Avec Orients perdus, Jacques Ferrandez renoue avec la grande aventure historique telle qu’il l’avait magnifiée dans ses Carnets d’Orient, série qui fait partie de celles qui m’ont, très tôt, fait aimer profondément la bande dessinée.
Le titre de ce nouveau diptyque, d’ailleurs, en porte l’écho : il réveille cette nostalgie de la Méditerranée, ce parfum d’histoires et de mondes disparus qui habite toute l’œuvre de l’auteur. On y retrouve cette connaissance profonde et humaine du monde méditerranéen qui est la sienne, forgée par des années d’écoute, d’observation et de sensibilité, ainsi que cette vision sincère, nuancée et subtile des enjeux historiques, culturels et politiques qui le traversent.
Mon admiration pour Jacques Ferrandez est ancienne, et elle n’a fait que s’amplifier après l’avoir rencontré à Blois, lors des Rendez-vous de l’Histoire : son talent, immense, s’accompagne d’une simplicité, d’une générosité et d’une humanité qui m’ont profondément marqué. Ce premier tome d’Orients perdus illustre une fois encore sa maîtrise absolue du récit historique, de l’aquarelle, de la lumière et de l’émotion. C’est un livre splendide que nous propose l’auteur aux éditions Daniel Maghen.
De Nice à l’Egypte
L’album commence à Nice, en 1792. Alors que les troupes révolutionnaires approchent, Théodore Lascaris, descendant des empereurs byzantins et chevalier de l’ordre de Malte, doit fuir. Artiste, séducteur et noble désargenté, il embarque pour Malte, sur les traces de ses ancêtres, puis, entraîné par une curiosité insatiable, rejoint en 1798 la campagne d’Égypte menée par Bonaparte. Fasciné par les savoirs et les découvertes, il s’intègre à l’équipe de scientifiques autour du célèbre mathématicien et géomètre Gaspard Monge, fondateur de l’École polytechnique et figure majeure de l’expédition scientifique en Égypte, contribuant à l’étude de la géographie, de l’archéologie et des phénomènes naturels du pays tout en découvrant les enjeux politiques et militaires de l’expédition.
Il découvre une armée qui se rêve héritière de César et d’Alexandre, et un général pour qui la religion musulmane représente un levier politique essentiel. Bonaparte proclame son respect pour l’islam, affirme vouloir protéger les mosquées et s’adresse aux Égyptiens en « ami de Mahomet », dans une stratégie destinée à rallier les notables locaux.
Théodore, d’abord opportuniste et insouciant, devient témoin privilégié des grandes heures et des désastres de l’expédition : Aboukir face à Nelson, les marches harassantes dans le désert, les épidémies, les trahisons et les illusions perdues. Peu à peu, il se passionne pour l’Égypte, s’habille à l’orientale, s’attache à son ami Maalem Yacoub, chef de la légion copte, et tombe amoureux de Mariam, échappée d’un harem mamelouk. Lui qui était un séducteur sans état d’âme découvre l’intensité d’un sentiment sincère et profond.
Lorsque Bonaparte abandonne l’armée et regagne la France en secret, la situation se dégrade. Le commandement passe au général Kléber, homme lucide et courageux, qui tente de préserver l’honneur français. Son assassinat au Caire, en 1800, marque un tournant tragique. C’est alors le général Menou, converti à l’islam et devenu Abdallah Menou, qui prend la tête de l’armée. Sa rigidité, ses maladresses diplomatiques et l’impopularité de ses réformes précipitent la fin de l’aventure.
À la capitulation, les Anglais exigent la remise de tous les travaux scientifiques accumulés par les savants. Les Coptes, alliés d’un jour puis abandonnés, subissent la trahison des puissances étrangères. Théodore refuse cette injustice : il s’enfuit en emmenant Yacoub et sa famille, ainsi que Mariam. De retour en France, alors que le Directoire est prêt à tomber, la réalité les rattrape : le couple fait face à la désillusion. L’album se termine sur l’annonce d’un retour prochain vers l’Orient, laissant entrevoir de nouvelles aventures et la suite du destin de Théodore Lascaris.
Orients perdus, Jacques Ferrandez, éditions Daniel Maghen, 2025
Poussière et lumière, rêve et désillusions : l’Orient selon Ferrandez
Jacques Ferrandez réalise ici une fresque historique grandiose, rendue possible par un travail documentaire impressionnant : repérages sur place, consultations d’archives, recherches iconographiques. Ce réalisme donne naissance à un Orient vibrant : poussière et lumière du désert, ombres des ruelles, richesse et misère des villes, intérieurs orientaux soignés et raffinés, …
Mais l’album ne se contente pas de restituer une époque : il interroge les mécanismes de domination, d’illusion et de désenchantement. En montrant Bonaparte tentant de séduire les dignitaires musulmans et proclamant son respect de l’islam, Jacques Ferrandez dévoile une politique faite de promesses opportunistes, d’admiration sincère parfois, mais aussi de calculs politiques. L’assassinat de Kléber puis l’arrivée de Menou rappellent combien l’expédition fut marquée par l’improvisation, les rivalités internes et le fossé culturel entre Français et Égyptiens.
Le destin des Coptes, alliés d’un jour puis abandonnés rappelle que les populations locales qui ont cru à la France furent aussi laissées à la vengeance de leurs adversaires … c’est l’un des grands thèmes de l’auteur : l’histoire coloniale comme succession d’espoirs trahis !
Le personnage de Théodore Lascaris incarne parfaitement cette complexité : artiste rêveur, séducteur inconséquent, mais aussi homme capable d’amour, de fidélité et d’engagement. Jacques Ferrandez en fait un acteur sensible, un témoin idéal de cette Égypte rêvée et perdue, fidèle à la tradition de ses Carnets d’Orient où les destins individuels éclairent la grande Histoire.
Graphiquement, l’album est un enchantement. L’aquarelle de Jacques Ferrandez, chaude, sensuelle, envoûtante, atteint ici un sommet. Certaines vignettes sont de véritables tableaux. L’objet-livre, magnifiquement édité, renforce cet émerveillement ; la couverture en est un avant-goût ! Merci à Jacques Ferrandez ainsi qu’aux éditons Daniel Maghen pour ce très beau cadeau !



