Le 13 novembre 2015 est inscrit dans la mémoire collective des Français. La nuit tombe vite. La foule s’apprête à vibrer au Stade de France, les terrasses sont pleines, les spectateurs sont installés dans la salle du Bataclan. « L’homme du dernier kilomètre » porte un regard nouveau sur cette funeste soirée. Virginie Lorentz est une journaliste indépendante. Elle a couvert les procès relatifs aux attentats du 13 novembre 2015 qui enclenchent son enquête sur le prévenu libre Ali Oulkadi. L’album qu’elle scénarise avec Anaële Hermans et que dessine David Cénou s’attache à suivre le parcours de cet homme, ami de terroristes sans le savoir. 

La vie qui bascule

« L’homme du dernier kilomètre » est avant tout un parcours individuel au sein d’un quartier, celui de Molenbeeck à Bruxelles. C’est aussi le récit d’une amitié élargie. Il commence le jour où un jeune père de famille répond à un appel téléphonique. En montant dans sa voiture pour aller chercher l’ami qui a besoin d’être véhiculé, la vie de Ali Oulkadi bascule définitivement le 14 novembre 2015. Deux hommes l’attendent non loin. Hamza est en compagnie du jeune Salah Abdeslam. Brahim, son frère aîné, est un des meilleurs amis d’Ali. Il lui raconte, de manière sporadique, son implication dans les attentats de Paris. Il est temps ensuite de le déposer à Schaerbeek et de lui dire adieu. Salah Abdeslam y sera arrêté le 18 mars 2016.

L’incrédulité domine chez Ali Oulkadi. De multiples questions que tous se posent : quel a été le point de bascule ? Par quel processus mis en œuvre silencieusement ou au contraire, aux yeux de tous, ses amis se sont-ils mués en terroristes froids ? Qui sont véritablement ces hommes qu’il croyait connaître depuis des années ? Arrêté en pleine rue dès le 22 novembre, la machine policière et judiciaire se met en branle. Ali Oulkadi est enfermé à l’isolement terroriste de la prison belge de Forest. Il passe de longues heures à chercher des réponses à ces questions. À celle aussi dont il n’aura jamais la réponse « Pourquoi ne pas avoir prévenu immédiatement la police après avoir déposé Salah ? » La peur ? L’amitié envers son frère ? Le poids trop lourd de son geste ? Parce qu’à force d’attendre il est devenu trop tard ?

Les copains du quartier

Brahim Abdeslam est propriétaire du café Les Béguines. Derrière le comptoir, il y sert et y boit de l’alcool. Il a le même âge qu’Ali, le contact facile et son casier judiciaire ne surprend personne dans Molenbeeck. Une amitié banale se noue entre les deux jeunes hommes. Quand Brahim se remarie au Maroc en 2014, il emmène avec lui plusieurs Molenbeekois. Il a de l’argent, fait de beaux cadeaux à ses proches. Un autre jeune homme traine dans le quartier : Abdelhamid Abaaoud, le coordinateur des attentats du 13 novembre. Il gère un magasin de vêtements comme son père. Il grandit avec Salah et fait de la prison lui aussi.

Les signes invisibles ne l’étaient pas tant que cela. Ali du fond de sa cellule se souvient d’indice de la radicalisation. Brahim arrête de consommer de l’alcool et d’en proposer dans son bar. Le patron prétexte le harcèlement de la police et le prix de la licence. Il se met à regarder des vidéos où apparaît Abaaoud parti rejoindre l’État islamique. Pourtant, les jeux d’argent continuent aux Béguines. Son propriétaire fume du cannabis et va au concert de Rap. Pour son ami, l’avenir est inimaginable quand les frères Abdeslam disparaissent du quartier quelques jours seulement avant le 13 novembre.

L’après

Abdallah Chouaa est le voisin de cellule d’Ali Oulkadi. Chauffeur de Mohamed Abbrini, il a dénoncé ce dernier après l’avoir conduit à l’aéroport pour un vol vers la Syrie. Les deux partagent leur incompréhension. C’est par la consultation du dossier d’instruction que les pièces du puzzle s’emboitent. Les Béguines est le lieu de rendez-vous d’une partie des terroristes du 13 novembre. Les frères Abdallah, Mohamed Abrini, Ahmed Dahmani s’y retrouvaient autour d’un verre. Dans le sous-sol, Abbaoud depuis la Syrie coordonnait les attaques sur Paris.

Transféré en mars 2018 à Paris, dans le cabinet du juge, Ali revoit Salah Abdeslam pour la première fois depuis le court trajet en voiture qui a changé sa vie. Le seul survivant du commando disculpe Oulkadi. Le 8 septembre 2021, c’est un prévenu libre qui prend place sur un des trois strapontins devant le box des accusés à l’ouverture du procès. En novembre, après son témoignage, les premières parties civiles viennent échanger avec lui au pied du tribunal. Salah Abdeslam le dédouane une nouvelle fois lors du procès. Condamné pour association de malfaiteurs terroristes, celui a été L’homme du dernier kilomètre accepte la peine prononcée le 29 juin 2022.

Ce album met en lumière l’engrenage qui a conduit à l’inscription d’Ali Oulkadi au fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions terroristes. Ce père de famille est aussi condamné à régler une dette tant financière que morale qu’il ne pourra jamais solder. Georges Salines, le père de Lola, dans sa postface, livre aux lecteurs de cette magistrale bande dessinée une réflexion : Les procès ne sont pas là pour faire plaisir aux victimes