C’est une demande de service de presse auprès de la maison des sciences de l’homme qui nous a permis de connaître cette revue d’ethnologie dont le titre du numéro 55 s’intitule : Transmettre

Superbement réalisée cette publication contient des illustrations de remarquables qualité, en pleine page et des articles qui ne sont pas dénués d’intérêt : parmi ceux qui ont retenu notre attention, celui consacré aux traditions enfantines, signé par Olivier Morin, est sans doute propre à retenir l’attention des enseignants.

En effet, dans cet article de sociologue, qui introduit une dimension historique à son propos, on trouve plusieurs réflexions particulièrement stimulantes : tout d’abord celui de la longue durée de ses traditions enfantines. À l’origine d’un morceau fondateur de la musique rock, Blue suede shoes, repris en 1973 par Elvis Presley, on retrouverait une vieille comptine enfantine utilisée pour donner le départ d’une course ou d’un jeu de chat citée dès 1888 comme une rime typique de l’ouest du Tennessee.
Paradoxalement les traditions enfantines, même si elles sont très variées selon les espaces géographiques concernés, présentent des ressemblances frappantes. Il semblerait donc qu’il y ait bien un processus de transmission autonome, même si des groupes d’enfants sont séparés géographiquement et même culturellement. Ce qui est particulièrement intéressant dans cet article c’est surtout la réflexion sur la notion de longue durée dans la tradition orale. Et en prenant des exemples très variés géographiquement aussi bien en Afrique subsaharienne qu’en Asie, dans l’Angleterre victorienne comme dans la Flandre de Brueghel, l’auteur montre la diversité des transmissions mêmes si la majorité des «inventions » disparaît. Par contre, les comptines, les chansons, les formes de jeu qui subsistent restent profondément ancrées et traversent les générations et même les siècles.
Les jeux d’enfants, comme colin-maillard, ont été auparavant des jeux d’adultes. Mais ce sont les enfants qui ont assuré par-delà les générations la transmission de ces pratiques.

Dans un article intitulé « le vieil homme et le livre », Vlad Naumescu, de l’université de Budapest présentait la crise de la transmission dans cette communauté roumaine des vieux croyants, des orthodoxes dissidents qui ont été persécutés par les Tsars de Russie à partir de 1666. Cette communauté qui conserve le rituel ancien, la langue liturgique comme le slavon d’église, s’est réfugiée, pour fuir les persécutions, dans le delta du Danube, aujourd’hui partagé entre la Roumanie et l’Ukraine. Ce qui caractérise cette communauté des vieux croyants, c’est l’absence de clergé spécifique. Ce sont les communautés elles-mêmes qui forment ceux qui se mettront au service de l’église, lecteurs de psaumes, diacres ou prêtres.
Les vieux croyants persécutés après 1666 ont vu les autorités de l’église orthodoxe de Russie brûler leurs livres liturgiques, ce qui les a amenés à préserver avec un soin jaloux les rares ouvrages qui avaient pu échapper aux flammes. D’après l’auteur de l’article, les vieux croyants, en recopiant et en diffusant au sein des communautés les lettres pastorales, les livres et les traités, ont constitué une communauté textuelle autour des pratiques de la lecture et l’écriture.
Cette communauté qui a été l’objet d’épouvantables persécutions met en avant dans son rituel et dans la pratique de ses fidèles la nature humaine d’un Christ qui se dépouillait de tout ce qu’il a du divin pour périr sur la croix. Le dieu transcendance fait une à travers le Christ incarné et en vivant une vie et une souffrance humaine il parvient au salut et à la transcendance. Associé à cette mise en avant de la souffrance, le culte vieux croyant s’inscrit dans une culture eschatologique et dans le millénarisme. Notons au passage, pour les lecteurs de la Cliothèque qui souhaiteraient trouver un moyen infaillible de distinguer les vieux croyants parmi les orthodoxes, qu’il suffit de compter le nombre de doigts qui servent à faire le signe de la croix. La bénédiction faite avec deux doigts à un sens théologique. Elle affirme la double nature du Christ : divin et humain. Les orthodoxes d’après la réforme utilisent trois doigts pour faire le signe de la croix, en référence à la Trinité.

Les présumés discours « de crise » sur la disparition des sociétés, des valeurs, des identités, des racines ou des langues abondent aujourd’hui en Europe ou ailleurs, poussant les ethnologues à développer leurs analyses de la notion de transmission et d’apprentissage (qu’il s’agisse de pratiques, de représentations ou d’émotions). Les textes réunis dans ce numéro de Terrain nous invitent à penser les mécanismes complexes qui lient les individus et rendent possible la perpétuation du culturel. Ils décrivent la transmission et l’apprentissage de pratiques, de représentations, d’émotions, et dévoilent les processus subtils en jeu dans différents contextes.

Ainsi, A. Halloy, sur le culte Xangô à Recife (Brésil), nous montre comment, au sein d’un même rituel, des tensions entre modèles opposés du transmettre peuvent surgir. De tels problèmes d’ajustement entre différentes conceptions peuvent se poser dès qu’il est question de patrimonialisation, comme on le voit à Luang Prabang (Laos), ancienne ville royale qui figure sur la Liste du patrimoine mondial de l’humanité et qui attire un nombre grandissant de touristes. L’objectif de l’Unesco est d’y pérenniser l’authenticité et la valeur , alors que les acteurs locaux aspirent au contraire à plus de modernité. J.-L. Tornatore développe cette idée en indiquant combien la question de la transmission est omniprésente sur la scène patrimoniale, mobilisée par les collectifs, Etats et instances globalisées comme l’Unesco. Elle porte désormais aussi bien sur des lieux et des monuments que sur le «vivant» (naturel et culturel).
Mais qu’est-ce que transmettre ? L. Legrain décrit une « chaîne de transmission » à partir de son ethnographie sur l’amour du chant en Mongolie. O. Morin invoque la notion de « prolifération » pour expliquer la stabilité de certaines traditions enfantines, des populations pourtant très fréquemment renouvelées et se demande pourquoi les enfants sont tellement aptes à la transmission culturelle, la plupart du temps sans l’aide directe des adultes. De son côté, V. Naumescu étudie la crise de transmission qui touche les orthodoxes vieux-croyants de Roumanie, une communauté qui voit dans cette crise une confirmation de leurs croyances apocalyptiques.

SOMMAIRE
Anthropologie et transmission David Berliner

– Pourquoi les enfants ont-ils des traditions ? Olivier Morin

– « Chez nous, le sang règne ! » L’apprentissage religieux dans le culte Xangô de Recife (Brésil) Arnaud Halloy

– Transmettre l’amour du chant ? Cris, éloquence et complaintes dans une famille ordinaire de Mongolie rurale Laurent Legrain

– Le vieil homme et le livre La crise de la transmission chez les vieuxcroyants (Roumanie) Vlad Naumescu

– Perdre l’esprit du lieu Les politiques de l’Unesco à Luang Prabang (RDP Lao) David Berliner

– L’esprit de patrimoine Jean-Louis Tornatore

REPÈRES

– Des Savoyards à Paris : les cols rouges de l’Hôtel Drouot. Essor et disgrâce d’un monopole de métier Stéphane Arpin