Le n° 193 de cette revue « universitaire » comprends un dossier sur la géopolitique du Moyen Orient (Irak, Liban, Darfour) et deux articles importants, l’un sur les médias arabes (notamment Al-Jézira) et l’autre, très géographique, sur l’Asie centrale.

CR de Yves Montenay

Ce numéro a pour objectif de décrypter l’actualité de la région en la reliant à la géographie et à l’histoire politique et économique, voire idéologique et militaire. Il évoque la guerre asymétrique et ses inconvénients pour Israël, le contexte pétrolier au Darfour, la compétition pour gagner « les cerveaux et les coeurs » arabes … On pourrait dire qu’il essaie de faire passer le lecteur de la confusion (bien compréhensible) à une meilleure compréhension de la complexité régionale.

L’institut, la revue, le numéro

L’Institut Choiseul est dirigé par Pascal Lorot et a plusieurs publications. L’une d’entre elles est Maghreb-Machrek ; « Maghreb » signifie l’Occident (du monde arabe) et « Machrek » l’Orient :
http://www.choiseul-editions.com/revues-geopolitique-Maghreb-Machrek-15.html

Son comité éditorial regroupe des chercheurs d’origine arabe, européenne et de l’université américaine de Sarjah (Émirats Arabes Unis). Le collège éditorial regroupe plusieurs des grands noms des études islamiques françaises, exerçant soit en France, soit sur place. Il est appuyé par un conseil consultatif international originaire des universités d’Europe, du Caire, d’Aman et de Casablanca. C’est donc une revue « universitaire » avec les caractéristiques correspondantes, inverses de celles des ouvrages de vulgarisation.

Le numéro 193, automne 2007, est construit autour du dossier « Les nouvelles guerres du monde arabe » avec l’examen de nouvelles stratégies et de nouvelles formes de violence.
Le premier article de ce numéro est à la mémoire d’Alain Roussillon, « ancien » de divers grands organismes de recherche français implantés dans le monde arabe, qui a notamment étudié les interactions entre islamisme et libéralisation. Ensuite viennent les articles du dossier, puis deux autres peut-être encore plus intéressants. Le numéro se termine classiquement par la présentation d’ouvrages.

Le dossier : Les nouvelles guerres du monde arabe

Ce « dossier » commence d’abord par évoquer la guerre d’Irak, celle de 2006 au Liban et le Darfour et les nouvelles formes de la violence asymétrique (entre un « faible » et un « fort »). Pour l’Irak, on ne sait plus quel sens donner à la présence des troupes américaines tant à Bagdad qu’à Washington, où la victoire des démocrates a encore accru les contradictions au sommet des États-Unis. Les Américains ont raté le moment de la négociation et de l’intégration et ont cherché à détruire leurs ennemis plutôt que d’essayer de bâtir un consensus, chez les sunnites mais aussi chez les chiites avec le cas de Moqtada al-Sadr.

Le deuxième article vise la réforme de la sécurité au Liban. Les affrontements entre l’armée libanaise et les combattants du Fatah al-Islam à Nahr el Bared pendant l’été 2007 se sont ajoutés aux assassinats politiques. Le gouvernement Siniora tente de réagir en renforçant les forces de sécurité. Il est appuyé par la communauté internationale mais sans que celle-ci ait les idées claires sur la stratégie à adopter, ce qui découle bien entendu des profondes divisions internes au Liban, y compris sur la définition de l’identité commune.

Le troisième article évoque « La démocratie israélienne face à la guerre asymétrique de l’été 2006 ». Israël se trouve dans une impasse stratégique ayant perdu l’illusion que sa supériorité technologique pourrait triompher de toutes les situations. En fait, cette supériorité a été contreproductive, notamment pour ce qui concerne l’image d’Israël et de ses adversaires. Le Hezbollah a démontré sa capacité à bien utiliser les équipements les plus modernes et notamment des missiles anti-char efficaces. De toute façon, depuis environ un demi-siècle, on sait qu’une guérilla gagne si elle ne perd pas et que l’armée conventionnelle perd si elle ne gagne pas.
L’article suivant, « Le Darfour, de la crise humanitaire au choc pétrolier », expose que le conflit du Darfour relance la rébellion sudiste commencée en 1982. Plusieurs facteurs se conjuguent : le pétrole, l’avancée de la Chine et l’échec des sanctions imposées au Soudan par les États-Unis au nom de la lutte antiterroriste, qui se sont révélées contreproductives. Dans ce contexte, l’auteur estime que la thèse d’une guerre ethnique au Darfour est un moyen de cacher des enjeux réels, comme précédemment pour celle du Sud. Et le problème rebondit, car de la résolution de la crise du Darfour dépend la consolidation et l’achèvement de la paix au Sud. L’auteur choisit de « ne pas conclure » et estime que le souhait des stratèges de Washington est de faire éclater le Soudan pour la gestion de l’eau du Nil et du pétrole. Mais, le précédent irakien n’est pas un succès …

L’ensemble de ce dossier sur les nouvelles guerres du monde arabe est enrichi d’innombrables exemples et références précises.

Les médias arabes

Le premier des autres articles ne quitte pas vraiment ce thème des nouvelles guerres du monde arabe. Il s’intitule : « Faire de la politique par les médias » et fait une large place à la chaîne Al-Jazira.

L’auteur, Mohammed El Oifi, rappelle que l’Irak avait été évacuée du champ médiatique avec la guerre de 1991, ce qui laissait un monopole aux intérêts saoudiens qui employaient l’élite journalistique libanaise, quitte à « l’acheter ». Al Jazira a été lancée en 1996 et a bouleversé ce paysage. Elle est depuis concurrencée par la chaîne saoudienne Al Arabiya, discrètement pro américaine, par Al-Hurra ouvertement américaine, par Al-Alam, voix arabe de l’Iran, et maintenant par France 24 en arabe. Mais pour concurrencer Al-Jazira, ces nouvelles chaînes sont obligées de l’imiter, notamment pour ce qui concerne le type d’émission et la variété des invités, et toutes sont maintenant soumises à l’opinion publique arabe.

L’article reprend très en détail l’histoire de ces chaînes, ainsi que celle des journaux et des radios qui les ont précédés et la carrière des différents journalistes. Par contre, il n’y a pratiquement aucune description du « personnage » qu’est Al-Qaradawi, invité très fréquent de l’émission religieuse d’Al-Jazira. Nous ne saurons pas s’il est l’islamiste violent dénoncé par les Arabes modérés ou le modéré critiqué par les partisans d’attentats suicides dans les pays occidentaux, alors que le prêcheur se borne à les encourager dans les territoires israéliens.

L’apparition d’Al-Jazira a violemment perturbé les chaînes nationales jusque là très officielles et fermées à toute opposition, et chacun se demande pourquoi et comment elle a pu apparaître. L’explication la plus simple est qu’il s’agissait pour l’émir du Qatar, qui venait de renverser son père, d’avoir une visibilité rendant plus difficile les critiques à son égard et l’annexion de son pays par l’Arabie saoudite. D’autres y voient un complot américain : permettre à cette chaîne d’être populaire par son anti-américanisme et instiller ainsi le poison de la liberté d’opinion et de la relativité des valeurs, de manière à favoriser l’américanisation. Cette idée ne résiste pas à la constatation que la chaîne est le vecteur le plus important et le plus efficace de la critique de l’Amérique, et pas seulement par la diffusion des interviews de Ben Laden.

L’auteur insiste sur l’équilibre entre les trois tendances de la chaîne : le panarabisme, « l’islamique » et la libérale. Le panarabisme s’oppose à l’État-nation, qui n’a pas réussi à être légitime, ni à imprégner les peuples de valeurs nationales. La seconde tendance qualifiée « d’islamique » laisse un peu le lecteur sur sa faim, l’auteur n’expliquant pas s’il pense à « religieux » ou à « islamiste ». La tendance libérale, elle, s’attache à la critique des dictatures arabes et aux revendications démocratiques.

L’action américaine semble être calquée sur les souvenirs de la guerre froide et radio free Europe. On y retrouve d’ailleurs Condolezza Rice, très marquée par cette époque. Mais le contexte arabe est totalement différent, ne serait-ce que par ce que les Américains sont alliés à Israël, donc à l’ennemi. Leur appui à ce pays ainsi qu’aux dictatures locales ridiculise leur appel à la liberté. Les Américains tentent donc d’agir indirectement par Al-Hurra en visant la jeunesse via des chansons arabes et américaines et des reportages sur le bonheur des musulmans aux États-Unis. Néanmoins, il y a trop souvent de simples reprises américaines doublées en arabe.

Finalement, l’article revient sur l’importance d’Al-Jazira qui lui semble être la seule institution panarabe efficace et légitime par opposition à la Ligue Arabe et aux autres organismes communs à tout ou partie de ces pays. Cela vient bien évidemment du discrédit des gouvernements et des États nations. L’auteur en induit que la crise arabe est plus politique que culturelle ou religieuse et que les nouveaux médias vont renforcer le pouvoir des opinions publiques au détriment des élites actuellement au pouvoir.

La recomposition des déserts centrasiatiques

Cet article d’Alain Cariou fera plaisir aux historiens-géographes. Après 70 ans de vase clos, cette région se rouvre au monde. Pendant la période soviétique, elle a été bouleversée par une immigration forcée très variée (Russes, Ukrainiens, Allemands de la Volga, Tatars, Coréens Tchéchènes …) et des investissements gigantesques. Depuis 1991 il y a eu un reflux général et une accentuation de la fragmentation avec l’apparition d’États souverains.
Les Russes et surtout les Soviétiques avaient voulu briser le nomadisme et l’islam pour contrôler des sociétés culturellement très différentes, voire hostiles. Les populations indigènes relativement denses des hautes vallées ont été transférées dans les fronts pionniers (dont les fameux périmètres de coton irrigué) ; cela donnait de plus à l’URSS les produits agricoles « chauds » qui lui manquaient : riz, tabac, fruits, coton. 5 millions d’hectares ont été gagnés sur le désert, le canal du Kara Koum a un débit supérieur au Rhin … au détriment de la mer d’Aral et au prix de la salinisation des terres. A la même époque, le new deal américain faisait de même dans un contexte moins brutal.

Depuis les indépendances, les frontières matérialisent non seulement une souveraineté nouvelle et donc un pouvoir, mais aussi des « trésors » miniers (non seulement le pétrole, mais l’or, l’uranium …) à surveiller, car dans des régions parfois peuplées de « minorités », c’est à dire de l’ethnie du pays voisin. De plus les « industriels nationaux » se sont empressés de multiplier les droits de douane. Les « immigrés » s’en vont, les « indigènes » les suivent. On se coupe des Russes en adoptant l’alphabet latin (et des arabo-pakistano-persans « islamistes » en refusant l’alphabet arabe). Bref on se marginalise plus qu’on ne se mondialise.

Pas complètement : la contrebande fleurit : on achète ou contourne le douanier. Les armes russes vont vers le sud et l’est, la drogue afghane et du « triangle » vers l’ouest. Et puis, Américains, Chinois, Indiens et autres étrangers voudraient bien remplir ce vide : des bases militaires, des oléoducs, des gazoducs devraient pousser à une « remondialisation ».

Les articles de cette revue sont particulièrement bien documentés, et illustrent le côté « revue universitaire » de Maghreb-Machrek par opposition aux ouvrages ou articles de vulgarisation se voulant mieux adaptés à l’enseignement secondaire

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