Juin 1940 : l’armée allemande victorieuse entre temporairement dans Clermont-Ferrand, fief des usines Michelin. Ce cruel moment est l’occasion pour le patriarche Edouard Michelin, cofondateur de la célèbre firme avec son frère André, d’un ultime bilan face aux tombes de la famille. Enfants de la bourgeoisie auvergnate, les frères Michelin ont d’abord été l’un ingénieur et l’autre artiste peintre à Paris. Mais ils délaissent cette première carrière pour reprendre une modeste entreprise familiale de mécanique à Clermont. Conjuguant hasard et inventivité, ils mettent au point en 1891 le pneu amovible de bicyclette. Cette invention révolutionnaire qui démocratise l’usage du deux roues est le point de départ d’une prodigieuse épopée industrielle.
La fratrie est créative, ambitieuse et visionnaire. Elle déploie son action à la fois dans le champ industriel et commercial. À l’irrésistible expansion du pneumatique adopté par toutes les gammes de véhicules s’ajoute, pendant la Grande Guerre, la construction d’avions militaires. Le déploiement du complexe industriel Michelin à Clermont est étayé par un puissant paternalisme d’entreprise. Il se manifeste par le financement d’équipements collectifs, d’équipes de sport et l’édification de quartiers ouvriers.
L’imagination publicitaire est aussi au rendez-vous. La création du Bonhomme Bibendum en est le symbole le plus éclatant mais pas exclusif. La société Michelin sponsorise des courses cyclistes et des défis aériens. Elle finance l’équipement des routes françaises en bornes routières. L’audace des deux frères va jusqu’à enrôler à son insu, en 1912, le président de la République Armand Fallières dans une pétition lancée par leur entreprise pour réclamer le numérotage des routes ! La réussite des Michelin est hélas aussi endeuillée par des drames familiaux. Le culte du moteur coûte ainsi la vie aux deux fils d’Edouard.
L’épopée de ce fleuron de l’industrie française jusqu’à 1940 mérite assurément la mise en valeur que lui assure cette bande dessinée. On en apprécie le trait rond et la densité chromatique dominée par les tons verts et ocres. Toutefois, la structure chronologique éclatée suivie par l’album n’en facilite pas la clarté narrative. Le propos est parfois trop allusif pour qui n’aurait pas des notions préalables sur l’empire Michelin dans sa pluralité. Une allusion très elliptique au rachat de Citroën par Michelin passe ainsi inaperçue. L’invention des Guides Michelin est à peine abordée. L’attitude résistante de l’entreprise sous l’Occupation est ébauchée. En revanche, un appendice bien illustré et documenté de quinze pages brosse utilement la poursuite de l’aventure Michelin depuis 1945, évoquant invention du pneu radial, recherche technologique, croissance mondialisée et pneu du futur.
En définitive, la mise en images de cette odyssée industrielle majeure de la France contemporaine est une réalisation intéressante et instructive, qui donne parfois un peu le sentiment d’une communication d’entreprise. Elle rend justice à l’originalité et au talent des deux talentueux ancêtres fondateurs et caractérise l’âme de l’univers Michelin. Par-delà le puissant groupe industriel et la marque réputée, derrière la bouille joufflue de Bibendum, vibre une passionnante fresque dynastique.
© Guillaume Lévêque