Antoine Sidoti est un linguiste qui a déjà publié l’an dernier chez le même éditeur un premier ouvrage consacré à la Seconde Guerre mondiale en Yougoslavie : Le Monténégro et l’Italie durant la Seconde Guerre mondiale. Histoire, mythes et réalités. Etendant ici sa réflexion à une plus grande partie de l’espace yougoslave (Serbie, Bosnie-Herzégovine, Croatie), il étudie la façon dont Josip Broz dit Tito, dirigeant d’un parti communiste groupusculaire au moment du déclenchement de l’attaque allemande en avril 1941, a réussi progressivement à évincer son rival monarchiste serbe, Draza Mihailovic, dirigeant du premier mouvement de résistance yougoslave, reconnu et soutenu par le gouvernement royal en exil à Londres et par les Alliés, celui des tchetniks.
L’auteur centre son étude sur la lutte idéologique entre Tito et Mihailovic, et entend « stimuler une réflexion plus large sur l’action politique en général et sur l’établissement d’une mythologie du pouvoir en particulier » (p. 14).
Pour ce faire, il utilise de nombreuses sources :
-des témoignages de protagonistes de l’époque ; des communistes : Tito bien sûr, mais aussi son biographe Vladimir Dedijer, son plus proche collaborateur Edvard Kardelj , et surtout son futur grand opposant Milovan Djilas ; des partisans de Mihailović : le roi Pierre II en exil dès 1941, Branko Lazic qui quittera son pays à la fin de la guerre ; des Britanniques, qui ont joué un rôle déterminant dans la marginalisation de Mihailovic : Winston Churchill, Stephen Clissold, premier agent de liaison parachuté en Croatie auprès des partisans de Tito, et Fitzroy Maclean, dirigeant de la mission britannique auprès de Tito de 1943 à 1945.
-des historiens yougoslaves définissant le point de vue titiste après la guerre.
-les archives militaires et diplomatiques italiennes, documents intéressants car l’Italie fasciste a occupé la moitié méridionale de l’espace yougoslave d’avril 1941 à septembre 1943.
-des documents officiels du mouvement des partisans et de celui des tchetniks, en particulier des timbres-poste, qui constitue un vecteur des discours idéologiques et politiques qui s’affrontent.
A partir de ce corpus très riche, dont certains documents sont publiés en français pour la première fois, abondamment cité et commenté, Antoine Sidoti analyse la montée en puissance du mouvement des partisans de Tito et la construction de la mythologie titiste, suivant un plan chronologique en 19 chapitres.
En introduction, il évoque l’attaque allemande et ses conséquences : résistance armée de Mihailovic dès mai 1941, et des communistes à partir de juillet seulement, contrairement à la mythologie titiste d’après guerre qui a prétendu que Tito a entamé la « lutte de libération nationale » dès avril, alors qu’il a suivi jusqu’à l’attaque de l’URSS par Hitler la ligne du Komintern de « lutte contre la guerre impérialiste ».
Les points faibles du mouvement tchetnik sont clairement mis en avant :
-Mihailovic n’est pas un homme politique, il raisonne en fonction de la Première Guerre mondiale, ne comprend pas le caractère idéologique de la guerre et laisse donc l’initiative aux communistes (chap. 3).
-Pierre II a commis l’erreur de quitter son pays et ainsi de perdre contact avec les Yougoslaves, acte mal compris par Churchill lui-même et exploité par Tito qui parle de « désertion » (chap. 2 et 3).
-Le programme des tchetniks défini lors du congrès de la jeunesse ravnagorienne au Monténégro du 30 novembre au 2 décembre 1942 est panserbe et ne tient pas assez compte des revendications des autres ethnies yougoslaves ; il n’est sur certains points – réforme agraire, nationalisation des industries – qu’une réplique du programme communiste défini à la première session du Conseil antifasciste de libération nationale de Yougoslavie (AVNOJ) à Bihac les 26 et 27 novembre 1942 (chap. 3). Il en est de même pour le Congrès national de Ravna Gora en Serbie occidentale du 25 au 28 janvier 1944, qui manifeste tardivement un esprit plus ouvert, rassembleur et démocratique, mais qui est inspiré la seconde session de l’AVNOJ à Jajce les 29 et 30 novembre 1943 (chap. 13).
-Le mouvement manque de discipline, des commandants tchetniks n’hésitant pas à passer des accords avec les occupants italiens, allemands et bulgares pour protéger les Serbes contre les oustachis croates d’Ante Pavelic et lutter contre les communistes (chap. 4) ; en mars 1943, Mihailovic lui-même considère que ces derniers sont l’ennemi n°1 du peuple yougoslave (chap.8).
-La stratégie attentiste de Mihailovic, qui entend éviter les terribles représailles allemandes jusqu’à l’arrivée des Alliés, explique en grande partie la décision de Churchill fin 1943 de cesser de le soutenir au profit des partisans jugés plus combatifs contre les Allemands (chap. 11 et 18).
-Le gouvernement royal en exil à Londres puis au Caire est divisé et affaibli (chap. 12).
Les points forts du mouvement des partisans sont également bien dégagés :
-Les communistes ont l’expérience de la clandestinité depuis l’interdiction du Parti dès 1920, sont présents dans tout l’espace yougoslave alors que les tchetniks sont uniquement serbes, et ont une direction politique unique et cohérente contrairement au mouvement de Mihailovic (chap. 3).
-La politique de Pavelic de croatisation a favorisé l’essor du mouvement communiste : les Serbes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine et les Musulmans bosniaques persécutés se sont de plus en plus massivement ralliés à Tito, qui reconnaissait l’existence de toutes des ethnies yougoslaves (chap. 1).
-La ligne politique de Tito est habile : si son objectif est la prise de pouvoir, le discours est, sur conseil de Staline, modéré pour ne pas s’aliéner les Yougoslaves et les Alliés non-communistes (chap. 3).
-Les échecs des partisans et les erreurs de Tito sont présentés comme des succès. Ainsi les départs précipités du QG de Tito suite à des offensives des occupants et collaborateurs – d’Uzice en Serbie occidentale en novembre 1941, de Foca en Bosnie orientale en avril 1942, du Monténégro en juin 1942, de Bihac en Bosnie occidentale en janvier 1943, du Monténégro en juin 1943, de Jajce en Bosnie centrale en janvier 1944, de Drvar en Bosnie occidentale en mai 1944 – sont pudiquement qualifiés de « déplacements » et d’échecs des ennemis qui ne parviennent pas à capturer l’insaisissable et « génial » stratège communiste.
-A partir de la capitulation italienne en septembre 1943, les partisans disposent d’un important armement pris aux Italiens, voient leurs effectifs gonfler et disposent du soutien croissant des Alliés, d’abord britanniques, puis plus tardivement soviétiques, qui jouent un grand rôle dans la libération de Belgrade en octobre 1944 : plus de 400 000 hommes de l’Armée rouge passent alors en Serbie.
-Les bases du nouvel Etat yougoslave, fédéral et sous contrôle étroit du Parti communiste, sont lentement mais sûrement jetées : ordonnances de Foca en janvier 1942 qui définissent l’organisation militaire et administrative du mouvement des partisans (chap. 4) ; première session de l’AVNOJ à Bihac en novembre 1942 qui esquisse la future organisation politique du pays (chap. 7) ; deuxième session de l’AVNOJ à Jajce en novembre 1943 qui créé un gouvernement dominé par les communistes (chap. 11) ; accord Tito-Subasic à Belgrade en novembre 1944 créant un gouvernement yougoslave unique (chap. 16) ; 3e session de l’AVNOJ à Belgrade en août 1945 transformant l’AVNOJ en Assemblée nationale provisoire ; Assemblée constituante proclamant la déchéance du roi et la création de la République fédérative populaire de Yougoslavie en novembre 1945 (chap. 17).
-La propagande communiste masque les zones d’ombres : ligne du parti défaitiste avant juin 1941 (introduction), négociations secrètes avec les Allemands en mars 1943 pour échanger des prisonniers et avoir les mains libres contre les tchetniks (chap. 9), promesses de Tito aux Alliés non tenues sur l’avenir démocratique du pays (chap. 16). Elle développe parallèlement le culte de la personnalité de Tito autour de deux moments-clé : le 25 mai, anniversaire du « guide », et le 29 novembre, anniversaire du régime.
L’ouvrage d’Antoine Sidoti est la première synthèse en langue française sur la Seconde Guerre mondiale en Yougoslavie, qui s’écarte avec bonheur de l’historiographie titiste. Il propose un riche corpus documentaire textuel et iconographique qui permettra aux enseignants d’enrichir leurs cours, par exemple avec le texte de la déclaration de proclamation de la République fédérative populaire de Yougoslavie du 29 novembre (p. 268), les émissions postales du gouvernement royal en exil en 1943 (pp. 171 et 175), le projet « du premier timbre-poste de la nouvelle Yougoslavie » en 1944 (p. 224), les émissions du pouvoir communiste en 1945 (pp. 251 et 265).
Le lecteur attentif décèlera néanmoins des limites à ce travail :
-Des erreurs : 22 juillet 1941 au lieu du 22 juin pour l’attaque allemande contre l’URSS (p. 37), l’insurrection monténégrine n’ayant pas eu lieu quelques jours après mais le 13 juillet ; le gouvernement serbe de Milan Nedic n’est pas collaborationniste (p. 21), mais un régime de collaboration d’Etat comme celui de Vichy en France ; la création de la première Brigade prolétarienne par Tito en décembre 1941 ne suit pas de près celle de l’Armée de libération nationale en novembre 1942 (p. 72) ; confusion entre Pacte et Charte de l’Atlantique (p. 185).
-Des lacunes : l’absence de la référence incontournable sur les tchetniks : Jozo Tomasevich, War and Revolution. The Chetniks, Stanford, 1975, réédité en 2001 ; l’inexistence d’une chronologie détaillée, qui permettrait au béotien de se repérer plus facilement dans le maquis événementiel yougoslave ; et le manque de données sur les affrontements et massacres entre tchetniks et partisans.
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