Il s’agit de comprendre comment Georges Pompidou et ses collaborateurs analysèrent les mutations importantes du pays et les grands mouvement sociaux qu’il connut, dans le contexte des Trente Glorieuses ; quelles réponses ils y apportèrent, quelles visions de la société française et de son avenir ils voulurent développer.

Ce colloque est le septième organisé par l’Association Georges Pompidou depuis 1989

Il ajoute un volume très intéressant à une bibliographie croissante, et une pierre à l’histoire en pleine expansion de la France des années 1960-1970. Il arrive enfin à point nommé dans une période de nostalgie pour ces années et de redécouverte (réhabilitation ?) d’une décennie  » coincée  » entre mai 68 et mai 1981.

Le colloque s’organise en quatre mouvements (terminés par des débats) : la vision de la société de Georges Pompidou (p. 9-82) ; la gestion des conflits sociaux (p. 83-187) ; la politique à long terme (p. 189-278) ; la politique contractuelle et catégorielle (p. 279-397).

 

La vision de la société

 

Cette première partie donne l’impression d’une certaine difficulté à cerner le sujet, Gilles Le Béguec (Paris X-Nanterre,  » Origine de la pensée sociale chez Georges Pompidou « ) se demandant même si Georges Pompidou, qui s’est peu exprimé et tardivement sur le sujet, avait une pensée sociale. Les témoignages le décrivent comme un pragmatique, attaché au règlement des problèmes concrets, méfiant vis-à-vis des grands systèmes de pensée et des idéologies. Il eut des sympathies de jeunesse pour le néo-socialisme (Déat), mais fut surtout un humaniste (au sens de la Renaissance, mais aussi de l’attention portée à l’être humain) de formation, privilégiant l’épanouissement de l’individu, méfiant envers l’approche sociologique des problèmes sociaux, raisonnant plus en termes de civilisation que de société. Il a été aussi attiré par la pensée conservatrice, de Taine particulièrement.

Sylvie Guillaume (Bordeaux 3,  » La philosophie générale de Georges Pompidou sur la société française et son avenir « ) nous dépeint un homme au bon sens  » paysan « , très attaché aux traditions et à son terroir auvergnat, proche de la  » société civile « , mais très lucide sur les mutations (en particulier en Mai 68) d’une société française qu’il observe attentivement et qu’il veut, sans bouleversements, engager dans la voie de la modernisation, garantie du développement d’une société du mieux-être. Fondamentalement hostile au marxisme et au communisme, il rejette l’autogestion et le programme commun, au nom d’une vision interclassiste, qui conçoit l’État-providence comme un aménagement nécessaire de l’État libéral, pas comme une fin en soi.

De même, se disant plus attaché à l’homme qu’à la société et méfiant vis-à-vis des grands desseins, il est réservé sur la  » nouvelle société  » de Jacques Chaban-Delmas, plus pour des raisons politiques liées aux perspectives d’ouverture de la majorité, d’après Bernard Lachaise (Bordeaux 3,  » Georges Pompidou et la  » nouvelle société « ), que pour des raisons sociales. Mais il croit à l’efficacité, dans les rapports sociaux, de la négociation collective, du dialogue, de la responsabilité et de la solidarité. Partisan du paritarisme, il n’envisage les réformes de structure qu’à un rythme modéré, et accompagnées du sens des responsabilités des partenaires sociaux.

Son pragmatisme explique selon Frédéric Turpin (Association G. Pompidou,  » Georges Pompidou et le  » gaullisme social  » : de la participation dans l’entreprise « ) sa très grande réserve à l’égard du projet gaullien de participation, qui ne lui semble pas viable économiquement et dangereux pour la compétitivité des entreprises. Comme Premier Ministre, il réussit à faire glisser le projet vers l’intéressement, tout en encourageant l’épargne collective pour développer l’investissement et en obtenant la négociation contractuelle de ces dispositions dans chaque entreprise. Comme Président, il fit évoluer la participation vers l’actionnariat populaire (loi de 1970 sur l’actionnariat à la Régie Renault par exemple), imposé face à l’opposition d’une partie de sa majorité, du patronat et des syndicats.

 

La gestion des conflits sociaux

 

Cette deuxième partie s’attache à présenter Georges Pompidou en action, face aux conflits sociaux. Jean-Pierre Williot (Paris IV – Sorbonne,  » Georges Pompidou et l’apprentissage du dialogue social : la grève des mineurs en 1963 « ) montre bien comment le mouvement, qui marquait le début de la disparition d’un monde, cristallisa progressivement jusqu’à obtenir un large soutien de l’opinion. Il explique aussi comment le Premier Ministre abandonna, à l’occasion de ce très dur conflit, la gestion autoritaire pour les négociations collectives et la politique contractuelle. Il sut en effet rapidement tirer les leçons de son erreur d’analyse initiale (la réquisition), pour relancer la concertation et mettre en place une Commission des sages, qui proposa une nouvelle politique salariale, débouchant dans le secteur public sur la conférence des revenus en 1963, les  » procédures Toutée  » de négociation salariale dans les entreprises publiques en 1964 et ultérieurement les  » contrats de progrès « .

Éric Kocher-Marboeuf (Poitiers) revient quant à lui sur  » Les grèves de 1967 et l’adoption des ordonnances économiques et sociales ». Le début de l’année fut marqué, dans un contexte de montée du chômage, par un conflit de 62 jours dans de nombreuses entreprises industrielles, mettant en avant des revendications salariales mais aussi qualitatives. Le gouvernement y répondit, après des législatives difficiles, par un train de mesures économiques et sociales sous la forme d’ordonnances (une idée du ministre des Finances Michel Debré qui persuada d’abord le général de Gaulle puis Georges Pompidou), l’idée étant de remettre le social au premier plan et de lancer une  » politiques active de l’emploi « . Ces ordonnances (lancement de l’ANPE, éclatement en trois caisses de la Sécurité Sociale, création du plan d’épargne entreprise et de la COB, mesures dans le domaine agricole…) donnèrent lieu, après les grèves, à une bataille parlementaire classique, et, sans être à l’origine de Mai 68, ont pu jouer un rôle dans la mobilisation des travailleurs, même si les syndicats n’en demandèrent pas préalablement le démantèlement.

Antoine Prost (Paris I – Panthéon-Sorbonne) livre une communication précise sur l’organisation et le déroulement de négociations finalement mal connues,  » Les négociations de Grenelle » ; et sur deux questions épineuses : accord ou non à Grenelle, et la CGT a-t-elle été désavouée par Billancourt ? Pour A. Prost (point très débattu dans la suite du colloque), la réponse est à chaque fois négative.

Enfin Franck Georgi (Paris I – Panthéon-Sorbonne) revient longuement sur  » Un  » conflit autogestionnaire  » sous Georges Pompidou : les pouvoirs publics face à l’affaire Lip (1973-1974) », conflit  » conservateur  » par ses objectifs mais  » révolutionnaire  » ou  » messianique  » (CFDT) par ses méthodes et sa philosophie, conflit du secteur privé face auquel les pouvoirs publics ont tardé à intervenir avant de le prendre en charge par l’intermédiaire du ministre du Développement industriel Jean Charbonnel sous la supervision du Premier Ministre Pierre Messmer, non sans les critiques d’une partie de la majorité. Georges Pompidou soutint son ministre mais intervint peu dans le conflit.

 

La politique à long terme

 

Cette dernière communication, de même que celles de la troisième partie, soulève un des problèmes et marque une des limites, nous semble-t-il, de ce colloque . Comment en effet faire la part de l’action du Président et de celle du Premier Ministre (d’autant que la politique sociale n’entre pas dans le  » domaine réservé  » du Président) ? Peut-on, autrement dit, tout ramener à la seule personne de Georges Pompidou ? Il semble que le Président Pompidou ait été beaucoup moins inspirateur et acteur de la politique sociale que le Premier Ministre Pompidou. En tout cas c’est l’impression que donnent les différentes communications (qui du coup sont un peu à part dans l’ensemble de l’ouvrage), même si un dernier témoignage avance le contraire.

Alain Beltran (IHTP-CNRS,  » Les entreprises publiques en tant que laboratoire social : la politique sociale à EDF-GDF et à la SNCF sous la présidence de Georges Pompidou ») décrit en fait la politique sociale menée par le tandem Chaban-Delmas / Delors et la plus grande liberté donnée aux directions des entreprises publiques, soulignant même que le gouvernement se maintint hors du jeu des négociations jusqu’en 1974, le ministère des Finances essayant cependant de réduire les espaces de liberté ainsi conquis.

Christian Chevandier (Paris I – Panthéon-Sorbonne), dans  » Inscrire dans la durée l’évolution du monde hospitalier (1969-1974) » , retraçant un demi-siècle d’histoire de l’hôpital en France, décrit essentiellement la loi du 31 décembre 1970 instituant le service public hospitalier et organisant la planification hospitalière, ses compléments après la mort du Président et ses conséquences jusqu’à nos jours.

Alain Chatriot (Collège de France) centre sa communication,  » L’impossible réforme du Conseil économique et social (1962-1974) », sur l’institution en elle-même et sa place dans l’État. Il présente les nombreux projets de réforme venant du général de Gaulle, d’organisations de gauche, de Pierre Mendès France, de François Bloch-Lainé, de Michel Debré, de la commission Vallon de réforme du CES, voire de Jacques Chaban-Delmas. Il souligne surtout que Georges Pompidou reste distant vis-à-vis d’une institution qui ne correspond pas à ses modèles politiques et institutionnels.

Enfin Vincent Viet (ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité) décrit  » Les transformations de la politique d’immigration de 1962 à 1974 « , dans lesquelles Georges Pmpidou intervient peu. Il distingue une période (1962-1968) de  » libéralisation contrainte  » (par l’expansion économique, la décolonisation et la construction européenne), puis une période d’impossible reprise en mains (1968-1974) par les pouvoirs politiques (Maurice Schuman en 1968, Joseph Fontanet et Raymond Marcellin en 1972) pendant laquelle la question de l’immigration émerge et devient une question politique et sociale prise en charge par l’extrême gauche.

François Lavondès (ancien conseiller technique du Président), dans son témoignage final, insiste cependant sur la vision de Georges Pompidou en matière de politique d’immigration (les conventions bilatérales, les conditions d’accueil et de logement), et sur son rôle important dans la politique contractuelle des entreprises publiques, qu’il initia dans les années 60 et qu’il approuve. Il souligne aussi sa volonté de mieux intégrer les salariés aux entreprises par l’actionnariat et de donner la priorité aux plus défavorisés (veuves, orphelins, mères célibataires, personnes âgées, handicapés).

 

La politique contractuelle et catégorielle

 

Cette dernière partie revient d’abord, avec Laure Machu (Paris X – Nanterre), sur  » La négociation collective et la politique contractuelle « , déjà abordée dans la troisième partie. S’il s’agissait de limiter les tensions inflationnistes et de donner plus d’autonomie aux partenaires sociaux pour éviter les conflits, les réformes tombèrent en désuétude dès 1971, plus à cause des faiblesses des syndicats qu’à cause de l’opposition de Georges Pompidou.

Nicolas Hatzfeld (Évry) aborde ensuite les rapports entre  » Pompidou et le monde ouvrier : une conversation brouillée ? « . Pour Pompidou, qui voit un monde ouvrier à son apogée numérique, mais hétérogène, la condition ouvrière est un faux problème social, à cause de l’essor de la société de consommation et de la croissance. Il faut en soutenir les effets pour réduire les spécificités ouvrières et les intégrer dans la question plus large de la condition des salariés, donc mener une politique sociale qui, dans une analyse non marxiste, ne se centre pas sur le monde ouvrier. En revanche, la condition ouvrière reste un vrai problème politique, qui doit être limité (même s’il ne considère plus le communisme comme un danger réel en France) en favorisant la légitimité et l’autonomie des syndicats, ce qu’il fait lors des négociations de Grenelle en 1968. Après Mai, les relations se raidissent à cause de l’affaiblissement de la CGT, de l’émergence de nouveaux acteurs. (gauchistes, CFDT) et d’une recomposition du monde ouvrier, avec l’apparition de nouvelles catégories comme les OS et de nouvelles revendications plus qualitatives, face auxquelles les réponses sont sociales (mensualisation, formation professionnelle, politique contractuelle) mais aussi policières.

Véronique Pradier (agrégée d’histoire,  » Les aspects sociaux de la politique agricole de Georges Pompidou (1962-1974) « ) dépeint une politique agricole centrée sur la concertation sociale pour modérer l’agitation paysanne. Cette politique se donne pour objectifs la parité des agriculteurs avec les autres catégories sociales par une politique des prix agricoles, et la modernisation des structures avec un important volet social (par exemple le FASASA, l’aide au départ des vieux agriculteurs pour permettre l’installation des jeunes sur des exploitations plus grandes et plus rentables, ou la politique de rénovation rurale pour soutenir les régions rurales défavorisées).

Sous le titre  » La politique catégorielle : les classes moyennes « , Christine Manigand (Maine et IEP-Paris) décrit en fait la politique menée en faveur des artisans, des commerçants et des représentants des PME, fragilisés par la priorité industrielle. C’est un ensemble continu de mesures pragmatiques (nomination de secrétaires d’État spécialisés : Gabriel Kaspereit, Yvon Bourges et Jean Royer; mesures en faveur des retraites et du crédit, baisse des droits de mutation et exonérations fiscales, loi Royer sur la création des grandes surfaces), qui oscilla entre la modernisation et la conservation. Elles déçurent plutôt des catégories, qui attendaient surtout le règlement de l’assurance vieillesse, la baisse des charges et de l’impôt sur le revenu et le rapprochement avec le régime des salariés.

Michel Hau (Strasbourg II), dans  » Georges Pompidou et les classes dirigeantes « , souligne la synergie, en période de forte croissance, entre les classes dirigeantes et le gouvernement. Elle repose sur une communauté de formation, une volonté commune de modernisation du pays, une concertation permanente, un accord sur de grands projets (villes nouvelles, autoroutes, Airbus, Concorde, TGV, téléphone, Ariane,, le nucléaire, etc.) et de grandes ambitions, servies par une libéralisation partielle de l’économie et un patriotisme certain des classes dirigeantes. Il rappelle aussi la communauté de vues en matière de réforme sociale entre Georges Pompidou et François Ceyrac au CNPF et un sens affirmé chez Pompidou des intérêts des entreprises (sur la participation par exemple).

Enfin Pierre Guillaume (Bordeaux 3) dresse une sorte de bilan, dans sa communication sur  » L’évolution de la société à l’époque de Georges Pompidou « , de l’action de Georges Pompidou et de ses limites.

On le voit, beaucoup de ces communications sont assez techniques, et difficilement utilisables dans notre enseignement quotidien. Le colloque déborde largement son sujet pour traiter plutôt de la politique sociale à l’époque de Georges Pompidou. On peut lui reprocher de ne pas avoir totalement évité l’écueil de la personnalisation un peu obligée (on aurait pu ainsi intituler le colloque  » Action et pensée sociales chez le général de Gaulle ou chez Jacques Chaban-Delmas « ), qui ne permet pas de s’interroger sur d’autres influences (peut-être faute d’archives encore étudiées) comme celles de la CFDT, du Plan comme lieu de réflexion et de concertation, d’hommes de gauche comme Jacques Delors. Ce colloque apporte néanmoins une précieuse contribution sur une période de croissance économique et de modernisation industrielle, qui s’accompagna d’une réelle et continue politique de modernisation des relations contractuelles. Il permet enfin de nuancer l’impression d’immobilisme et de conservatisme souvent attachée à la présidence pompidolienne.

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