Comment devient-on bourreau ? Comment un homme ordinaire, arrive-t-il à se glisser dans la peau d’un bourreau ? Comment mène-t-on une carrière de bourreau, et quelles sont les stratégies à conduire pour parvenir au poste le plus prestigieux, à savoir exécuteur en chef des hautes œuvres de la république ?

 

Voici les questions auxquelles le roman graphique d’Olivier Keraval et de Luc Monnerais répond de manière détaillée. Édité par la maison bretonne Locus Solus, Dans la peau du bourreau. Anatole Deibler 1863-1939 est un roman graphique réussi. Les deux auteurs ont déjà travaillé ensemble sur la Jégado, l’histoire de l’empoisonneuse du XIXe siècle.

Alternant des pages entières dessinées et des cases plus traditionnelles dessinées par Luc Monnerais avec le scénario écrit par Olivier Keraval, ce roman graphique se lit comme si c’était une fiction, comme si on suivait le personnage, Anatole Deibler, de son adolescence à sa mort en 1939. Pour autant, des indications de contexte historique et politique en tête de chaque chapitre viennent rappeler au lecteur qu’il y a encore pas si longtemps, la France rétribuait un exécuteur en chef des hautes œuvres de la république ainsi que ses assistants. De même, les annexes, plutôt fournies pour un roman graphique, mettent en avant le travail nécessaire d’analyse des sources pour l’élaboration de cet ouvrage.

Les premiers débats sur la peine de mort sous la IIIe république à partir d’un egodocument

Des carnets, laissés par le narrateur Anatole Deibler, constituent les archives utilisées par les auteurs. Vendus par les descendants de Deibler, les carnets d’exécutions ont été publiés par les éditions de l’Archipel et ils sont « la matière première » de ce roman graphique. Anatole Deibler a noté toutes les exécutions auxquelles il a participé (395 en tout) et les condamnations pour lesquelles, il a lui-même actionné le couperet en tant qu’exécuteur en chef (300 en tout). Écrit à la première personne, Dans la peau du bourreau permet au lecteur de plonger dans la peau de Deibler, de saisir de manière presque immersive la vie d’un bourreau.

Ce roman graphique est donc à la fois une biographie du bourreau qui a réalisé les dernières exécutions publiques (jusqu’en 1939) et une histoire de la peine de mort et de l’exécution des sentences en France. En effet, dans cet ouvrage très instructif, on apprend comment se déroulent les exécutions avec leurs rituels, acteurs et objets (dont « la veuve » ou « la trancheuse » de plus de 4 mètres de haut, à savoir la guillotine).

En outre, la vie d’Anatole Deibler coïncide avec les premières interrogations liées à la peine de mort. Ainsi, le premier projet de loi réclamant l’abolition de la peine de mort datant de juillet 1898, est porté par Clemenceau au moment où Anatole Deibler, 35 ans, obtient son poste d’exécuteur en chef. Deibler ne pratique aucune condamnation entre 1905 et 1909, le président Fallières multipliant les grâces. Deibler ne perçoit plus ses gages à partir de 1906. Il est obligé de trouver un autre métier (représentant de commerce), sous un autre nom. Il reprend du service en 1909. On suit les différents faits divers qui font chavirer l’opinion publique en faveur du maintien de la peine de mort (des affaires ayant le plus souvent un lien avec des morts tragiques d’enfants ou lors de l’exécution de la bande à Pollet en 1909). Des illustrations détaillées rendent parfaitement compte de la période fin XIXe- début XXe siècle. Le graphisme en clairs-obscurs témoigne justement de cette époque.

Dans le réseau d’un bourreau…

Cependant, Dans la peau du bourreau, n’a pas vocation uniquement de faire réfléchir le lecteur sur la peine de mort. C’est également un ouvrage qui relate la vie intime d’un bourreau : la relation d’Anatole avec son père et son grand-père (ses formateurs-métier), son mariage, sa fille qui l’aide. On suit ainsi les étapes familiales et les étapes professionnelles d’Anatole qui officie de 1885 à 1939. A partir de cette vie intime, le lecteur saisit comment les familles de bourreau maintiennent leur emploi, notamment grâce à des stratégies matrimoniales. Ainsi le père d’Anatole s’est marié avec la fille de son employeur, un autre exécuteur. De même, Anatole laisse sa place, à sa mort, à son neveu. Être bourreau, c’est avant une histoire de famille, une histoire de réseau. Néanmoins, les mariages ne suffisent pas pour conserver sa place ou gravir les échelons, il faut également s’imposer face aux assistants qui lorgnent également sur le poste d’exécuteur en chef.

Tout à la fois une biographie, un récit historique sur l’opinion publique face à la peine de mort sous la IIIe république, Dans la peau du bourreau, est un roman graphique réussi, complet, agréable à lire. Il se complète par un QR code qui permet d’écouter le récit audio d’une exécution de 1922.

 

A noter :