuses reprises, Georges R.R. Martin rappelle qu’il n’aime pas les écrits académiques, les trouvant particulièrement ennuyeux. Au contraire, il s’intéresse essentiellement à une histoire populaire, aux travaux de vulgarisation. Ici prennent forme sa passion pour les grands hommes, pour l’histoire bataille, à des années lumières en sommes des travaux de l’École des Annales. Sa réflexion s’attache à concilier une forme de réalisme, tout en répondant aux nécessités romanesques. Georges R.R. Martin est un passionné de détails, ce qui se voit dans la construction de son monde, par exemple son héraldique, mais il n’est à aucun moment un historien.

 

Les influences de « l’histoire populaire »

Il importe également de préciser ici que, bien entendu, de nombreux auteurs classiques ont influencé Georges R.R. Martin, immense lecteur de fictions historiques. Shakespeare est attendu, mais l’on découvre avec grand intérêt que le romancier a également beaucoup puisé dans les séries littéraires françaises : Les rois maudits de Maurice Druon, mais aussi les différentes sagas d’Alexandre Dumas. De la même façon, c’est un point qui me semble très important, l’auteur s’est aussi nourri de représentations télévisuelles ou cinématographiques. Le cas de Bernard Cornwell est à cet égard éclairant. Publiées depuis 2004 The saxon Stories (Les chroniques saxonnes) sont très souvent citées par Georges R.R. Martin comme ayant eu une véritable influence sur son travail. Il est à noter que cette saga a elle aussi été déclinée sous la forme d’une série.

 

Le monde du trône de fer

Bien entendu Georges R.R. Martin n’est pas le premier à avoir créé un monde aussi vaste ; on pourra citer ici R.E. Howard ou encore J.R.R Tolkien comme des précurseurs évidents. Néanmoins, et c’est là un point essentiel rappelé par les auteurs, l’écrivain a pris beaucoup de soin à développer une histoire de son univers, à travers des cartes, les histoires de migration de peuple, de héros légendaires, de guerres, d’invasions, d’effondrements, de restaurations. Toutes les échelles sont envisagées, qu’il s’agisse de l’histoire au sens le plus large, comme de celle des Hommes. C’est assurément ce qui donne la base de la puissance  de son œuvre. Derrière la brume des légendes, l’âge des héros, et les âges historiques offrent une répartition somme toute assez classique. La chronologie s’appuie sur des mécanismes connus, avec un système de notation dans lequel Jésus-Christ est remplacé par la date du second couronnement d’Aegon Targaryen.

Un passionnant encart, consacré à Feu et sang, les origines de la saga, permet de mesurer à quel point le travail du romancier s’est appuyé sur des sources les plus diverses. On découvre ainsi avec plaisir Suétone, responsable de la correspondance de l’empereur Hadrien, comme une source privilégiée. Mais les auteurs mettent aussi en lumière un auteur moins connu en France, Orderic Vital, moine anglo-normand qui dépeint histoire du duché de Normandie et de l’Angleterre des XIè et XIIè siècles. C’est d’ailleurs là l’une des clés d’analyse importante mise en lumière par les auteurs : les sources utilisées sont essentiellement anglo-saxonnes. Ceci bien entendu biaise une partie des grilles de lecture de l’auteur.

 

Le miroir de notre monde ?

La quête d’une forme de réalité a poussé l’auteur à construire son monde à travers le prisme déformant d’un miroir dans lequel notre monde est décliné sous des avatars plus ou moins reconnaissables. Si, bien entendu, il s’agit d’une œuvre de fantasy, Georges R.R. Martin s’est appuyé sur notre monde, pour le remodeler petit à petit, l’éclater, afin de distiller des indices sur des sources, mais aussi de nous perdre. Quoi de plus réaliste que d’offrir des indices contradictoires au détour d’une lecture de mestre Yandel ou archimestre Gyldayn ? Comment organiser une histoire éclatée ? C’est tout ce qui est traité dans la seconde partie. Un exemple, particulièrement éclairant, permet d’introduire cette dernière : les Dothrakis. Ces derniers, peuple très important pour l’intrigue globale, ont des influences multiples ; Scythes, Huns, Mongols et Amérindiens. Autant de siècles combinés, autant d’évolutions synthétisées dans un seul peuple. Assurément la chronologie des influences n’est pas linéaire, ce qui favorise le papillonnage de la seconde partie.

 

Seconde partie : les influences historiques dans le trône de fer

Le cœur de cet essai est découpé en dix parties, assez inégales dans leur développement. D’une dizaine de pages, on peut allègrement atteindre les quasi cent pages. Même si l’approche se veut pour l’essentiel chronologique, on passe ainsi de la Préhistoire à l’imaginaire celtique, avant de s’intéresser à l’Antiquité puis aux aspects plus médiévaux. Il n’en reste pas moins que le mélange des différentes influences, précisée à travers le cas initial des Dothrakis, implique de ne pas se focaliser sur une approche strictement linéaire. Le mieux est donc d’utiliser la table finale, et d’y puiser au gré de ses envies.

 

Préhistoire et antiquité

Les 2 premiers articles s’intéressent aux périodes les plus anciennes, aux contrées les plus sauvages. Se dévoilent la brume de la Préhistoire, et celle plus commune de l’imaginaire celtique qui imprègne clairement le monde du Nord, jusqu’à bien au-delà du Mur. Tour à tour sont développées des analyses sur les animaux, peuples et créatures préhistoriques, à l’image des dragons et autres Sauvageons, véritable mélange de différentes populations préhistoriques. Différents encarts permettent de faire un focus sur une question : il en est ainsi par exemple des Thenns et de la question du cannibalisme, mise en perspective avec la recherche historique récente. Avec un véritable travail d’historien, attaché aux sources, les deux auteurs s’appuient de façon régulière sur des citations du roman, et la lecture est absolument passionnante. S’inscrivant dans la droite ligne des travaux du Dictionnaire de la fantasy paru chez Vendémiaire en 2018 sous la direction d’Anne Besson, les auteurs convoquent Jean-Philippe Jaworski pour aborder la question des Celtes.

Voici une force de ce travail sur laquelle je désire insister : s’appuyer sur une méthode universitaire, rigoureuse, en puisant dans divers auteurs, reconnus pour leurs travaux ou romans, sans pour autant noyer le lecteur dans un langage totalement hermétique. L’une des idées centrales de cette première séquence reste que Georges R.R. Martin a été particulièrement influencé par la lecture celtique d’une Angleterre de la période allant du Ve siècle aux invasions Vikings du IXe siècle, éléments clés pour la création de ce monde imaginaire de Westeros.

 

Antiquité ou orientalisme ?

Le monde de l’Antiquité est bien entendu au cœur de nombreuses grilles de représentations du récit. Il serait faux de croire que la saga du Trône de fer se contente de décliner une histoire strictement britannique. Si le lien entre le Mur et le Limes romain représenté par le mur d’Hadrien est connu, d’autres influences sont facilement identifiables. Villevieille et Alexandrie ont un orientalisme assumé faisant d’Essos un espace plus antiquisant, là où Westeros est plus attaché au Moyen Âge. Égypte, Mésopotamie, feu sacré du zoroastrisme et religion du dieu R’hllor, pyramides, cité de Qarth dans laquelle l’ombre de Babylone jamais très loin, sont autant de pistes explorées par les auteurs avec une passion communicative. Parmi les grandes figures abordées, Georges R.R. Martin est particulièrement prompt à parler des grands hommes, Cléopâtre VII porte un regard bienveillant sur Daenarys, tandis qu’Alexandre le Grand murmure à la jeune femme autant qu’au jeune dragon, Daeron Ier Targaryen.

Ce vieux monde antique doit également beaucoup à la lecture romaine, et les auteurs se font un plaisir de faire un parallèle extrêmement stimulant entre les Romains d’un côté et les Targaryens de l’autre. Qu’il s’agisse de Crassus, de Jules César, de l’assassinat de Jon Snow faisant écho aux Ides de Mars, de mettre en perspective un extrait du texte de Jon et Suétone dans sa Vie des douze César, ces pages sont l’occasion d’aller retour dans une Antiquité finement maîtrisée par Georges R.R. Martin, même si elle n’est pas exempte de clichés parfois simplistes.

 

Les barbares, ces bien-aimés

Aux barbares Dothrakis, succèdent les noms moins barbares, pour les Chrétiens notamment, Vikings. Dans les deux cas, les guerriers sont décrits avec fureur, crainte et admiration, aux pratiques parfois terribles. Là encore, les sources sont clairement identifiées, et l’on découvre avec gourmandise les liens potentiels entre la saga de Ragnar Lodbrock, ses fils, et la fratrie Greyjoy. Il est extrêmement tentant d’en décliner ici les secrets, d’explorer les arcanes de l’Heptarchie. Mais ce ne serait pas rendre hommage à ce livre passionnant que de dévoiler trop de choses à travers ces modestes lignes. L’important reste de lire ce livre.

 

Au coeur des influences, le Moyen Âge

Le Moyen Âge est bien entendu au cœur de nombreuses références. Ceci se retrouve dans l’architecture, dans ses castrats le du Nord, ses châteaux, à l’image de Winterfell, du Donjon rouge, de la Tour blanche, des Jumeaux, de Haut jardin et de son palais de type Renaissance. Là encore les influences ont été multiples : Aurélie Paci et Thierry Soulard permette aux lecteurs d’en percevoir de multiples influences. Cependant ce Moyen Âge, cette mer de poésie, ne se contente pas de châteaux et de mottes, d’armes légendaires ; il est aussi peuplé de troubadours, habités de religiosité. Plus que des épées qui n’ont rien à envier à Durandal, le poids la religion à Westeros est par instant écrasant. Si la Garde de nuit n’est pas un ordre religieux à proprement parler, les références aux Hospitaliers semblent claires tandis que les évocations d’une forme de croisade, dans le cas de la religion de R’hllor trouve des échos avec la Croisade albigeoise entre 1209 et 1229.

 

Plantagenêts et Capétiens, mes amours

Après un rapide retour sur une mise en perspective de l’Écosse et de Dorne, les tensions entre Targaryen, Stark et Lannister sont analysés par le prisme des relations conflictuelles entre Plantagenêts et Capétiens. Histoires d’amour, histoires de succession, utilisation d’Aliénor d’Aquitaine, de l’anarchie anglaise entre 1135 et 1153, évocations des rois maudits, où l’on apprend par exemple que Cersei reçoit une prophétie semblant tout doit tirée du roman de Maurice Druon, La reine étranglée, sont autant d’angles détaillés, étayés, avec minutie. L’essai démontre avec brio à quel point la période historique a profondément influencé le romancier.

 

Renaissance et appel de l’océan

Les deux dernières parties s’intéressent à la mise en place de l’Époque moderne, de la Renaissance aux grandes découvertes, démontrant ainsi que le Moyen Âge est loin d’être le cœur exclusif de ce miroir déformant. Braavos et Venise, cité de Lys et Renaissance, Myr et Gênes, réflexions sur la banque, le commerce, théâtre de la mystérieuse Braavos, tout montre que les inspirations historiques n’ont jamais été choisies au hasard. Tout est travaillé, tout est pensé, à l’image cité du mystère, cité du masque, cœur des intrigues permettant à Arya de devenir maîtresse dans l’art du changement d’identité. La secte des Sans visages n’a ici rien à envier à celle des Haschischin, venu d’Iran entre les XIe et XIIIe siècles. De façon moins importante sans doute, mais non moins intéressante, on peut aussi retrouver chez l’auteur différentes influences des grands explorateurs, à travers les cartes imaginaires bestiales qui sont totalement inspirées des représentations modernes. Les bateaux font partie intégrante du Trône de Fer et nombreuses sont les influences limpides ; drakkars vikings pour les Fer-nés, dromons byzantins d’Aurane Waters, en passant par les galères vénitiennes de Braavos ou encore le départ d’Arya Stark vers un nouveau monde. Piraterie, Îles du Basilic aux atours de Tortuga, Georges R.R. Martin a une nouvelle fois puisé partout.

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En guise de conclusion voici un livre passionnant, pour tout amateur de cet univers comme pour tout amateur d’histoire. Une réflexion alerte, rigoureuse, parfaitement étayée sur la création d’un monde imaginaire, miroir déformant de nos sociétés, de notre passé. Un incontournable.