Erik Neveu est un chercheur reconnu, professeur émérite de science politique à l’université de Rennes, il est aussi sociologue. Il a écrit de nombreux ouvrages parmi lesquels : Sociologie des mouvements sociaux en 1996, Sociologie du journalisme en 2001.

Il a publié à l’automne dernier un ouvrage sur les soixante-huitards. Encore un livre sur 68 diront les râleurs qui se contentent des nouvelles vulgates basées sur les souvenirs de quelques Parisiens désenchantés ou des critiques portées par des conservateurs opposés aux mouvements sociaux.

Des soixante-huitards ordinaires … et bretons

L’auteur fut de ceux qui participèrent à ce que Erri de Luca a appelé « les années de cuivre » d’où une empathie qui lui a permis de mener une enquête au long cours auprès d’hommes et de femmes qui furent des militants actifs en 1968 et dans les années qui suivirent. Que sont-elles et que sont-ils devenus ? Comment ont-ils rompu avec leur engagement passé ? Et que reste-t-il de leur militantisme ? Autant de questions qui sont abordées par Erik Neveu qui a recueilli des récits de vie d’une soixantaine de personnes, dont le plus grand nombre ont été proches de divers courants maoïsants (mais pas seulement) dans l’Ouest. Le premier intérêt de ce livre est de montrer que si la majorité a rompu avec l’extrême-gauche, une part importante d’entre eux a conservé très longtemps un engagement syndical, féministe, associatif ou du fait de leur travail (travail social, avocats…). Le deuxième intérêt de l’ouvrage est que, comme le signale le titre, s’il y eut parmi eux des militants qui eurent des responsabilités et furent chefs de ces petites organisations, ils le furent le plus souvent à l’échelle d’une ville, de la région. La plupart n’ont pas eu de responsabilités nationales importantes. Contestataires ordinaires ils étaient, et beaucoup le sont d’ailleurs restés, de manière différente qu’en leur jeunesse, bien sûr. Cette étude ne porte donc pas sur les élites contestataires du café de Flore ou de la rue d’Ulm qui produisirent beaucoup d’ouvrages à l’intérêt inégal. Par ailleurs, un des intérêts majeurs de cette recherche tient dans son caractère localisé. Celle-ci est centrée sur la Bretagne (avec un poids important de la ville de Rennes), région périphérique, où ces mouvements eurent une importance significative, un temps. On constate à la lecture de l’ouvrage que les différences entre Paris et la province ont perduré et n’ont pas épargné les contestataires des années 1968.

Des mémoires de 68… fort politiques

Le chapitre 1 : « Raconter, interpréter, figer » porte sur les mémoires de 68.  Le travail sur la mémoire, les mémoires est devenu un objet d’études pour les historiens depuis plusieurs décennies. Il n’est dès lors pas inutile de le faire pour l’objet 68 et pour les « soixante-huitards ». A chaud certains (Daniel Bensaïd et Henri Weber) analysent l’événement comme une « répétition générale », d’autres parlent de révolution introuvable (Raymond Aron). A partir du milieu des années 1970, avec les nouveaux philosophes la critique des idées de 68 et des extrêmes-gauches est médiatisée. Elle est parfois portée par d’anciens libertaires devenus très libéraux. Mais, comme le signale l’auteur, peu d’études empiriques sont menées. Et la plupart des acteurs interrogés sont parisiens et issus de couches sociales aisées. A partir de la fin des années 1990, une partie des conservateurs vont porter le fer contre la libéralisation des mœurs, la critique de l’autorité et la déstabilisation de la famille traditionnelle qui seraient dues à mai 68. Le soixante-huitard est caricaturé, à partir de quelques cas parisiens (toujours les mêmes), en fils à papa (c’est souvent un homme), privilégié, qui aurait su utiliser sa contestation juvénile dans la construction d’une carrière professionnelle valorisante.

Toute autre est l’enquête que mène E. Neveu.

Les chemins de l’hétérodoxie

Dans cette partie, l’auteur cherche à retrouver les facteurs qui ont poussé, dans les années 1960, les enquêtés alors fort jeunes à rompre avec les traditions et à rejoindre des groupes militants très activistes. Bons élèves, d’origine souvent populaire et pour la moitié issus de familles catholiques pratiquantes. Mais un catholicisme travaillé alors par des idées progressistes. C’est souvent lors de leurs études à Rennes qu’ils découvrent les groupuscules gauchistes. « Choisit-on son groupuscule ? » se demande alors l’auteur avant de s’intéresser aux « singularités d’une génération ». Et de rappeler la censure à la TV, la pression sur le mode de vie, la façon de se vêtir ainsi que les « changements qui ne vont pas dans le sens de l’ordre établi » au Vietnam, aux Etats-Unis ou dans les empires coloniaux. Dans un monde où de « nouveaux biens de salut » (marxisme, idées situationnistes…) sont disponibles, des jeunes rejoignent des groupes d’extrême-gauche divers : PSU un temps puis organisations maoïstes diverses ou Ligue communiste (LC qui devient après 1973 LC Révolutionnaire) voire d’autres groupes plus petits[1].

Expériences du militantisme

Militer, c’est lire, parler, écrire mais c’est aussi faire et c’est, selon l’auteur, plus que les analyses de Marx, de Trotsky ou de Mao, la volonté de faire quelque chose contre les injustices, les inégalités qui est à l’origine de l’engagement de ces femmes et de ces hommes.

Le militant assiste à des réunions de son organisation mais aussi à celles d’autres groupes (secteurs) dans lesquels il intervient (syndicat, comité de lutte, de quartier, contre la guerre au Vietnam…). Très vite son agenda se remplit, il doit diffuser des tracts, vendre la presse, parfois jouer du muscle. C’est le cas par exemple lors de la distribution de tracts à l’usine Citroën de Rennes où la CFT (Confédération française du travail), liée au Service d’action civique aux méthodes musclées, n’hésite pas à faire le coup de poing contre la CGT et donc a fortiori contre les gauchistes. Quelques militants donnent encore plus et s’établissent. Mais il en ait aussi qui ont conservé une relative distance et ont milité de manière plus « tranquille ».

Les rétributions sont réelles : appartenance à un groupe, espoir de jouer un rôle dans l’histoire, amitiés, amours et ce que l’auteur à la suite de Xavier Vigna appelle des « rencontres improbables » avec des gens d’autres univers sociaux qui marquent profondément ces femmes et ces hommes. Le rôle de chef local a aussi pu être gratifiant pour certains mais il n’est pas sûr que ceux-ci le reconnaissent.

Désengagements, ré-engagements

Plus ou moins tôt, avec plus ou moins de fracas, la majorité de ces femmes et de ces hommes rompent avec les organisations d’extrême-gauche qu’ils et elles soient à la LCR ou dans les groupes maoïstes.

 L’entrée dans la vie active, la venue d’enfants, l’installation dans une autre ville ont souvent été des moments de rupture avec le militantisme très prenant de ces petits groupes qui exigeait un surinvestissement des militants afin d’avoir un écho local relatif. Evidemment pour les maoïsants les événements chinois (mort de Mao, procès contre la « bande des quatre ») et la guerre menée contre les Cambodgiens par les Khmers rouges ont joué mais l’épuisement militant a aussi touché les autres groupes à partir du milieu ou de la fin des années 1970.

Reste que peu ont renié et nombreux ont été ceux qui s’ils ont cessé de militer sur le plan politique, se sont investis sur le plan syndical, associatif et parfois localement. La méfiance envers les partis politiques anime nombre d’entre eux de nos jours même si certains se sont rapprochés du PS et des Verts mais pas du PCF envers lequel la défiance est restée.

Promus rétifs et entrepreneurs de changement social

Enfin, peu nombreux ont été ceux qui se sont enrichis après leur carrière militante, la plupart n’ont pas connu d’ascension sociale flamboyante comme le suggère les exemples, trop souvent cités, de quelques cas parisiens. Beaucoup ont exercé après ces années une profession dans le public avec une sur-représentation du corps enseignant (et des sociologues). Le domaine culturel et l’action sociale ont aussi attiré nombre de soixante-huitards ordinaires. Et plutôt qu’une volonté de parvenir, de réussir aux dépens des autres, l’auteur constate une défiance envers l’autorité, envers la hiérarchie, une aversion envers les phénomènes de cour qui ont probablement contribué à restreindre les possibilités de carrière. D’autant plus, que la grande majorité d’entre eux sont restés très attachés à leur région et n’ont pas quitté la Bretagne.

Une enquête approfondie, un travail d’histoire sérieux qui complète les recherches publiées en 2018 par le collectif Sombrero sur Lyon, Marseille, Rennes ou Nantes… Et dont nombre de conclusions vont à l’encontre des mémoires qui se sont imposées dans les médias. Un livre à lire avec attention sur l’histoire du temps présent.

[1] La population en quêtée compte peu de partisans de Lutte ouvrière (dont la leader la plus connue a été Arlette Laguiller) ou de l’Organisation communiste internationaliste (à laquelle appartint un moment Jean-Luc Mélenchon).