Alternatives Sud est une petite collection dont cette dernière publication présente un triple intérêt : celui d’associer des éditeurs belges et parisiens, d’être ouverte à des auteurs d’origines géographiques variées (asiatique, africaine, latino-américaine), et de proposer des textes divers, articles
d’universitaires ou d’architecte, rapports d’association… tous s’appuyant sur de très nombreuses références.
« La croissance des inégalités et de la pauvreté urbaines dont l’explosion des bidonvilles est l’expression la pus forte, résulte d’un modèle « d’urbanisation sans développement » induit par des ajustements structurels et le « tout-au-marché ». La ville néolibérale , lieu de polarisation extrême, apparaît à la fois comme le support privilégié et l’horizon ultime d’une certaine mondialisation. »
Le ton est donné dans l’éditorial de Laurent Delcourt, sociologue et historien, chercheur au centre tricontinental de Louvain. L’ouvrage est certainement dénonciateur, et alarmant, mais s’appuie sur des ressources reconnues (rapports de ONU-Habitat), des constats de chercheurs et spécialistes des villes du Sud sur les évolutions des vingt, trente dernières années. Dénonciateur d’un « modèle d’urbanisation débridée », de « polarisation obscène », de « forme perverse d’urbanisation » : celle qui a pour conséquence une urbanisation de la pauvreté dont la forme la plus visible est l’explosion des bidonvilles. Des évolutions qui résultent du tournant des années 😯 qui touche les politiques économiques de nombreuses régions du Sud : ajustement libéral marqué par un désengagement de l’Etat dans ses obligations de services publics, par une dérégulation et flexibilisation du travail et par une ouverture des marchés aux investisseurs privés. La « bonne gouvernance » prônée par les Etats mais aussi les institutions internationales (Banque mondiale notamment), les modèles, présentés comme tels, de développement urbain que sont Bangalore ou Shanghai, cachent les échecs d’une urbanisation non contrôlée.
Le livre s’ouvre sur deux articles qui traitent de « l’urbanisation sans développement » en Afrique : on observe, après une période où les politiques de développement étaient d’abord orientées vers le développement rural, un retournement en faveur des villes considérées comme des moteurs du changement et de la croissance. Mais, ce nouveau management urbain privilégie la responsabilisation locale alors que les municipalités n’ont pas les moyens de répondre à tous les défis. D’où un accroissement des problèmes urbains en terme de fragmentation sociale et spatiale, de développement du secteur informel, et, phénomène d’adaptation, une « ruralisation des villes » : l’agriculture urbaine se développe partout où elle est possible, contournant les réglementations, et dans certains quartiers, contribue à effacer les différences entre rural et urbain, d’autant que les liens entre migrants urbains et ruraux se maintiennent. Autre problème souligné : l’absence de réponse en terme d’infrastructures et services de base. C’est le cas de l’accès à l’eau : les auteurs dénoncent la « financiarisation » (privatisation des circuits de distribution) et des modes de tarification qui ne permettent pas une distribution égalitaire ; les responsables sont à la fois les grandes organisations mondiales (FMI, Banque mondiale) qui conditionnent leurs aides aux privatisations, la corruption, la faiblesse des syndicats et le manque de pouvoir des consommateurs.
Une étude menée par la Coalition asiatique pour le droit au logement présente les évolutions contrastées de huit villes asiatiques. Après un exposé général sur le poids des villes asiatiques, la synthèse explique la contradiction entre enrichissement et développement urbain et dégradation des conditions de vie. Investissements, concentration d’entreprises et revenus élevés génèrent une compétition pour l’espace, des expulsions et un rejet des populations pauvres en périphérie, la destruction d’un patrimoine urbain, le développement de logement informel, et ce, malgré l’émergence d’organisations de pauvres qui font pression sur les autorités et peuvent se présenter comme partenaires dans des projets d’aménagement. En terme de perspective à venir, la synthèse souligne l’importance pour les responsables des politiques urbaines, centrales ou locales, de tenir compte des réponses informelles pour combler les déficits d’équipements et logements, et d’accompagner ces processus en impliquant tous les acteurs, y compris les populations défavorisées.
Un exemple précis est donné dans un article consacré aux colonies informelles de Karachi dans lesquelles vit la majorité de la population. Ces colonies se sont consolidées avec l’aide de l’Etat et les liens tissés avec le milieu formel : gestion des déchets et recyclage, installation dans les bidonvilles d’écoles privées informelles, de cliniques médicales, création d’emplois compétitifs (production de pièces détachées, productions textiles..), mais aussi équipements de loisirs comme l’accès au câble, l’ouverture de magasins de vidéos piratées, de restaurants… de quoi satisfaire les aspirations d’une population pauvre mais de plus en plus instruite, rajeunie, et plus coupée de ses racines rurales que les générations précédentes. Cependant, les perspectives à venir ne sont guère réjouissantes : soutien moins actif de l’Etat, compétitivité moins forte de la main d’œuvre, marginalisation croissante de ces populations allant de pair avec une plus grande insécurité et un appauvrissement qui conduit à une parcellisation des terres. Le fossé entre le rêve de consommation et une réalité sociale qui ne cesse de se dégrader conduit une bonne partie de la société à condamner les modèles de l’O.M.C, de la Banque mondiale, du F.M.I.
Le cas des villes d’Amérique Latine montre combien est indispensable la participation citoyenne aux politiques urbaines, dans leur volet social : l’auteur développe d’abord les rapports entre pauvreté urbaine, inégalités, exclusion sociale en s’appuyant sur l’exemple du Mexique où la pauvreté y est avant tout « patrimoniale » (au regard des 2 autres types de pauvreté : alimentaire et capacitaire) ; puis, est présentée la spécificité des villes latino-américaines où la société est ici segmentée, plus qu’ailleurs.
Si la planification urbaine s’est appuyée jusqu’aux années 70-80 sur une vision globale de la ville, elle repose depuis sur une vision plus fragmentée, considérant les différentes composantes socio-économiques, et accordant paradoxalement une attention aux plus défavorisées. Décentralisation, initiatives privées, mobilisation de l’épargne privée ont été privilégiées aux dépens d’un investissement de l’Etat qui joua le rôle d’impulseur, d’accompagnateur (soutien aux O.N.G par exemple ou accommodements pour entreprises privées). Il en résulte une gestion urbaine qui reposent sur des interventions sectorisées, isolées, concédant plus d’autonomie et de flexibilité (fondements du modèle libéral) mais génératrice de contradictions, d’inégalités.
Le livre s’achève sur des propositions, celles qui défendent une vision alternative de développement urbain au détriment d’une vision néolibérale. Elles n’excluent pas les grands projets urbains pour autant qu’ils relèvent les défis des grandes villes aujourd’hui et ne reposent pas exclusivement sur de grandes opérations d’envergure satisfaisant les investisseurs privés ou la compétitivité. Elle nécessite un retour à une vision globale de la ville et à des cadres régulateurs, normatifs (dont l’Etat fait partie), ainsi qu’une prise en compte de tous les acteurs, internationaux, nationaux, locaux. Ce n’est qu’à ces conditions que les projets urbains pourront être de vrais projets de ville associant urbanisation et développement.
L’ouvrage se situe dans la mouvance de ces collections alternatives, qui pointent les effets négatifs de la mondialisation, dénoncent des situations sociales, économiques des régions pauvres. Il peut irriter dans ses critiques redondantes concernant la mondialisation, les conséquences des politiques néolibérales, les effets des ajustements structurels et leur cortège de privatisations, le désengagement de l’Etat et les revers de la décentralisation. Le vocabulaire utilisé dans la remise en cause des stratégies de l’ingénierie onusienne, des échecs de la « bonne gouvernance », des conséquences sur les « parias de l’urbanisation »… défendent une attitude parfois plus tiers-mondiste marxisante qu’altermondialiste. On trouvera en annexe un document écrit par l’Alliance internationale des habitants, un appel « contre le modèle néolibéral des villes, pour un nouveau pacte urbain ! » (Vancouver, 2006) qui en fait un livre militant.
Ce petit ouvrage est pourtant utile dans un enseignement des dynamiques urbaines : il montre des enjeux importants dans les processus de métropolisation ; il permet aussi de réfléchir sur les acteurs mobilisés dans ces dynamiques, des plus visibles et plus connus (multinationales, Etat) aux moins visibles (pouvoirs locaux, associations). Des textes qui élargissent nos schémas et tableaux des mondes urbains par des points de vue du Sud.
Par Brigitte Manoukian, Lycée Vauvenargues, Aix-en-Provence (13)
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