Compte rendu réalisé par Steffanie Levasseur, étudiante en hypokhâgne (2022-2023) au lycée Claude Monet de Paris, dans le cadre d’une initiation à la réflexion et à la recherche en histoire.

 

Présentation

Directeur d’études à l’EHESS, puis professeur en sciences de l’éducation à l’Université Paris VIII, puis à l’Université Paris V, Georges Vigarello est considéré comme le plus grand spécialiste de l’histoire du corps et de la culture corporelle. Auteur de nombreux ouvrages sur le sujet (Le propre et le sale en 1985, Le sain et le malsain en 1993), il s’est intéressé également au sport, à la médecine et à la psychologie avant d’aborder l’histoire de la nourriture et de la cuisine (Les Métamorphoses du gras en 2010) ou encore celle des sensibilités. Ses travaux novateurs ont eu une influence considérable sur la recherche des sciences sociales et ont servi à éclairer l’histoire des pratiques et des représentations du corps dans la culture. Ils ont permis de mieux comprendre comment les perceptions des corps ont évolué au fil du temps, ainsi que les facteurs sociaux, culturels et politiques qui ont influencé ces grands changements. Georges Vigarello est également connu pour son travail sur l’histoire de la violence sexuelle et de la culture du viol. Dans Histoire du viol, il reconstitue l’évolution de ce rapport sexuel de l’Ancien Régime au XXe siècle, passant d’une conception qui considérait le viol comme un acte de violence contre la propriété d’un homme (sa femme ou sa fille) à une conception qui reconnaît le viol comme une violence sexuelle contre une personne.

Dans l’introduction, l’auteur explique que le viol est un phénomène complexe qui a toujours été présent dans l’histoire de l’humanité mais que les attitudes envers cette violence sexuelle ont changé au fil du temps. La première partie, « L’ancien régime, la violence et le blasphème »,  montre comment le viol était souvent associé au blasphème et comment les victimes étaient souvent blâmées pour leur propre agression. Ensuite, la seconde partie, intitulée « Bouleversement et impuissance relative du code », examine les changements de la perception et de la punition du viol qui ont suivi la Révolution française. « Le droit moderne et l’échelle des actes » aborde les lois modernes qui ont influencé la façon dont le viol est traité par la justice et l’élaboration d’une échelle des actes pour évaluer la gravité des faits. Georges Vigarello montre comment la perception du violeur s’est reconfigurée dans « Inventer le violeur ». Enfin, la cinquième partie, « Le débat des mœurs, viol et société aujourd’hui », expose les changements majeurs du XXe siècle qui rendent plus inadmissibles les actes de domination et d’agression, le traumatisme et les violences sexuelles. Dans sa conclusion, l’historien souligne que le viol est devenu un crime spécifique plutôt qu’une simple atteinte à l’honneur de la famille de la victime. En dépit de ces avancées, le viol reste un problème social majeur, la lutte contre cette violence devant se poursuivre. A la fin de l’ouvrage, soixante-quatre pages de notes étayent la démonstration. Une grande variété de sources a été mobilisée et c’est ce qui fait la richesse de son œuvre : textes de lois, témoignages de victimes, journaux intimes et correspondances privées, rapports de police et archives judiciaires, ouvrages de médecine et de fiction, essais philosophiques et travaux universitaires. L’auteur a également consulté des sources iconographiques, telles que des tableaux, gravures et photographies pour étudier les représentations visuelles du viol dans l’art et la culture populaire. A travers ces différentes sources, il met en lumière les expériences des victimes de viol et de violence sexuelle en retraçant l’évolution des attitudes. Se faisant, il contribue à la lutte contre le viol et la violence sexuelle par l’étude de preuves solides qui appuie une argumentation claire.

 

Résumé

Dans la première partie, Georges Vigarello examine la façon dont le viol était perçu et traité dans la France des XVIIe et XVIIIe siècles. Le viol était alors considéré comme un crime contre la morale et la religion plutôt que comme un crime contre la personne. Les victimes étaient souvent blâmées et stigmatisées, dépréciées comme un « fruit corrompu » tandis que les auteurs de viol n’étaient pas toujours punis de manière appropriée. Les femmes victimes de viol étaient souvent accusées d’avoir incité leurs agresseurs à commettre le crime en portant des vêtements provocateurs ou en se comportant de manière indigne. La société adhérait à « la thèse de la provocation féminine », la certitude d’une « attitude de séduction de la part de la victime » était parfois partagée par les juges, approuvant même l’idée qu’un enfant pouvait être volontaire et susceptible d’avoir séduit l’accusé. La notion de non-consentement était ainsi inexistante. Le crime était d’abord « blasphème » et cette transgression des lois divines entachait autant le coupable que la victime qui était elle aussi punie. Le crime de sodomie révèle davantage cet amalgame puisque celui « qui subit est d’emblée perverti ». La priorité était donnée au thème de la faute. De ce fait, les victimes dénonçaient peu leur bourreau et la rareté des procès et condamnations entretenait leur silence. Or, « la violence sexuelle commence avec ce qui en est entendu ». L’auteur démontre également que le viol était considéré comme un crime contre la propriété plutôt que comme un crime contre la personne, les normes sociales ont souvent été utilisées pour justifier ou minimiser la violence sexuelle. En effet, dans l’Ancien Régime, les femmes étant considérées comme des biens appartenant à leur père ou à leur mari, le viol était donc vu comme un crime contre la propriété. En examinant l’histoire du viol sous cet angle, Georges Vigarello souligne combien les  attitudes à l’égard de ce crime étaient influencées par des facteurs tels que la religion, la morale et la violence. Les circonstances sont absentes de la justice de l’Ancien Régime, notamment la peur pouvant paralyser la victime ou bien la menace pouvant imposer le silence. Le traitement juridique favorisait les silences et arrangements entre la famille de la victime et l’accusé, ainsi la mise en cause d’un individu influent était quasiment rendue impossible.

Dans la deuxième partie, l’auteur examine la façon dont les lois ont évolué pour traiter les violences sexuelles en France, en particulier pendant la période de la Révolution française et de l’Empire napoléonien. Ces analyses mettent en évidence la façon dont les lois ont progressivement changé pour reconnaître l’importance de l’intention et du consentement dans les affaires de viol. « Le texte de 1791 bouleverse l’ensemble des repères de l’Ancien Régime » en abandonnant toute référence religieuse dans le jugement et en opérant une distinction entre les tentatives de viol et de vol. Cependant, la certitude de l’impossibilité du viol d’une femme adulte par un seul homme persiste, ainsi que les soupçons d’un consentement tacite chez la femme. Il montre également comment la notion de « crime contre les mœurs” a été utilisée pour punir les comportements sexuels considérés comme immoraux ou déviants. Cette partie évoque aussi un changement de sensibilité vis-à-vis des affaires de viol au XVIIIe siècle, en particulier sur les enfants. Les procès prennent un nouveau tournant grâce à la presse mobilisée qui ébruite les scandales étouffés. Cependant, les procédures judiciaires n’en sont pas bouleversées et elles se concentrent essentiellement sur les affaires de viols d’enfants.

Georges Vigarello explique, dans la partie « Le droit moderne et l’échelle des actes » que les lois modernes sur le viol ont évolué pour inclure une définition plus large de la violence sexuelle, qui englobe non seulement l’acte de pénétration, mais aussi d’autres formes de contacts sexuels non consentis. Il souligne également que les actes de violence sexuelle ont été classés dans une échelle de gravité, allant du viol simple à des formes plus graves, telles que la pédophilie ou l’inceste. Cette échelle témoigne de la reconnaissance croissante de la violence sexuelle et de la nécessité de prendre des mesures pour protéger les victimes et tenir les auteurs de ces actes comme responsables de leurs actions. L’auteur montre également le rôle important que la presse a joué dans la prise de conscience de la gravité de la violence sexuelle et dans l’évolution du droit moderne en matière de violence sexuelle. Il note que les reportages sur des cas de violence sexuelle ont contribué à sensibiliser le public à ce problème tout en mettant en lumière les failles du système juridique existant. De fait, la presse a contribué à mettre la pression sur les législateurs. En somme, elle a été un acteur-clé dans la lutte contre la violence sexuelle et dans l’évolution du droit moderne. Elle a notamment permis de reconnaître des formes nouvelles de violence : alors que la violence physique était la seule pouvant attestée d’un viol, de nombreux débats houleux s’ouvrent concernant l’existence de la violence morale, notamment exercée lors d’un viol sur enfant. Cette réflexion sur la brutalité du viol donne naissance à la promulgation de lois visant à reconnaitre davantage les violences autres que physiques que la victime a subies lors de son agression.

L’avant-dernière partie « Inventer le violeur » est consacrée à la façon dont la société a commencé à percevoir le violeur comme un individu particulier plutôt que comme  une personne ordinaire ayant commis un acte de violence. Au début, le violeur était considéré comme un étranger dangereux, un criminel qui agissait en dehors des normes sociales et qui menaçait l’ordre public. Cependant, au fil du temps, la notion de violeur a évolué pour inclure des personnes plus proches de la victime, comme des connaissances, des voisins, des conjoints ou des membres de la famille. La piste de l’hérédité ou d’une « débilité » a été progressivement mise de côté. Cette évolution a été en grande partie due à la prise de conscience que le viol n’était pas seulement un acte de violence physique, mais aussi un acte de pouvoir et de domination. Cette partie montre également un changement de regard sur la victime car, durant les années 1880, l’enfant n’est pas perçu comme une victime équivalente à l’adulte. La spécificité de la violence sexuelle sur un enfant se précise et tend à dessiner les frontières du « pédophile », terme cependant anachronique au XIXe siècle. Une émotion nouvelle au sein de la société émerge. Lorsqu’un enfant est violé par un adulte, on parle de « vierge martyre » dans les journaux, des chasses à l’homme sont organisées par des habitants pour retrouver l’agresseur, une haine commune s’installe progressivement réunissant une foule à l’enterrement de ces enfants.

« Le débat des mœurs, viol et société aujourd’hui » est une partie dans laquelle Georges Vigarello explore la façon dont la société française a évolué dans sa perception du viol depuis les années 1960. Il montre que les mouvements féministes au milieu des années 1970 ont incité progressivement les victimes de viol à sortir du silence. La lutte contre le viol devient ainsi synonyme de libération de la domination masculine. De nombreux ouvrages offrent des témoignages à un large lectorat et contribuent à une lente prise de conscience sur la gravité des violences sexuelles. Le traumatisme lié à l’agression sexuelle ou au viol est mis en lumière notamment parce que les victimes insistent sur « le dommage intérieur provoqué par l’agresseur ». Le rôle de la presse est considérable dans la mise en accusation d’une société favorisant « la culpabilisation et le mutisme » de la victime. De nouveaux slogans tel que « quand une femme dit non, il faut qu’on le comprenne une fois pour toutes, c’est non, ce n’est pas oui » apparaissent et l’auteur constate que la sensibilité envers la violence sexuelle s’exprime pour la première fois par le biais d’une attitude militante. Ainsi, le code pénal est révisé et un renouvellement de la loi en 1992 fait entrer de nouvelles notions. Les violences sexuelles ne sont plus qualifiées « d’attentat aux mœurs » mais « d’agressions sexuelles » : la justice ne fait plus allusion à la pudeur mais exclusivement à la violence. De nouveaux délits, comme le harcèlement sexuel, l’agression verbale ou le viol entre époux sont pris en compte et explicitement reconnus par la loi à la fin du XXe siècle. Les cas d’agressions sexuelles qui restaient jusque-là ignorés, notamment dans les prisons ou lors des guerres, deviennent l’objet de plaintes et de débats.

 

Appréciation

Il est possible que certaines personnes soient rebutées à l’idée de lire cet ouvrage en raison de son sujet. Ce dernier est malheureusement encore tabou dans notre société, il est associé à la douleur physique, à la souffrance psychologique et, de ce fait, au traumatisme. Cependant, la lecture de ce livre est très instructive et éclaire les questions contemporaines sur les violences sexuelles en montrant comment les attitudes et pratiques du passé ont façonné le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Dans une récente interview, Gorges Vigarello avait déclaré à propos du mouvement de #MeToo : « C’est l’expression non plus de plainte, mais c’est l’expression d’affirmations personnelles (…) Je trouve que c’est ça qui est original (…). Le fait de se vivre non plus comme une victime mais comme quelqu’un qui a une force personnelle et une sorte d’affirmation intime ». Son œuvre est importante car elle contribue à mon sens, à mettre en lumière l’histoire des victimes de viol, ce qui est très précieux. D’après une enquête de l’INED de 2016, le nombre de femmes âgées de 18 à 75 ans qui, au cours d’une année en moyenne, sont victimes de viol ou de tentative de viol en France est estimé à 94 000 individus. A la suite des viol ou tentative de viol qu’elles ont subis, seules 12 % des victimes ont porté plainte.

J’ai apprécié cette œuvre parce qu’il est important de continuer à sensibiliser le plus large lectorat aux conséquences du viol sur la victime et à la nécessité de lutter contre cette forme de violence. La dernière partie, centrée sur les séquelles psychologiques que laisse un viol à la victime, met en évidence l’importance de considérer la violence sexuelle comme un problème social et politique plutôt que comme une question privée. Georges Vigarello montre que nous devons travailler sur la protection de la victime et reconnaitre que cette dernière peut être une femme, un enfant mais aussi un homme. Ce travail offre une perspective historique fascinante et approfondie sur la façon dont le viol a été perçu et traité à travers des siècles, en explorant notamment les représentations du viol dans l’art, la littérature et les lois. En outre, l’ouvrage est écrit de manière claire et accessible, ce qui en fait une lecture intéressante et informative pour quiconque s’intéresse à l’histoire, aux droits de la femme, à la justice sociale et à la politique. Enfin, il contribue à la prise de conscience de la gravité du viol et à la nécessité de lutter contre cette forme de violence qui étrangle de honte et étouffe dans le silence des millions de victimes encore au XXIe siècle.