Dans ce nouvel opus de l’Etat du monde, Bertrand BADIE, Dominique VIDAL et les auteurs ayant contribué à cet ouvrage s’attaquent à la question de la puissance française et ses ambitions en termes de politique extérieure. Le postulat de départ est un décalage entre une volonté de puissance, qui s’inscrit dans l’histoire de la France, et des moyens aujourd’hui peu adaptés à cette volonté. En effet, dans la droite lignée de l’héritage de De Gaulle, la France continue à tenter de s’affirmer comme une puissance. 

Néanmoins, depuis la défaite de la France en 1940, l’ordre international a évolué, modifiant l’équilibre des puissances. Dans un contexte de mondialisation, avec l’apparition puis l’affirmation de nouveaux acteurs, la puissance française est remise en cause et doit s’adapter. En effet, à une époque où sont remises en question les notions de progrès, de modernité, d’universalité et de valeurs occidentales, ce sont les fondements mêmes des politiques d’influence et d’intervention qui sont ébranlés. De plus, la crise sanitaire a révélé des faiblesses et des dépendances, que le pays cherche aujourd’hui à dépasser. 

D’où la problématique suivante : dans ce contexte de mondialisation et dans le monde post-covid, que reste-t-il de la puissance française, entendue, pour reprendre la définition de Raymond ARON et Max WEBER, comme la « capacité à imposer sa volonté à l’extérieur de ses frontières » ? L’héritage historique de la France, qui a été l’un des fondateurs, au XVIIe siècle, du « premier système international structuré », continue-t-il à donner encore une « responsabilité particulière » à une puissance désormais « moyenne » ? 

La piste d’une nouvelle voie est explorée dans l’ouvrage, avec l’idée qu’il faudrait que la France invente une autre façon d’exercer son influence, non plus au travers de marqueurs traditionnels de la puissance (interventions armées…), mais en prenant en compte ses ressources réelles, et particulièrement son réseau diplomatique encore très performant. En effet, pour Bertrand BADIE, la récente crise sanitaire, ainsi que la crise climatique, suggèrent une insécurité plus globale que nationale, d’où la nécessité de repenser totalement le style de puissance dont le pays a désormais besoin. 

L’ouvrage s’organise, comme les précédentes parutions de l’Etat du monde, en trois parties :

  • La première est une réflexion historique, depuis 1214, mais surtout depuis le Congrès de Vienne (1814-1815) jusqu’à la politique qualifiée de « gaullo-mitterrandiste », sur les origines et les évolutions de la puissance française. 
  • La deuxième partie passe en revue les instruments de la politique étrangère française.
  • Enfin, la dernière partie est consacrée à des études de cas. 

PARTIE 1 : D’où vient la culture française des relations internationales ?

Cette première partie, la plus intéressante pour moi, très historique et bien menée, est une histoire des origines de la culture française des relations internationales, avec un premier article introductif de Robert FRANK qui en fait la genèse et en retrace les grandes étapes. Il y pointe le rôle central du président de la République depuis De Gaulle, montrant que la puissance de la Nation s’articule avec le pouvoir et la personnalité d’un homme. Cette marque de De Gaulle transparaît dans beaucoup d’articles, et notamment dans ceux traitant de l’Europe, de la « variable atlantiste », du nucléaire… etc…

Plusieurs autres paramètres sont à prendre en compte pour comprendre la politique étrangère française, à savoir les séquelles mémorielles liées à l’histoire coloniale de la France, ainsi que sa relation, parfois ambivalente, avec l’Union Européenne, qui permet à la France de se positionner comme une puissance et d’exprimer une forme de domination.

Enfin, la déclaration universelle des droits de l’homme, qui ne fait pas l’objet d’un chapitre mais qui apparaît de manière récurrente dans les différentes analyses, sert de justification à l’ingérence française à l’étranger, au nom d’une « responsabilité de protéger », alors même que la France vend des armes à des pays en guerre ou soutient certains régimes dictatoriaux.

L’article de Pierre GROSSER, professeur à Sciences Po Paris, sur la relation particulière de la France à ses défaites (« Quand la grandeur masque les défaites ») m’a particulièrement marquée. Il montre une politique étrangère souvent construite sur une volonté de se reconstruire et de réaffirmer la puissance en réaction à des défaites. Pour lui, le mélange de prétentions frustrations et d’échecs est une particularité française. 

PARTIE 2 : Les instruments de la puissance

Cette seconde partie permet d’explorer les instruments de la puissance étrangère française, qu’ils soient économiques, culturels, militaires ou diplomatique. L’accent est particulièrement mis sur les pratiques diplomatiques de la présidence d’Emmanuel MACRON et par le poids important de la cellule diplomatique de l’Elysée.

Cette partie s’ouvre, d’ailleurs sur une analyse de la diplomatie d’Emmanuel MACRON, par le journaliste René BACKMANN, sans réel contre-pouvoir. Il met en avant un important réseau diplomatique qui n’a pas évolué sous le quinquennat actuel. Pour lui, les discours du président ont été en décalage avec une continuité de la politique diplomatique depuis maintenant plusieurs mandats présidentiels. Il montre l’enlisement et l’échec des opérations françaises à l’étranger ces dernières années. 

Par exemple, une réflexion intéressante est menée par Aymeric ELLUIN, « chargé de plaidoyer armes » à Amnesty International France, au sujet de la vente d’armes comme outil de la politique étrangère française. Il pointe du doigt des incohérences entre une volonté de respecter le droit international et l’intérêt de vendre des armes à l’étranger, les mêmes acteurs décidant de la vente et analysant les possibles violations des droits humains découlant de la vente, questionnant sur les motivations réelles du ministère des Affaires étrangères. 

PARTIE 3 : Etudes de cas

La troisième partie du livre se concentre sur plusieurs lieux où la France tente d’agir, en particulier en Afrique et au Moyen-Orient. Elle se concentre également sur les relations de la France avec d’autres puissances, comme les Etats-Unis, la Chine, la Russie, tentant d’analyser et de comprendre les relations ambivalentes qu’elles entretiennent. A noter aussi une concentration sur certains types de politiques, comme l’interventionnisme, la diplomatie climatique… etc… 

L’article de Dominique VIDAL sur les relations France/Israël/Palestine est particulièrement intéressant quant à  cette ambivalence et cette question de la cohérence de la politique étrangère française. Il y retrace l’évolution de cette dernière depuis 1948, montrant les différentes marques des présidents français, notamment depuis Charles de Gaulle, tout en analysant les enjeux et les objectifs de la France, dans un contexte de mondialisation et d’évolution des équilibres des puissances dans le monde. 

L’article de Karim Emile BITAE, sur l’intervention de la France au Liban, bien que trop partisan à mon goût, présente une intéressante analyse d’un cas concret de la politique « des coups d’éclat » menée sous la présidence d’Emmanuel Macron, reprenant l’analyse de Bertrand BADIE, cité par Médiapart : pour lui le président est arrivé au pouvoir très jeune, avec un manque d’expérience dans le domaine des relations étrangères, tout en cultivant ce que Bertrand BADIE appelle une attitude de « démiurge ». 

Enfin, le dernier chapitre sur comment la France se perçoit et comment les autres pays la perçoivent est très intéressant et pourrait presque faire office de conclusion des analyses proposés dans cet ouvrage. 

Conclusion

Le point de vue adopté et les problématiques traitées dans cet opus de l’Etat du monde sont très intéressants et donnent matière à réflexion quant aux choix de politique étrangère de la France. Les deux premières parties tentent de proposer un panorama complet de l’histoire de la diplomatie française depuis le XIIIe siècle, de ses grandes tendances et de ses outils. Si les analyses et les réflexions sont toutes intéressantes et bien menées, elles restent souvent « en surface », ne proposant pas d’approfondissement. 

C’est néanmoins normal, le sujet étant très vaste et les auteurs ayant des contraintes éditoriales. De plus, certains chapitres sont parfois redondants. Autre petit point négatif à ce très bon ouvrage : certains auteurs proposent des analyses engagées et militantes, et donc subjectives, notamment dans la troisième partie. Cela n’en reste pas moins une excellente analyse des enjeux, fondements et évolutions de la politique étrangère française. 

L’idée centrale de l’ouvrage est que la France, devenue une puissance moyenne, tente de défendre son statut de puissance en menant une « diplomatie du rang » et en faisant de la défense et de la construction de symboles son cheval de bataille. Il en résulte une diplomatie du spectacle, de la démonstration, qui se construit au détriment d’une cohérence des actions et prises de positions françaises. Les études de cas illustrent bien cette ambivalence.

Néanmoins, et c’est l’idée développée dès l’introduction par B. BADIE, l’enjeu n’est, désormais, plus d’être une grande puissance comme autrefois, mais de s’insérer dans le jeu de la mondialisation en devenant une puissance « globalisée », « mondialisée », capable de naviguer dans une pluralité d’enjeux, d’échelles, de culture. S’intégrer au collectif multilatéral caractéristique de la mondialisation paraît être une nécessité pour gérer les enjeux du monde actuel, et notamment l’exposition aux risques de différentes natures (sanitaires, sécuritaires, écologiques…).