Après le succès du livre, voici la bande dessinée. Il est vrai qu’aujourd’hui beaucoup de succès littéraires connaissent ensuite une version bande dessinée. Le phénomène ne touche pas seulement les romans et c’est tant mieux comme le prouve cette collaboration entre Irène Vallejo et Tyto Alba.



Au départ, un succès en livre

Irène Vallejo raconte certes l’invention des livres dans l’Antiquité mais elle fait plus que cela. Tout son livre est parsemé d’éclairages et de liens souvent savoureux entre hier et aujourd’hui. La bande dessinée est organisée en deux grandes parties, chacune chapitrée en de multiples entrées.
Tyto Alba est un auteur de bandes dessinées et un illustrateur. Il a déjà reçu le prix Junceda dans la catégorie bande dessinée. Irène Vallejo a remporté de nombreux récompenses avec son ouvrage et elle vient de faire paraitre un nouveau livre sur Carthage. Elle raconte sa passion pour les livres et elle constate que l’objet résiste bien. Là où parfois une bande vidéo n’est plus lisible quelques années après en raison de problème de format, le livre, lui, reste toujours accessible. Il faut aussi se souvenir que longtemps la norme était de lire pour soi-même ou pour les autres.

La Grèce imagine le futur

Alexandre le Grand est toujours vu comme une référence car on voit toujours son effigie sur des produits ou dans des films. La Bibliothèque d’Alexandrie lança un projet de traduction global. Elle compare l’entreprise d’alors au Web d’aujourd’hui. Les rois macédoniens avaient besoin de comprendre leurs sujets pour les gouverner. C’est pourquoi ils investissaient de l’argent dans la traduction de leurs livres. La bibliothèque d’Alexandrie était l’emblème d’une société qui explorait une forme de globalisation.
Ptolémée fut le premier à démocratiser les livres. Il fonda la première bibliothèque publique ouverte aux riches, aux pauvres, aux hommes libres et esclaves : le Serapeum. Irène Vallejo raconte sa découverte émerveillée de la bibliothèque d’Oxford. Celle-ci reçoit chaque jour 1 000 nouvelles publications et chaque année elle a besoin de trois kilomètres de rayonnage supplémentaires. L’autrice montre comment se fabriquait le papyrus et combien il coutait alors. C’était aussi un support délicat. Elle détaille ensuite comment se faisait le parchemin.
Elle s’arrête sur le cas de Homère et de l’Iliade et de l’Odyssée. Ces deux oeuvres sont nées dans un monde différent, à une époque antérieure à l’écriture où le langage était alors éphémère. Face au torrent de l’oralité, celui qui lit des livres peut s’arrêter pour méditer. C’est ainsi que la lecture réfléchie et critique allait voir le jour.
Irène Vallejo retrace ensuite ce qu’elle appelle la « révolution paisible de l’alphabet ». Aux premiers âges de l’écriture, nous commençons à connaitre les noms et vies des auteurs. Socrate croyait qu’avec les livres on abandonnerait la réflexion et la mémorisation. Aujourd’hui, nous sommes dans une transition aussi radicale avec Internet qui transforme l’utilisation de la mémoire et la mécanique de l’apprentissage.
L’ouvrage se poursuit en retraçant le rôle de l’école dans l’apprentissage de la lecture, puis on rencontre Héraclite et Erostrate. Le premier pensait que de petits changements pouvaient tout bouleverser.
Les libraires font leur entrée en scène il y a 2 500 ans et on voit la littérature être progressivement organisée par genre. La bande dessinée rend ensuite hommage aux femmes et à leurs traces soit disparues, soit trop longtemps occultées.
L’autrice aborde évidemment le théâtre grec. Les tragédies créaient les mêmes addictions que les séries actuelles. Elle se livre à des comparaisons entre Démosthène et Atticus Finch, l’avocat du célèbre roman d’Harper Lee. Elle montre aussi que les livres peuvent se révéler être de véritables planches de salut.

Les chemins de Rome

Les Romains s’approprièrent l’héritage grec. Comme l’a dit l’historienne Mary Beard, « la Grèce l’invente, Rome le veut ». La fièvre collectionneuse romaine rappelle celle des riches Etats-Uniens qui, pour une poignée de dollars, s’appropriaient retables, fresques ou oeuvres d’art. Irène Vallejo considère John Ford comme le « Homère du western ». Elle passe ensuite en revue le rôle des esclaves ou l’importance des comédies de Plaute. Les aristocrates romains veillaient à instruire leurs filles. Ils ne les envoyaient pas à l’école préférant des précepteurs privés à domicile pour surveiller la chasteté des jeunes filles.
Continuant le jeu des comparaisons, Irène Vallejo parle de Martial. Il fut le premier écrivain à se targuer d’une relation amicale avec les libraires. Plusieurs de ses poèmes contiennent de la publicité déguisée. Il est possible qu’il ait été payé pour cela, ce qui ferait de lui le précurseur du placement de produit de nos séries actuelles. Il fut un émigrant hispanique à Rome. Il découvrit l’envers du décor de cette ville. Alors que les rouleaux prédominaient encore, il fut le premier à mentionner les livres à pages appelés codex.
A partir du II ème siècle, les nouvelles salles de lecture furent intégrées dans les bains publics impériaux. Les thermes devinrent les précurseurs de nos centres commerciaux. L’autrice s’intéresse ensuite à Herculanum et montre comment paradoxalement la destruction a préservé des rouleaux de papyrus. Elle souligne aussi le côté sulfureux qu’eut à son époque le livre d’Ovide « L’art d’aimer ». C’était ni plus ni moins qu’un manuel en vers pour apprendre à flirter. Il enseignait aux femmes des techniques de séduction. Il instaura surtout une intimité, jusqu’alors inconnue, entre un auteur et ses lectrices. Considéré comme dangereux, Ovide connut l’exil.
La bande dessinée s’interroge ensuite sur la notion de classique. Ce ne sont pas des livres isolés mais bien plutôt un ensemble de livres qui créent autour d’eux des lignées et des constellations. Ainsi, le mythe de la caverne de Platon se retrouve dans « Alice au pays des merveilles » ou même dans « Matrix ». Les classiques furent parfois très critiques envers leur monde.

Je ne peux que souligner le plaisir pris à la lecture de cette bande dessinée alors que j’avais déjà apprécié l’ouvrage d’Irène Vallejo. Sur un sujet qui pourrait sembler spécialisé, elle arrive à entrainer le lecteur dans son savoir. La mise en images de Tyto Alba est aussi particulièrement séduisante et sert pleinement le propos.