Le 23 juin 1940 à l’aube, au lendemain de l’armistice qui consacre la défaite et la soumission de la France, Hitler, accompagné d’une trentaine de proches triés sur le volet, visite Paris quasi totalement vide de ses habitants. En seulement deux heures et demie, il parcourt la ville dans une grosse Mercédès blindée, et en visite les monuments les plus emblématiques, s’extasie devant l’opéra Garnier et se recueille avec émotion devant le tombeau de Napoléon Ier aux Invalides. Hitler méprise les Français et haït la France, mais il admire Paris qui inspirera le projet mégalomaniaque de Germania, Berlin puissance 10 ou 100, qui sera la capitale du Reich pour 1000 ans. Il a d’ailleurs amené avec lui celui qu’il a choisi pour en être l’architecte. Après avoir survolé la capitale, le Führer regagne son quartier général.

Cette visite discrète et rapide est l’objet du petit essai que publie Michel Guénaire[1] aujourd’hui. Il n’est pas historien, n’a jamais rien publié sur cette période, mais il entend se saisir de la visite « comme d’un objet historique ». Il constate que ce petit événement a été peu étudié et il affirme que « trois des plus célèbres biographes de Hitler (…), Allan Bullock, Joachim Fest et Ian Kershaw se sont trompés sur la date », la situant fin juin, ou plus précisément le 28 juin. Michel Guénaire affirme qu’elle eut lieu le 23 juin. On le croit volontiers, mais on aurait aimé qu’il en fasse la démonstration. Il a puisé sa documentation aux meilleures sources : les témoignages écrits publiés des proches d’Hitler, dont plusieurs de ceux qui l’accompagnaient ce jour là, dont Arno Brecker et Albert Speer. Il cite dans les trois pages de bibliographie l’étude de Cédric Gruat, Hitler à Paris, juin 1940 (édit. Tirésias 2010), sans jamais y faire une autre référence. Or c’est la seule étude historique qui existe, et qui expose largement les faits. C’est pourquoi on parlera ici plutôt d’un essai. Le récit est bref et agréable à lire, volontairement sans aucune note, structuré en 17 courts chapitres (pour 120 pages de texte). La visite elle-même de l’atterrissage au décollage de l’avion, occupe à peine la moitié du livre. Les autres chapitres sont consacrés à une réflexion sur le sens de la visite, le devenir des protagonistes, et la postérité de la visite par l’image.

Trente nazis dans cinq Mercedes

Ils ont été prévenus au dernier moment ; ils ne savent pas pourquoi et plusieurs n’en mènent sans doute pas large. Ils ont été choisis par Hitler lui-même qui a donné l’ordre de les rassembler à son quartier général de Bretty-de-Pesche, dans les Ardennes belges, la Wolfsschlucht, ou la Gorge du loup. Il y a là, Albert Speer, l’architecte qui vient d’être nommé inspecteur général de la Construction, en charge de Germania, le Berlin de demain ; Arno Brecker, le sculpteur favori ; Hermann Giesler, l’autre architecte, en charge de la ville de Linz, la capitale de sa province natale ; Martin Bormann, le secrétaire particulier ; Heinrich Hoffmann, le photographe privé, celui des débuts de Hitler, qui employait Eva Braun et l’a présentée à Hitler ; Walter Frentz, le jeune reporter photographe repéré par Léni Riefenstahl, qui voit Hitler tous les jours et réalise des tournages personnels ; Karl Brandt, le chirurgien ; Wilhelm Brückner, son aide de camp en chef ; Julius Schaub, son second aide de camp ; deux camarades de la grande guerre, Max Amann, qui dirige la maison d’édition du parti, et Ernst Schmidt, les seuls qu’il tutoie ; quelques chefs de la Wehrmacht dont Keitel qui a signé l’armistice la veille. Il n’a invité ni Goering, ni Goebbels. Tous montent dans le Condor, un quadrimoteur moderne, piloté par Hans Baur, son pilote officiel. L’avion roule sur une piste de terre au milieu des pâturages.

Une visite éclair, un visiteur ému et admiratif

L’avion se pose à 5h 30 sur la piste du Bourget ; trois heures plus tard il décollera de nouveau. La visite de Paris aura été ultra rapide : c’est la Blitzbesucht, la visite éclair. Hitler monte dans la voiture de tête, où sont admis Speer et Brecker, derrière le siège d’Hitler, Giesler et Brückner, sur les deux derniers sièges. Paris a été vidée de sa population par un exode massif, la circulation automobile interdite, écoles, commerces, usines, bureaux de poste, banques, cinémas, théâtres et cabarets sont fermés, de plus c’est dimanche et il est six heures du matin !

Hitler est au faîte de sa gloire ; la guerre est finie ; détruire Paris n’a plus de sens. Il a décidé de découvrir la ville incognito, « voyant tout et n’étant vu de personne », une ville qu’il connaît bien par les livres et les manuels d’architecture, une ville « prestigieuse et incomparable » ; il va pendant un peu plus de deux heures posséder Paris, « une appropriation purement esthétique et narcissique »

Il visite d’abord l’opéra Garnier où l’attend Hans Speidel, responsable de la sécurité des forces d’occupation à Paris. C’est « le lieu de ses passions » depuis sa jeunesse viennoise. Il connaît parfaitement les lieux où il n’est jamais venu. Même chose pour la Madeleine, mais il apprécie peu. Par la rue Royale, il gagne la place de la Concorde et remonte l’avenue de Champs-Elysées ; l’axe central de Germania aura des proportions doubles, de même que Germania aura son Arc de Triomphe, lui aussi d’un volume double. Sur l’esplanade du Trocadéro, il regard la Tour Eiffel et Hoffmann fait une photo qui deviendra célèbre, tandis que Franz continue de filmer. Tous les participants ont revêtu une tenue militaire, Brecker pour la première fois de sa vie.

Avenue de Tourville, Hitler aperçoit la statue de général Mangin, qui a occupé la Ruhr en 1923. Il donne l’ordre de la faire détruire. Arrivé aux Invalides, il revêt une tenue de cérémonie avant de descendre dans la crypte. Devant le tombeau de Napoléon Ier, il retire son képi et « s’incline, tête nue dans un silence figé. » Il dira : « C’est le plus beau jour de ma vie. » Il  passe au musée de l’Armée et exige qu’on rapatrie toutes les pièces allemandes. A 6h 30, il est au Panthéon, qui ne l’impressionne pas.de même que Notre-Dame et l’Hôtel de Ville, qu’il ne visite pas : Le Paris médiéval ne l’intéresse pas. Il longe la façade du Louvre, qu’il apprécie beaucoup, traverse la place Vendôme, repasse devant l’Opéra et arrive au Sacré-Cœur, qui ne lui plaît pas.

A 8h 30, il fait ses adieux à Speidel qui l’avait accueilli. « Il a vu ce qu’il voulait voir. La visite s’est déroulée comme il l’avait décidé (…) Il a vu la ville comme un modèle dont ils devaient partir tous les trois, Hitler, Speer et Brecker. » Il est heureux et fatigué, demande à son pilote de survoler Paris. La tête collée au hublot, il revoit tout. Il ne reviendra jamais.

L’architecte et le sculpteur

Arno Brecker et Albert Speer sont aux côtés de Hitler pendant toute la visite. « Il veut refaire Berlin avec eux. Il les associe comme leurs arts, l’architecture et la sculpture, se complètent dans la fondation d’une ville. Et c’est pourquoi la visite les concernait, eux seuls tout d’abord. » Speer fait partie des intimes depuis 1933 alors que Brecker, qui a passé plusieurs années à Paris où il a été l’ami de Cocteau, Picasso et Derain, ne lui a été présenté qu’à l’occasion des Jeux Olympiques de Berlin en 1936, où il a réalisé deux sculpteurs de bronze. Hitler en fait son sculpteur attitré et l’Etat national-socialiste passe des commandes qui font travailler ses cinq ateliers.

« Speer et Brecker s’affichent comme les codificateurs esthétiques ou les propagandistes de l’art officiel qui prolonge le pouvoir du Führer et plaît à son peuple. C’est un art à la fois réaliste  et cérémonial dans lequel se retrouve le sens commun. » Ils se sont rencontrés en novembre 1938 à Berlin et depuis, ils travaillent étroitement liés l’un à l’autre. Ils sont assez intimes avec Hitler pour être invités au Berghof ; Speer aspire à jouer un rôle politique, Brecker non. Ils se retrouvent sur l’esplanade du Trocadéro.

Le soir, de retour à son QG, Hitler reçoit les deux hommes et presse l’architecte de reprendre les travaux sur Germania : Paris était beau, mais Berlin sera beaucoup plus beau. Goebbels écrit dans son journal que ce jour là, Hitler « éprouve un bonheur totalement exubérant ».

Le photographe, le cinéaste, et la propagande

Il s’agit d’immortaliser cette visite dans une glorification du Führer. Hoffmann réalise un album imprimé, Mit Hitler im Western, à partir des photographies qu’il a prises le long du parcours. L’album sera tiré à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires.

Walter Frentz entreprend pour sa part de réaliser un film en noir et blanc qui passera aux Actualités dans les cinémas. « C’est un film qui sera aussi lisse et recomposera l’ordre de la visite après les coupes de la propagande (…) Il débute par la Madeleine parce que le jour était levé. Le passage du recueillement devant la tombeau de Napoléon Ier n’y figure pas », sans doute pour effacer une marque d’admiration devant la France. Le film rend public une visite qu’il avait voulu tenir secrète. Il sera d’abord vu en Allemagne, puis repris dans de multiples documentaires, en Europe et sur tous les continents, sans interruption jusqu’à nos jours.

Détruire Paris ?

Au sommet de sa gloire, Hitler vient admirer Paris, et ne se cache pas de la prendre pour modèle de sa future capitale, alors qu’une partie de l’entourage de sa visite estime qu’il devrait traiter plus durement la France vaincue. Alors que la défaite se profile et que sa santé se dégrade (l’auteur accorde une grande importance semble-t-il à ce fait), at-il décidé de détruire l’objet de son admiration ? Michel Guénaire consacre un chapitre à ce thème. Après que le général von  Stulpnagel ait été compromis dans l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler et se soit suicidé, Hitler le remplace par le général von Choltitz, qui n’a pas hésité à détruire Rotterdam et Sébastopol.

Le 15 août 1944, Von Stülpnagel reçoit un message de Hitler lui ordonnant de détruire les ponts de Paris, afin de former un front sur une rive face à l’autre ; l’ordre est sans retour et sans discussion. Deux autres ordres auraient suivi qui seraient allés dans le même sens : « Paris ne doit-il pas disparaître, maintenant que Berlin s’effondre ? » On n’a pas retrouvé trace des deux derniers messages (le tout dernier aurait été la fameuse question qu’aurait posée Hitler : « Paris brûle-t-il ? »), ni d’explosifs placés sous les ponts ou dans les monuments. D’ailleurs Paris a vite cessé d’être un enjeu stratégique et Hitler s’en est désintéressé. Il n’a donc sans doute jamais donné l’ordre de détruire Paris, et Choltitz n’a rien fait. Par contre il affirmera avoir sauvé Paris en désobéissant à Hitler, et son fils reprendra cette légende pendant des années.

Arrêté par les Britanniques, Speer a prétendu n’avoir jamais été qu’un architecte, alors qu’il avait été un favori d’Hitler, son serviteur zélé, qu’il avait mis l’économie allemande au service de la guerre de conquête, et qu’il avait été responsable du programme de lancement des missiles balistiques V1 et V2 inventés par Werner von Braun. Il ne fut condamné qu’à vingt ans de prison par le tribunal de Nüremberg. Il ne fit pas appel et passa vingt ans dans la forteresse de Spandau, à lire, écrire et jardiner. Il sortit le 1er octobre 1966, et publia deux livres de Mémoires qui connurent le succès. Il mourut sans aucun remord en 1981, à l’âge de 76 ans. Brecker se tira fort bien d’une simple enquête de dénazification, condamné à une amende de cent marks. Ses œuvres furent détruites ainsi que ses ateliers. Il reprit le chemin de Paris où il installa son atelier. Il fit le buste de Cocteau en 1963. Son livre, Paris, Hitler et moi ne connut pas le succès. Il mourut à Düsseldorf, en 1991, à l’âge de 90 ans. Frentz est mort en 2004, à 96 ans. Il n’a jamais retouché le film, et personne après lui. Il est resté un film muet. « Il montre une parenthèse invraisemblable, non violente et pacifique, en pleine guerre et avant le chaos de toutes les fins. »

[1] Michel Guénaire est ainsi présenté par l’éditeur : Avocat et écrivain. Il est l’auteur d’un roman, Le Premier (1994), de plusieurs essais, dont chez Grasset, Un monde sans élites (1995), Le Génie français (2006) et Le retour des Etats (2013), ainsi que d’une anthologie du libéralisme, Les Deux Libéralismes (2011), et d’une biographie, Pierre Gide, Une vie d’avocat (2020).