Dominique Lelièvre : un érudit tourangeau spécialiste de la Chine

Né en 1947, ingénieur ESE (Supélec) et diplômé d’une licence de sociologie, Dominique Lelièvre est passionné depuis longtemps par la Chine. Il a notamment publié un ouvrage réputé sous le titre Le dragon de lumière. Les grandes expéditions des Ming au début du XVe siècle. (France-Empire, 1996) et un autre sur les Voyageurs chinois à la découverte du monde. De l’Antiquité au XIXe siècle. (Éditions Olizane, Genève, 2004), en sus d’un document sur La grande époque de Wudi. Une Chine en évolution IIe – Ie av. J-C. (Éditions You-Feng, Paris, 2001), l’un des rares ouvrages écrits en français documentés sur le sujet.

De plus, il a également publié (à titre d’auteur) Mer et Révolution. Le Portugal pionnier fin XIVe – début XVe siècle. (DL Éditions, 1998) et aux éditions Carnot L’empire américain en échec. Sous l’éclairage de la Chine impériale. (Éditions Carnot, 2004). Pour l’année 2023, Dominique Lelièvre vient de publier chez l’Harmattan un nouvel ouvrage original sur la Chine, intitulé Les Voies de la Chine. Il a déjà été le premier en France à décrire l’aventure des Grandes Expéditions chinoises du début du 15e s. et à présenter les principaux voyageurs chinois. Son précédent ouvrage, publié aussi chez L’Harmattan en 2018, évoque l’étonnante transmission des savoirs profanes, y compris scientifiques, de l’Ouest jusqu’en Chine et au Japon avec La transmission du savoir profane d’Alexandrie à la Chine jusqu’au XIXe siècle.

Cette fois, Dominique Lelièvre parle de maints aspects essentiels du parcours de la Chine, de l’Antiquité à nos jours, en les mettant en perspective avec ceux de l’Europe Occidentale. Il est, pour chaque civilisation, des moments décisifs comme l’unification de la Chine en -221, ou, pour l’Europe, l’acceptation du christianisme comme religion de l’empire romain, au début du IVe siècle ap. n. e. Comme le remarque l’auteur, le découpage historiographique de l’histoire chinoise en dynasties apparaît bien insuffisant. Non seulement il diffuse l’image d’une Chine statique, dissimulant aux regards pressés des points d’inflexion qui ne sont pas concomitants aux changements dynastiques, mais il nous éloigne, en sus, de la Chine contemporaine, à première vue si différente. Les Voies choisies par la Chine éclairent bien mieux son parcours.

Composé de huit chapitres, le livre déroule les différentes facettes de l’évolution contrastée de la Chine, de l’antiquité jusqu’à nos jours. En outre, ce livre comporte des remerciements (p. 5), des conventions (p. 6), des repères chronologiques (p. 7-8), une introduction (p. 9-12), un premier chapitre (p. 13-26), un deuxième (p. 27-52), un troisième (p. 53-72), un quatrième (p. 73-110), un cinquième (p. 111-144), un sixième (p. 145-176), un septième (p. 177-212) et, enfin, un huitième et ultime chapitre (p. 213-260), une conclusion partielle et provisoire (p. 261-268) ainsi que tous les attributs de l’ouvrage scientifique : bibliographie (p. 269-271), deux cartes (p. 272-273) dont la première est celle de la Chine (RPC) et la seconde celle de la Mer de Chine méridionale (p. 273), puis, enfin, une table des matières (p. 275).

La participation du peuple

Le premier chapitre (p. 13-26) de 13 pages, rappelle quelques particularités relatives à la participation du peuple aux affaires politiques dans les deux civilisations, et sa prégnance précoce en Europe. La question est toujours d’actualité en Chine, où la population est majoritairement écartée des affaires politiques. A été ajouté, en miroir, un aperçu sur les grandes rébellions populaires chinoises d’une ampleur sans égal en Europe ; rébellions à caractère messianique qui ont secoué l’empire au cours de sa longue histoire. L’auteur nous en donne quelques exemples significatifs et instructifs (les deux grandes insurrections du IIe siècle ap. J.-C. ainsi que la grande insurrection des Taiping des années 1850-1853 s’achevant avec la prise de Nankin).

 Le Triptyque

Dans le chapitre II (p. 27-52) de 25 pages, à la suite d’une première orientation idéologique au 2e s. Av. J.-C., une structure sociopolitique spécifique, le Triptyque, conjonction d’un pouvoir impérial médiateur du Ciel, d’une idéologie (le néoconfucianisme) couplée à une cosmologie traditionnelle et d’une élite cultivée et bureaucratique, assura la stabilité de l’empire du 10e s. (début de la dynastie des Song) jusqu’en 1911 inclus, malgré les invasions et les révoltes ; le culte des ancêtres, associé à ce Triptyque, soudant en complément la société. Ce Triptyque facilite par ailleurs la compréhension du parcours suivi par l’empire.

Unité chinoise et divisions de l’Europe

Le chapitre III (p. 53-72) de 17 pages, consacrée à l’Unité chinoise et divisions européennes, aborde le thème de l’unité de l’empire du Milieu avec, en parallèle, celui des divisions européennes. A l’inverse de l’unité impériale autour du Triptyque, l’Europe chrétienne a suivi une tout autre trajectoire où s’est imposée la séparation entre pouvoir spirituel, celui de l’Église pour simplifier, et pouvoir temporel, celui des royaumes européens. En prolongement, un jeu de « compétition – coopération » va, pour leur bénéfice, animer les États européens jusqu’au 20e siècle. Actuellement, au nom d’une unité sacralisée, la RPC, la République Populaire de Chine, cherche par les pires méthodes à effacer les particularismes qui l’enrichissent, en contraste d’une Union Européenne où, concernant les séparatismes, discussions et compromis sont favorisés et qui fut, selon l’auteur, un facteur de progression.

La « distanciation » (Europe et Chine)

Dans cet important chapitre IV (p. 73-110) de 37 pages, est expliqué la distanciation qui est la mise à distance des connaissances traditionnelles portées par une idéologie : la cosmologie alliée au néoconfucianisme d’un côté, le savoir chrétien et gréco-romain accepté par l’Église de l’autre. La religion officielle de l’Europe est considérée par l’auteur dans cet ouvrage comme équivalente à l’idéologie officielle de l’empire chinois. La cosmologie, somme des connaissances traditionnelles, n’est pas ici l’étude moderne de l’univers. Cette cosmologie idéologique, associée en Chine au confucianisme depuis le 2e siècle Avant J-C, a formé un fond culturel et intellectuel aussi prégnant que celui constitué par le christianisme en Europe jusqu’à la Renaissance, voire au-delà de cette période. Les ouvrages fondamentaux, schématiquement la Bible et certains textes gréco-latins d’un côté, et les Classiques et autres textes canoniques sur la cosmologie traditionnelle de l’autre, vont progressivement être mis sur la sellette par les élites intellectuelles des deux Extrêmes du continent eurasiatique, dès le 17e siècle. Sachant que Chine et Europe ont, chacune, approfondi un versant différent de la connaissance, soit très schématiquement le holisme d’un côté et la distinction de l’autre.

Si ces deux mouvements sont quasi contemporains de l’un et l’autre bout du continent, dès le 17e s., l’auteur montre que la distanciation chinoise, freinée par la Voie littéraire, n’englobera pas ou peu les sciences. Parallèlement à la distanciation, la Voie littéraire , liée aux concours impériaux, engendra une focalisation littéraire – intellectuelle, économique voire morale – aboutissant finalement à une impasse. Tous ces aspects sont assez peu connus des publics européen et chinois.

La Voie littéraire puis technologique

Dans le chapitre V (p. 111-144) de 33 pages, l’auteur tente de montrer comment ont évolué ces deux processus de distanciation indépendants ; les deux civilisations ne commençant à communiquer intellectuellement qu’au début du 17e s. L’enjeu est d’importance car au bout du chemin c’est la possible émergence, au-delà des idéologies et des religions, d’un savoir universel, compréhensible par tous les peuples. Ce qui n’est pas encore réalisé dans toutes les régions du monde.

Induite par l’extrême attention portée aux textes littéraires en raison des examens impériaux donnant accès à la reconnaissance élitiste et administrative, la Voie littéraire est spécifique à la Chine classique. Dominique Lelièvre tente d’en dévoiler les facettes ainsi que les incidences sur la direction peu « scientifique » qu’a empruntée l’empire. L’Europe a suivi d’autres voies, guidée pour simplifier à l’extrême par l’idée de progrès et de raison, notamment dans le fil d’une distanciation où la raison était opposée à la foi. Par réaction adaptative, dès la fin du 20e s., la RPC optera avec détermination et réussite pour la technologie et la recherche scientifique, où la voilà maintenant bien engagée.

Les Voies océanique et continentale

Dans le chapitre VI (p. 145-176) de 31 pages, la Voie océanique de l’Europe dès le 15e siècle et celle de la Chine, la Voie continentale, sont mises en regard l’une de l’autre. Ces deux voies distinctes furent marquées par une ère de colonisation fort différente – la colonisation européenne d’outremer et la « proxi-colonisation » pratiquée par la Chine – qui eurent, chacune, des impacts géopolitiques très dissemblables. Au moment où l’Europe se lance sur les mers, la Chine abandonne au début du 15e s. la Voie océanique pour amorcer dès le 17e s. une colonisation de « proximité » en Asie, colonisation qui perdure dans la répression. La proxi-colonisation chinoise est par ailleurs niée par la RPC, alors que l’ère de la colonisation ultramarine est close, à peu de choses près. Enfin la Chine, après l’avoir longtemps négligée, étoffe sa marine pour en faire une des toutes premières au monde. Ce chapitre est un bel exemple de la divergence des Voies opérée par chacun des deux Extrêmes du continent eurasiatique.

Le Nouvel Empire (début XXIe s.)

Dans le prolongement de ce qui précède, les deux derniers chapitres offrent un panorama de la Chine actuelle, prise dans un nouvel engrenage totalitaire sous de multiples facettes (chapitre 7), et une inhabituelle volonté d’expansion globale, illustrée par la politique des « Nouvelles Routes de la soie » (chapitre 8).

Le chapitre 7 (p. 177-212) de 35 pages, intitulé Le Nouvel Empire, passe en revue de nombreux aspects de la politique de l’État-Parti chinois : la structure du pouvoir, le PCC (Parti communiste chinois), la propagande, l’idéologie, la censure, les répressions, les affrontements hybrides, les réactions de l’Occident, etc. De tout cela, le totalitarisme est une réalité incontestable de la Chine moderne.

Les Voies de l’expansion (début XXIe s.)

Le chapitre 8 (p. 213-260) de 47 pages, intitulé La Voie de l’expansion, est une tentative de présentation simplifiée de l’expansion chinoise qui s’accomplit principalement via les « Nouvelles Routes de la soie » ou BRI (Belt and Road Initiative), en y croisant quelques-uns des aspects géopolitiques qui accompagnent cette expansion. À la différence de la Chine classique, la RPC, la République Populaire de Chine, se lance à la conquête économique et idéologique du monde avec pour objectif claironné de devenir la première puissance mondiale en 2049, à l’occasion des 100 ans de la création de la République.

Les Voies de la Chine : futur ouvrage de référence ?

Avec une conclusion « partielle et provisoire » de 7 pages (p. 261-268), cet ouvrage original et argumenté offre une grille de lecture pertinente à certains parcours comparés de la Chine et de l’Europe. En ce moment de mondialisation tous azimuts, nous ne pouvons que recommander la lecture de cette synthèse inédite écrite pour le grand public profane et celui de l’université (étudiants et enseignants-chercheurs), notamment pour l’originalité de sa problématique, son étendue historique, son éventail géographique et les éclairages qu’elle apporte.

© Les Clionautes (Jean-François Bérel pour La Cliothèque)