Dans le domaine de plus en plus foisonnant de l’histoire du sport, on gagnera à s’arrêter sur ce livre écrit par Alain Derlon, Inspecteur Pédagogique Régional d’EPS et enseignant à Bordeaux II. Il s’agit ici de comprendre comment le sport et l’éducation physique ont été peu à peu sortis du néant végétatif où ils pourrissaient dans les années 1880 pour être instrumentalisés par les tenants de la régénération de la «race» française.
Ces nationalistes y voyaient une condition sine qua non pour battre les Allemands, dans la perspective d’une revanche sur la guerre de 1870, où la supériorité physique des adversaires avaient révélé le piètre niveau de l’armée française, déjà mise à mal au Mexique en 1867. Autant dire que les volontés de régénérescence étaient fortes, issues de milieux politiques divers mais unies par un patriotisme et un nationalisme forcément revanchard. Sur cette trame classique, Alain Derlon aborde des aspects multiples du sujet, ce qui fait la richesse de son étude. Il ne se contente pas d’un simple exposé de spécialiste mais contextualise avant tout la situation de l’éducation physique dans une société française en pleine mutation économique et politique.
Sociétés de gymnastique
La première partie de l’ouvrage est d’une facture classique, facile et agréable à lire et intéressante sur plusieurs points. Dans le domaine politique, on voit comment l’extrême-droite de Paul Déroulède et de Maurice Barrès s’est très tôt intéressée à l’éducation physique, nécessaire pour combattre la « mollesse » de la IIIème république et créer un français « sain et robuste ». On assiste à l’apparition des premières sociétés de gymnastiques, avec lesquelles flirtent des républicains qui, rapidement, formeront leurs propres sociétés pour ne pas être associés aux mouvements royalistes. Pour les républicains comme Léon Gambetta, l’aspect « régénération » est accessoire, il faut avant tout former de meilleurs combattants. L’école publique de Jules Ferry s’en chargera. On note que la gauche reste absente de ce débat : c’est une constante récurrente du livre. Les socialistes et les communistes restent insensibles à l’éducation physique pendant la période traitée, la considérant comme annexe, élitiste et, justement, trop marquée par le nationalisme. Il faudra attendre 1936 pour que, sous l’égide de Léo Lagrange, une politique sportive soit menée de façon volontaire par la gauche.
Passée cette approche politique, Alain Derlon se lance dans un saisissant et apocalyptique portrait d’où émerge tout le délabrement physique et physiologique d’une nation, contredisant (dans un premier temps) les clichés progressistes de la Belle Epoque. Dénatalité, alcoolisme, rachitisme, syphilis, tuberculose, tout y passe, et sert d’argument aux conservateurs qui pointent la dégénérescence physique des français et en particulier de celle des milieux populaires, qui sont dans un état lamentable et qui ont, pour les nationalistes conservateurs, le vice du cosmopolitisme sexuel dans le sang, source supposée d’ « abâtardissement ». Pourtant, d’après Derlon, ce que ne veulent pas voir ces nationalistes conservateurs c’est que, de 1880 à 1914, la France à réalisé d’importants efforts pour compenser la mauvaise santé de sa jeunesse, et que la situation est, de fait, bien meilleure que du temps de Guizot.
Des allemands mieux entrainés
On entre alors dans une seconde partie très prolifique, plus difficile à lire, voire même « épaisse » car elle fourmille d’informations peu connues des historiens « généralistes ». Et de fait, on apprend beaucoup de choses. L’armée apparaît, en dehors d’individus isolés réunis à l’Ecole de Joinville, comme incapable de changer ses mentalités et de relever le défi lancé par des Allemands mieux entraînés. L’école républicaine aborde un esprit plus volontaire, avec la création de bataillons scolaires, la formation de moniteurs et l’application de principes d’éducation physique structurés mis en avant par Georges Demeny, considéré comme le précurseur de l’EPS en France. En dehors de l’école publique, les initiatives pour promouvoir le sport sont diffuses : patronages religieux, mécènes, paternalistes, propriétaires de salles de sport. La période apparaît comme propice à toutes les opportunités, l’éducation physique en étant encore à ses balbutiements, et chacun peut proposer sa vision de la doxa sportive. S’opposent ainsi les partisans de la très classique et rébarbative gymnastique suédoise, ceux qui soutiennent Demeny, les partisans du sport collectif (très mal vus par les deux premiers courants qui n’y voient qu’esbroufe et « compétitivisme » exacerbé) et des francs tireurs comme Georges Hébert, militaire, ancien communard et promoteur de la méthode naturaliste qui associe exercice physique et pratique au grand air. Il est amusant pour le néophyte de voir comment ces divisions sont encore présentes aujourd’hui, entre un sport « brut » et spectaculaire, une éducation physique rigoriste qui n’oublie aucun muscle et une pratique plus hédoniste inspirée de Hébert. Les premiers jeux olympiques sont aussi évoqués, avec en exergue l’opposition entre de Coubertin et Barrès : là où le baron voit une saine et pacifique compétition internationale, le directeur de l’Action Française pointe l’internationalisme anglo-saxon et rêve de jeux olympiques franco-français.
Entre temps, Alain Derlon à un peu, et le lecteur avec, perdu son sujet de vue. La conclusion reste à ce titre un peu frustrante, composée surtout de considérations générales sur le sport aujourd’hui et la place qu’y tient l’argent. A cette déception de fin de lecture s’ajoute l’absence d’annexes, d’ouvrages de référence (il est vrai cités en bas de page). C’est dommage car, pour le reste, il est difficile de trouver à redire à ce travail précis, documenté, intéressant et qui sera très utile à celle ou celui qui voudra approfondir l’étude de la Belle Époque.
Mathieu Souyris