En septembre 2021, soit quelques mois après l’attaque du Capitole par des soutiens de Donald Trump, un sondage du Center for Politics de l’Université de Virginie (UVA) montrait que 52% des électeurs de Trump et 41% de ceux de Biden étaient « plutôt d’accord » ou « tout à fait d’accord » avec l’idée qu’il était temps de couper le pays en deux, entre Etats historiquement Républicains et Etats historiquement démocrates ! Que près de la moitié des citoyens d’un pays considèrent qu’il n’y a plus lieu de faire nation commune, voilà un triste exemple de tissu social déchiré. La démocratie ne s’en porte que plus mal.”
Un tel sondage en France, proposant la découpe du territoire en trois zones (au vu de la polarisation de la société française qui semble s’imposer depuis la dernière présidentielle) donnerait-il des résultats similaires ?
Bien malin celui qui serait capable de répondre de façon assurée, positivement ou négativement, à cette question. Notre société semble tout autant fragmentée que la société étasunienne, et la dernière élection présidentielle n’aura pas contribué à panser ces plaies qui semblent de plus en plus profondes.
Lire Toxic Data en mai 2022, c’est se plonger dans l’exploration des arcanes des réseaux sociaux, et plus largement de l’univers de l’économie numérique, qui a totalement bouleversé la vie quotidienne de milliards d’êtres humains depuis des années 2000.
Quelques mots sur l’auteur : David Chavalarias est un mathématicien, directeur de l’Institut des Sciences Complexes Paris Île-de-France, directeur de recherches CNRS et travaillant notamment au sein du Centre d’analyse et de mathématiques sociales à l’EHESS. Depuis 2016, il dirige le projet Politoscope dont l’objectif est de permettre au grand public de « de plonger dans les masses de données générées sur les réseaux sociaux grâce à des outils et méthodes d’analyses produites par la recherche ».
L’ouvrage s’ouvre sur l’hypothèse ainsi formulée : « le modèle économique actuel de la Big Tech, fondé sur la marchandisation de l’influence sociale, est incompatible avec la pérennité de nos démocraties. »
Sur un peu plus de 270 pages, l’auteur va tenter de démontrer que son hypothèse est juste, en faisant appel à l’analyse des données (essentiellement celles de Twitter et de Facebook), tout en s’appuyant sur des travaux de sociologie, psychologie, sciences politiques… Le constat est à la fois accablant, fascinant, et effrayant.
Les exemples égrenés tout au long de l’ouvrage sont autant d’études de cas qui montrent comment les entreprises de la Big Tech ont totalement bouleversé les rapports sociaux de plusieurs milliards d’êtres humains, mais aussi à quel point leurs créations semblent être autant de boîtes de Pandore.
”A dix-huit reprises dans leur réponse à la Chambre des Représentants des Etats-Unis, les représentants de Facebook répètent ce mantra : « Comme l’a dit notre PDG Mark Zuckerberg, quand vous construisez quelque chose sans précédent comme Facebook, vous êtes fatalement amenés à faire quelques erreurs. »
On ne peut trouver déclaration plus emblématique du chemin qu’a pris la société numérique capitaliste. Des entreprises privées, sous couvert de « missions d’intérêt général », se donnent comme ambition de modifier les rapports sociaux, en réalité à des fins lucratives et sans aucun contrôle démocratique. Ici et là, elles s’autorisent quelques expérimentations dictées par leur modèle économique. De fil en aiguille, les interactions humaines finissent par se concentrer sur quelques grandes plateformes numériques ; tout le contraire de l’idéal originel du World Wide Web qui reposait sur une approche décentralisée des informations.”
David Chavalarias annonce les choses clairement : le modèle économique du capitalisme d’influence rend possible la manipulation des environnements numériques par des puissances hostiles (ou des factions politiques opposées à la démocratie), qui n’hésitent pas à se servir de relais « locaux » et des prouesses de l’IA (capable désormais de générer des bots difficilement détectables) pour créer de véritables « chambres d’écho » suffisamment importantes pour avoir une visibilité au-delà des réseaux sociaux, afin de faire valoir leurs intérêts.
En France, les premières tentatives de déstabilisations sont apparues clairement dès 2016, lors de la campagne des présidentielles : ainsi, la mobilisation de l’Alt-Right étasunienne sur le forum 4chan, avec une « opération » nommée /Le Pen General / qui avait donc pour but de favoriser l’élection de la candidate d’extrême-droite par l’utilisation massive des réseaux sociaux pour diffuser de fausses informations (l’affaire des « Macron Leaks », aspect le plus connu) ou encore pour décourager de nombreux électeurs de voter pour Emmanuel Macron au second tour. Parmi les relais de cette campagne, William Cradick, qui fut l’un des principaux contributeurs à la théorie complotiste du Pizzagate qui fut une étape importante dans la campagne de Donald Trump face à Hillary Clinton.
Le modèle économique des réseaux sociaux, fondé sur la collecte de données personnelles gracieusement fournies par les utilisateurs permettant la mise en place de campagnes de publicité ciblées très efficaces, permet aussi la mise en place de campagne politiques en ligne aux visées rarement louables. Une agence russe nommée Internet Research Agency a pu ainsi créer de toutes pièces des pages Facebook suivies par des millions de personnes aux Etats-Unis, administrées par des bots créés de toutes pièces depuis Saint-Pétersbourg. Une enquête du Sénat a révélé que cette agence russe était à l’origine de 129 évènements organisés sur le sol des Etats-Unis entre 2015 et 2017. Cette agence a produit des pages Facebook inauthentiques, organisé des évènements, posté des vidéos, des photos, sur différentes plateformes et donc donné l’illusion que d’innombrables personnes s’intéressaient à ces contenus. Facebook a reconnu qu’environ 126 millions d’étasuniens avaient été exposés à des contenus produit par cette agence russe, qui opérait dans tous les sens : « patriotes », suprémacistes blancs, mouvements afro-américains, vétérans, policiers, défenseurs du port d’arme, communautés LGBT… grâce à ce ciblage publicitaire, contre un investissement en somme toute très modique (quelques milliers de dollars au total). Parmi ces 129 évènements, une manifestation / contre-manifestation à Houston en mai 2016 (à partir d’une fausse information annonçant l’ouverture d’une bibliothèque par un centre islamique avec des fonds publics) totalement organisées depuis le sol russe qui mit alors le FBI en état d’alerte. Six ans plus tard, au vu de l’évolution extrêmement rapide de la technologie, on ose à peine imaginer ce qu’il est désormais possible de réaliser en la matière.
On pourra néanmoins regretter certaines faiblesses dans l’analyse politique : l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro au Brésil est ainsi grossièrement relatée, oubliant qu’avant d’utiliser très efficacement les possibilités offertes par internet, celui-ci avait au préalable bénéficié d’un climat politique très favorable dû aux affaires de corruption qui concernaient Lula et de très nombreuses personnalités politiques brésiliennes, mais surtout grâce à la destitution très controversée de l’ancienne présidente Dilma Rousseff. On regrettera aussi un propos qui pourrait parfois laisser penser que la démocratie ne serait malade que de ces bouleversements technologiques, là où l’histoire nous rappelle que celle-ci a vacillé de nombreuses fois, et ce bien avant l’existence d’internet. La confusion récurrente entre régime politique et principe(s) démocratique(s) contribue aussi à cette faiblesse dans l’analyse.
David Chavalarias démontre toutefois, sans aucun doute, la nocivité extrême pour la démocratie des réseaux sociaux, et plus largement de l’action des entreprises de la Big Tech qui jouent désormais un rôle politique de premier plan et dont les objectifs économiques pourraient, à court ou à moyen termes, contribuer fortement à l’installation de « démocraties illibérales », voire de régimes autoritaires ou dictatoriaux. Voilà donc une lecture dont on ne sort pas indemne, et que l’on pourrait – avec un peu de courage politique – imposer comme lecture préalable à l’usage de tout réseau social. En attendant, celle-ci (comme l’observation de l’état de délitement des liens sociaux) amène à de nombreuses réflexions sur l’état de la démocratie en France et dans le monde, et sur ce qui pourrait – et devra – être mis en place pour sauver ce principe qui reste encore bien fragile.