Vann Nath : le Peintre des Khmers Rouges revient sur le régime des Khmers Rouges, responsable de la mort de 2 millions de Cambodgiens en brossant le portrait de l’un des témoins privilégiés de ces pratiques.
« Il vaut mieux tuer par erreur, que laisser en vie par erreur », voilà en résumé la logique de l’incarcération et de la mise à mort de plus de 14 000 hommes, femmes et enfants, passés entre les murs de la prison de Tuol Seng, plus connue sous le nom de S-21, un ancien lycée transformé en centre de détention pour les opposants entre 1975 et 1979.
Le roman graphique s’ouvre sur un rappel de ce mois d’avril 1975, celui clôturant la guerre civile avec la prise de la capitale Phnom Penh par les Khmers Rouges, mettait fin au régime soutenu par les Américains.
L’ouvrage montre la liesse des partisans dans les rues de la capitale, mise en contraste avec le calme relatif de la campagne où seuls les enfants sont enthousiasmés par les armes des combattants victorieux. Le Kampuchea remplace le Cambodge et malgré l’espoir de certains, la population va devoir apprendre à vivre au rythme des ordres de l’organisation révolutionnaire de l’Angkar.
Les choix narratifs de Matteo Mastragostino font la part belle aux sauts dans le temps. Ces allers-retours entre le passé qui ne s’efface pas et le présent laissent entrevoir le destin d’un homme : une arrestation sans explication en 1978, la disparition et la mort d’un enfant laissé dans le flou des événements, les retours réguliers dans le centre de détention après la fin du régime afin de conserver les preuves par une retranscription artistique.
La force de cet ouvrage vient en grande partie du travail du dessinateur Paolo Castaldi avec l’utilisation d’un fondu graphique. Ce dernier donne l’impression d’un mirage, d’un brouillard permanent dont les détails violents percutent d’autant plus le lecteur. Ce choix permet de rappeler sobrement mais sans l’édulcorer le processus subi par des milliers d’individus transitant par la prison S-21. Pour ceux ayant pu visiter ce lieu du tourisme mémoriel, ils sauront reconnaître dans la finesse du dessin les différentes salles de torture, de détention et les bâtiments qui aujourd’hui encore gardent les souvenirs des horreurs perpétrés.
La peinture, seul moyen de survie pour Van Nath
Le lecteur suit donc le parcours de Vann Nath qui subit les événements comme des milliers de codétenus qui attendent la mort avec résignation. Le salut de Vann Nath ne viendra que de sa qualité de peintre, le régime de l’Angkar (Parti communiste du Kampuchéa) cherchant à diffuser parmi la population des portraits de Pol Pot. Le peintre est ainsi sollicité par le camarade Duch, le chef de la branche de la sécurité intérieure du gouvernement khmer rouge, afin de réaliser des portraits du despote cambodgien.
Si la peinture aura été le moyen de survivre pour Vann Nath aux horreurs de cette période, elle aura également été le moyen pour lui de témoigner, d’exorciser des images qui refusent de s’effacer de sa mémoire. Ses peintures sont intégrées à la fin du roman graphique et rendent compte du traumatisme d’un peuple en même temps que de la barbarie de ce régime.
Le combat de Vann Nath va bien au de-là de la dénonciation des atrocités dont il aura été la victime et le témoin. En 2001, il collaborera avec le cinéaste cambodgien Rithy Path pour le film documentaire S21, la machine de mort khmère rouge où d’anciens prisonniers et tortionnaires sont interviewés. En effet à la fin du régime de Pol Pot de nombreux membres du gouvernent mais également des milliers de militaires ont su se faire oublier parmi la population. Le cas de Duch, évoqué à la fin de l’ouvrage est ici symptomatique de la situation cambodgienne. Celui-ci a pu se retirer dans la campagne cambodgienne et n’a été arrêté et traduit en justice que 30 ans plus tard, en 2009, avant d’être condamné à 69 ans à la réclusion à perpétuité pour crimes de guerre en mars 2012.
S21, la machine de mort kmers rouges
Si Vann Nath ne put voir une condamnation pour laquelle il avait témoignée, du fait de sa mort en avril 2011, il avait offert en plus de ses tableaux, ses mémoires. Celles-ci ont été traduites en français en 2008 (Calmann Levy), sous le titre Dans l’enfer de Tuol Sleng – L’inquisition khmère rouge en mots et en tableaux (titre original : A Cambodian Prison Portrait: One Year in the Khmer Rouge’s S-21 Prison).
La vie de Vann Nath, après la fin du régime khmer, est marquée par son « devoir de témoigner ». Comme le souligne plusieurs fois les dessins de Paolo Castaldi, l’artiste ressent la présence de ceux qui ne sont plus là et veut être la voix de ceux qui n’ont pu la porter. Une bande dessinée qui rend magnifiquement hommage au travail de Vann Nath mais également à tout un peuple où les cicatrices de cette période sont encore bien présentes.