Ces guerres qui nous attendent 2030-2060 : saison 2 ! C’est un travail singulier extrêmement stimulant que celui présenté ici par le collectif Red Team défense. Composé d’auteurs, de dessinateurs et de scénaristes indépendants, ce collectif a pour ambition d’apporter au Ministère des Armées une source d’inspiration et de remise en question. Penser et anticiper au mieux la protection du territoire et de nos intérêts stratégiques vitaux sont au cœur des questionnements.

Comme le précisent Alain Fuchs et Cédric Denis-Rémis, respectivement président de l’université PSL et vice-président de la même entité, ce programme s’inscrit très concrètement dans les pas d’Isaac Asimov. S’immerger dans un univers parallèle, scientifiquement éprouvé, afin de poser des réflexions sur notre avenir.

La pensée stratégique se nourrit ici d’imaginaire. Afin d’obtenir quelque chose d’efficace, encore faut-il que cet imaginaire soit borné par des éléments vraisemblables. Il ne s’agit pas d’une science-fiction totalement déconnectée de notre réalité, mais bien de réfléchir à une articulation juste entre des possibles aujourd’hui, à peine anticipés, mais des possibles cependant tout à fait crédibles. La version qui nous est proposée ici est grand public : de nombreuses réflexions restent la propriété des décideurs politiques et militaires. Néanmoins ce travail donne une excellente vision de cet exercice de style.

Ce second tome repose sur 2 scénarios. Le premier s’intéresse à une « guerre écosystémique ». Le second scénario met en scène une intervention dans un monde marqué par « la basse énergie », qui s’est imposée après « la nuit carbonique ».

 

Ces guerres qui nous attendent 2030-2060 – Scénario 1: une guerre écosystémique

 

La structure du scénario repose sur des éléments extrêmement bien balisés. Intervention de spécialistes actuels par exemple pour ce premier scénario Terence Strick, directeur de recherche à l’institut de biologie de l’ENS PSL, ou encore Michel Goya, historien militaire reconnu et grand amateur de science-fiction.

La question posée par ce premier scénario est la suivante : et si, après des années de travaux et de recherche sur les virus et bactéries, sur la « weaponisation » du vivant, c’est-à-dire la transformation en armes d’éléments naturels, des créations échappaient à tout contrôle. Comme le précise justement Terence Strick, « nul besoin d’invoquer la malice, quand la compétence suffit ». Le cas de la Covid 19 permet bien entendu de donner encore plus de corps cette question et ce d’autant plus qu’un laboratoire de Boston a annoncé il y a quelques temps avoir créé un méga-covid, combinant forte létalité et forte viralité[1].

Le scénario, comme le suivant d’ailleurs, se lit comme une bonne nouvelle de science-fiction. Je ne vais donc pas dévoiler les secrets de cette réflexion, afin que chacun puisse profiter de la découverte jouissive de cette histoire tout à fait vraisemblable.

 

Géopolitique d’un univers parallèle

 

Un avertissement historique de rigueur pose les bases géopolitiques : l’Est de l’Eurasie est dominée par un vaste empire héritier des conquêtes de Gengis Khan, la Horde d’Or, face à qui la Ligue Hanséatique, ensemble de cités libres de l’Ouest, s’est opposée depuis un millénaire. La Ligue promeut la démocratie municipale, tandis que la Horde d’Or repose sur une approche plus dure du pouvoir, une dictature expansionniste. Entre les deux, une zone-tampon : la Ruthénie dont la capitale est Khief et le Khanat de Königsberg qui reste une enclave sous domination mongole. Bien entendu, il appartiendra aux lecteurs d’essayer de faire, ou pas, des comparaisons avec la géopolitique actuelle.

 

La cinquième révolution industrielle

 

La base du scénario repose sur une nouvelle révolution copernicienne : au XXIe siècle s’est généralisée l’exploration de la maîtrise génétique de la biologie des systèmes. Les outils se sont peu à peu démocratisés, au point que chacun puisse modifier son environnement local. Intervenir sur le monde du vivant, s’adapter aux crises climatiques, préserver et adapter les écosystèmes, sont devenus des devoirs civiques. Dans cette perspective, l’art de la guerre a profondément changé. L’approche « écosystémique » permet tout à la fois de détruire la nature, mais aussi de rendre ce qui était devenu inutilisable, des champs incultes par exemple, à nouveau féconds. Judicieusement, les auteurs étayent cette explication par des propos tout à fait perturbants : en 2036 l’une des puissances de ce monde, les Han, a été très durement touchée par une invasion de chenilles légionnaires d’automne, qui a mis en péril toute leur production céréalière.

 

Immersion totale

 

Le scénario repose sur d’excellentes illustrations et des petits articles. Un compte rendu d’émissions télévisées, des petits articles tirés de travaux de chercheurs, comme celui du « traité de guerre écosystémique, collectif, paru aux presses de l’université de Cracovie en 2065 ». Tout est là, on y croit.

Le cœur de cette nouvelle est de réfléchir à la façon dont cette cinquième révolution industrielle, donc marquée par les biotechnologies, a impacté nos sociétés. En résulte toute une réflexion autour de questions légales, mais aussi des questions éthiques et morales. Bien entendu se pose aussi des questions plus militaires. Les « Khmers verts », les « Bio guerilleros » sont autant de marques d’une nouvelle forme d’irrégularités dans la guerre. Interview d’un général, « arrêté du 1er avril 2039″ relatif à la constitution d’un nouveau corps de métier, les « écomédien-nes », le tout certifié par « l’algorithme Lila », sont autant de clés qui rendent la lecture extrêmement immersive.

 

Le Pearl Harbour vert ?

 

Le nœud de ce conflit est le développement, foudroyant, d’une maladie en 2043. En Bessarabie, alors que se prépare une tentative occidentale censée s’emparer du Khanat  de Transnistrie aux mains des Mongols, l’offensive tourne court. Une maladie se développe, s’attaquant notamment aux opérateurs de drones. Très rapidement, les partisans des Mongols prennent l’avantage et la communauté internationale commence à supputer le fait que la Horde d’Or ait pu user d’armes biologiques.

Quelques années plus tard, des bouleversements apparaissent dans les forêts servant de zones tampons. Tandis que les Occidentaux utilisent ces forêts comme moyen de détection des troupes ennemies, en exploitant les essences végétales, ces dernières sont attaquées par des insectes qui réduisent à néant ce système de défense passif. « Faut-il sauver le sapin de Noël » : cet article du journal « libérama » fait partie de ces petites perles qui rendent la lecture totalement crédible. Réflexions sur un Tchernobyl vert, réflexion autour du « nature building », développement d’enclaves lépreuses, peste verte, sont autant de pistes que l’on explore avec délectation mais aussi réflexion.

 

Quelles leçons ?

 

En fin de scénario Sylvain Gariel, cofondateur et directeur général de DNA Script, pose les bases d’une réflexion autour de l’ingénierie génétique et de la biosécurité. Louis Thérèse, chercheur au centre Thucydide, université Paris II, rappelle avec justesse comment les armes biologiques ont été utilisées dans le passé. De la même façon Michel Goya rappelle à travers l’exemple de la guerre du Vietnam qu’altérer le milieu géographique n’est pas la science-fiction.

Un premier scénario extrêmement intéressant, à propos d’un thème classique, la créature qui échappe à son créateur, mais aussi l’utilisation par des puissances agressives de tous les moyens pour parvenir à leurs fins. Ici la guerre a changé de nature, mais la finalité reste politique.

 

Ces guerres qui nous attendent 2030-2060 – Scénario 2 : basse énergie : après la nuit carbonique

 

L’approche est ici un petit peu différente. Après avoir proposé un rapide tour d’horizon des questions énergétiques aujourd’hui, sous la plume de Greg de Temmerman, chercheur associé à Mine Paris, se développe un scénario autour d’une opération spéciale. En 2035, le contexte écologique mondial répond aux différentes alertes du GIEC : migration massive, détresse alimentaire, stress hydrique et thermique, développement de maladies particulièrement létales. Les catastrophes naturelles et la destruction d’environnement font que la moitié de l’humanité se trouve dans une situation de vulnérabilité. Les ressources en énergies fossiles sont épuisées et ce qui en reste ne peut pas être exploité, sauf à accepter des taux de pollution monstrueux.

C’est dans ce contexte de crise énergétique que les sujets écologiques sont au cœur des débats de « l’organisation des Nations rassemblées » : décarboner à tout prix et tout miser sur l’électrique. Viser la frugalité énergétique, décentraliser des productions sont les pistes explorées.

Ketegan, Kundani et Empire de Tidaxa

 

C’est dans ce contexte que la société keteganaise a fait de la décarbonisation, de la sobriété énergétique un art de vivre absolu. Ceci concerne tous les secteurs de la société y compris son armée. Dans ses capacités opérationnelles, dans ses applications tactiques, dans ses matériels tout est pensé au prisme de cette quête de sobriété. Le soldat keteganais est devenu l’archétype du fantassin, du guerrier qui doit avant toute chose consommer le moins d’énergie possible.

Dans un contexte de montée des tensions, le Ketegan se rapproche du Kundani, le premier devant aider le second dans sa mutation écologique. Cependant l’empire de Tidaxa, ouvertement expansionniste, n’entend pas laisser faire ce rapprochement. Tidaxa projette d’envahir prochainement le Kundani et de faire main basse sur des technologies particulièrement sensibles dans le domaine de la fusion nucléaire. Ces guerres qui nous attendent 2030-2060 seront donc ici basées sur la course à l’énergie.

 

La quête de la sobriété passe par la technologie

 

Le scénario suit une opération militaire qui vise à évacuer des scientifiques. Les illustrations sont toujours de très bonne facture et la façon dont les soldats sont équipés est très détaillée. C’est une approche extrêmement technique qui domine ce scénario. Les différentes phases opérationnelles sont détaillées en amont, avant que le récit ne permette de mesurer l’écart entre ce qui était prévu et ce qui se passe sur le terrain. Le récit met en avant l’importance de la dialectique des volontés : dans une situation conflictuelle, il y a en face un adversaire qui peut tout à fait avoir les moyens de mettre en difficulté les plans initialement prévus.

La force de ce scénario est de mettre en parallèle à la fois l’utilisation des technologies extrêmement avancées, notamment à partir de drones, et la nécessité pour ces dernières de disposer de sources d’énergie efficaces. Les éléments naturels sont aussi pris de compte, à commencer par des épisodes de mousson, qui vont rendre certaines utilisations difficiles. Toute la question pour les militaires est alors de pouvoir obtenir l’utilisation plus importante de sources d’énergie, en tout cas du côté des forces du Ketegan. Cette pression face aux questions écologiques est à mettre en parallèle avec des choix, moins vertueux d’un point de vue environnemental, des adversaires. À la guerre seule compte la victoire …

 

Un récit minutieux et réaliste

 

Exercice de réalité virtuelle, préparation millimétrée, séances de débriefing, témoignages de soldats sont autant d’éléments qui rendent, là aussi, la lecture particulièrement enthousiasmante. Ce second scénario est beaucoup plus micro que le précédent, qui reposait sur une dimension macro plus affirmée. Il n’en reste pas moins qu’il est, lui aussi, très réussi. Comme l’illustrent les réflexions de Grégory Lefèvre, directeur de recherche à l’institut de recherche de chimie Paris CNRS, ou encore de Edith Buser, directrice adjointe de la recherche à l’école nationale supérieure des Arts décoratifs, encore une fois tout est crédible. Ces réflexions sont passionnantes et touchent juste.

 

Nadia Maïzi conclut l’ouvrage en insistant justement sur la richesse des travaux de la Red Team. La tentation de faire confiance à la technologie, la question de l’alternative des systèmes centralisés qui organisent notre monde, pour viser des systèmes plus décentralisés, notamment dans la gestion de l’énergie, sont autant de réflexions qui continuent d’alimenter celles du lecteur, bien longtemps après que les dernières pages du livre n’aient été fermées.

 

Un second tome donc que je recommande chaleureusement. La science-fiction aux services de la réflexion, voilà une belle porte d’entrée vers la géopolitique et les problèmes qui sont d’ores et déjà devant nous.

 

 

[1]https://www.forbes.com/sites/brucelee/2022/10/18/new-lab-made-covid-19-coronavirus-at-boston-university-raises-questions/?sh=23e42cd62a4f