Historienne, spécialiste du monde communiste, et ex-conservateur du département des archives de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), auteur entre autres d’un livre majeur sur la Stasi (Une société sous surveillance, Albin Michel, 1999) et d’une réflexion sur l’utilisation des archives (D’Est en Ouest, retour à l’archive, Publications de la Sorbonne, 2013), Sonia Combe nous livre une étude approfondie de ce que Primo Levi appelait «la zone grise», celle de l’ambiguïté et du choix pour la survie dans des conditions extrêmes, étude qui « brise la vision d’une société concentrationnaire homogène composée de victimes entourées de bourreaux», selon l’expression de Primo Lévi.

Un enfant juif sauvé à Buchenwald par la Résistance clandestine, ou comment un fait peut donner lieu à des interprétations opposées

Sonia Combe commence par nous raconter l’histoire de Stefan J. Zweig. Enfant juif polonais, il arriva au camp de Buchenwald, en août 1944, caché par son père lors de son entrée au camp. A trois ans et demi il était le plus jeune enfant déporté. Il fut immédiatement pris en charge par la résistance interne, qui était alors organisée par les détenus politiques communistes qui avaient réussi à évincer les détenus de droit commun aux principaux postes de pouvoir de l’administration interne du camp. «Si j’avais réussi à le protéger jusque-là, c’était un symbole de la résistance contre Hitler et à leurs yeux il méritait d’être sauvé», a expliqué le père, Zacharias Zweig, dans ses mémoires. Désigné pour un convoi à destination d’Auschwitz, le garçon fut, grâce à l’organisation clandestine, remplacé par un autre.

Cette histoire sert de fil rouge à l’étude de Sonia Combe. Dans une première partie intitulée « Buchenwald, laboratoire de la zone grise » elle étudie les stratégies individuelles et collectives de survie dans le camp. L’échange de victime est l’une de ces stratégies dont Eugen Kogon dans L’Etat SS, David Rousset dans Les Jours de notre mort, le romancier Jorge Semprun dans Le Mort qu’il faut, ou Stéphane Hessel dans ses mémoires, tous anciens déportés de Buchenwald, ont largement parlé. Dans une seconde partie intitulée « Buchenwald dans les usages politiques du passé » elle montre ce que fut pour la RDA la patrimonialisation de Buchenwald ainsi que l’instrumentalisation par étapes de l’histoire du jeune enfant sauvé dans le camp. La perception de cet événement a effectivement beaucoup changé selon le contexte politique, de la naissance de la RDA à la réunification allemande. À l’âge des héros a succédé celui des victimes. Le sauvetage de l’enfant fut présenté et célébré en RDA comme un acte de résistance antifasciste. Après la réunification et l’ouverture des archives du Parti communiste est-allemand, il fut présenté comme une infamie, d’autant que celui qui partit pour la mort à la place de Stefan était un Tsigane de 16 ans, Willi Blum. Dans le nouveau mémorial du camp de Buchenwald édifié après la chute du Mur, le nom de Stefan Zweig est flanqué du mot « Opfertausch » (« Échange de victime »), comme s’il en portait la responsabilité. Les médias se sont déchaînés et les résistants communistes furent alors présentés comme des collaborateurs des nazis. Stefan J. Zweig lança même un procès en 2012 à Berlin contre le responsable du mémorial pour faire enlever l’épithète infamante accolée à son nom.

Sur un sujet aussi sensible qui tient à la fois de l’historiographie des camps de concentration (en renouvellement actuellement, comme l’a montré une table ronde organisée lors des derniers rendez-vous de l’histoire de Blois à laquelle participait Sonia Combe et dont la Cliothèque a rendu compte) et de l’histoire des politiques de la mémoire, Sonia Combe nous livre une étude d’une grande rigueur nourrie d’une connaissance exhaustive de l’historiographie allemande et de la consultation d’archives nouvelles (archives allemandes rendues accessibles par la réunification, archives personnelles de David Rousset, archives orales collectées par le cinéaste Steven Spielberg dans le cadre de la Shoah Foundation).

Buchenwald, laboratoire de la « zone grise »

Dans son ouvrage, Les Naufragés et les Rescapés. 40 ans après Auschwitz, Primo Levi cherche à définir ce qu’il appelle la « zone grise » : une certaine forme de collaboration des déportés avec les autorités du camp qui permet à ceux qui la pratiquent d’échapper à la mort. Il s’agit de définir les conditions et le prix qu’il fut nécessaire de payer pour rester en vie dans l’univers concentrationnaire nazi. Primo Levi « brise la vision d’une société concentrationnaire homogène composée de victimes entourées de bourreaux ». À Buchenwald, en raison de leur position acquise au sein du camp, les prisonniers politiques, pour la plupart communistes, peuvent être considérés comme représentatifs de cette « zone grise ». En déléguant aux Kapos communistes le pouvoir à l’intérieur du camp, les SS leur déléguaient la responsabilité du choix des noms à inscrire sur les listes de ceux qui devaient partir pour des Kommandos de travail où la mort était assurée ou pour être exterminés au camp d’Auschwitz. Pour les SS seul le nombre comptait. Ce sont les conditions et les modalités de cette terrible réalité qui sont étudiées dans la première partie du livre.

La résistance antifasciste clandestine du camp.

L’enfant n’a pu être sauvé que par la complicité de plusieurs membres de la résistance clandestine avec l’accord de sa direction. Ces hommes sont des antifascistes, communistes à « orthodoxes » ou communistes anti-staliniens. À partir de 1942, ils sont parvenus, après une lutte sans merci, à chasser les détenus de droit commun des fonctions d’encadrement et les communistes allemands (et autrichiens) ont contrôlé jusqu’à la fin tous les postes-clés de la gestion interne du camp. La plupart d’entre eux étaient internés depuis l’avant-guerre et, pour survivre « il leur avait fallu développer des techniques d’adaptation aux conditions de l’univers concentrationnaire, s’y accommoder en quelque sorte (s’endurcir), et mener une activité de résistance à laquelle il durent leur survie mentale et physique, qui prit de l’ampleur au fur et à mesure que les rejoignirent les antifascistes étrangers. » Un comité international de résistance s’était constitué dans la clandestinité du camp ainsi que des comités nationaux ; le comité des intérêts français était dirigé par le communiste Marcel Paul. Ce sont également ces antifascistes qui formèrent la Lagerschutz, une police interne à laquelle les SS abandonnèrent leur ultime parcelle de pouvoir, se contentant d’être présent lors des appels.

Les lieux et les acteurs du « pouvoir-détenu »

En étudiant la manière dont l’enfant fut sauvé, Sonia Combe montre à la fois l’étendue et les limites du pouvoir de la résistance clandestine. Trois lieux du « pouvoir-détenu » sont identifiés : l’Arbeitsstatistik (le bureau du travail ou étaient composées les listes des Kommandos de travail et la composition des transports vers Auschwitz puis Bergen-Belsen), la Politische Abteilung (l’antenne de la Gestapo dans le camp où la résistance clandestine a réussi à placer des hommes de confiance qui pouvaient ainsi connaître les raisons de l’incarcération des détenus) et le Revier ( l’infirmerie où l’on procédait régulièrement à des injections mortelles et où les diagnostics des médecins détenus étaient fondamentaux). On comprend ainsi que les détenus titulaires de ses fonctions avaient un pouvoir de vie et de mort sur les détenus de base dans la mesure où ils avaient la possibilité de modifier des noms dans les listes. Mais il ne s’agissait jamais d’initiatives individuelles de ces détenus : c’est la direction clandestine de la résistance qui transmettait ses ordres après avoir étudié qui pouvait ou devait être sauvé, « Sauver certains. Condamner d’autres », selon l’expression de David Rousset.

Les stratégies individuelles et collectives de survie au camp

Sonia Combe consacre un chapitre à étudier les diverses stratégies individuelles et collectives de survie. Elle dresse « une liste des moyens de survie et un répertoire d’actions possibles : aplomb, stratégies d’esquive des coups, connaissance de l’allemand, aspecs physique, maîtrise d’un code de conduite, compétences utiles au camp (métier, savoir-faire), entraide/appartenance à un groupe constitué, « aryanisation », substitution d’identité. » David Rousset dans la revue Les Temps modernes dès 1946, et Stefan Hessel dans ses mémoires récentes ont évoqué la substitution d’identité : un détenu est rayé de la liste de ceux qui doivent quitter le camp principal, échappant à une mort certaine. Il prend alors l’identité d’un détenu qui est mort (c’est le thème du roman de Jorge Semprun Le mort qu’il faut, publié en 2001), ou c’est un détenu vivant qui part à sa place.

« Sauver certains. Condamner d’autres (…) Le choix n’était justifié que parce qu’inévitable »

Il faut se garder de tout jugement moral hâtif et comprendre les réalités du contexte du camp. Les résistants qui ont dû prendre cette décision se sont trouvés dans ce que l’auteur appelle des situations de « choix sous contrainte » et de « non-choix ». Les scrupules auraient empêché les politiques de mener la lutte contre les droits communs, et de la gagner. Or cette lutte était une question de vie ou de mort pour les militants allemands, et pour l’ensemble des détenus car la violence des droits communs était terrible. Il y avait deux manières de se débarrasser des adversaires : la piqûre à l’infirmerie où l’envoi dans un Kommando de la mort, comme Dora, ou vers Auschwitz. Il est vrai qu’en acceptant d’assurer la gestion interne du camp, les communistes allemands étaient en mesure de se débarrasser de leurs ennemis politiques. Les déportés montrent néanmoins par leurs témoignages qu’ils reconnaissent que la direction de la résistance clandestine constituait un progrès par comparaison avec les autres camps dont les droits communs avaient la maîtrise. L’étude de Sonia Combe montre que si les communistes étaient indiscutablement protégés, il n’avaient pas pour objectif leur seule protection et que la solidarité entre les prisonniers d’une même nationalité fut au moins aussi forte que la solidarité politique comme facteur de survie. « Composant les listes des transports ordonnés par les SS, les détenus en fonction évitaient d’y mettre les leurs (…) Ils maintenaient dans le camp principal les « meilleurs », pour reprendre leurs propres termes, ceux qui pouvaient être les plus utiles, les plus fiables, les plus loyaux, leurs camarades. Tels étaient leurs critères, des critères d’efficacité, en relation avec leur but : l’insurrection qu’ils préparaient sans doute, mais surtout la tentative de rendre la vie au camp supportable, (…) Et donc d’éliminer les mouchards travaillant pour les SS, les voleurs, les violents (…) Il était impossible de sauver tout le monde. Il n’y avait pas d’autre choix que de procéder à un choix. Le choix n’était justifié que parce qu’inévitable. »

Buchenwald dans les usages politiques du passé

La patrimonialisation du camp de Buchenwald

De 1945 à 1950, les forces d’occupation soviétiques ont fait du camp de Buchenwald un camp de prisonniers nazis. Puis les baraquements de bois furent détruits et les lieux furent à peine entretenus. C’est plus tard que les autorités est-allemandes décidèrent de transformer le camp en musée, visant alors un double objectif : conforter la version officielle d’une RDA héritière d’une Allemagne antinazie en soulignant par comparaison l’absence de mémorial en référence au passé nazi en Allemagne de l’Ouest ; rappeler l’héroïsme des communistes dont l’image avait été ternie par les événements de Berlin-Est en juin 1953 et de Hongrie à l’automne 1956. L’inauguration du mémorial de Buchenwald fut l’occasion de dénoncer les anciens nazis alors présents dans le gouvernement d’Adenauer en RFA. Sous la direction de Walter Ulbricht, les communistes de RDA ont longtemps cherché à occulter la mémoire du passé proche. Un conflit larvé a opposé les résistants survivants des camps et les communistes qui avaient passé la guerre en Union soviétique et auxquels les Soviétiques confièrent le pouvoir. Les anciens communistes de Buchenwald ou d’autres camps nazis furent alors victimes de répression et d’ostracisme. C’est un roman, autorisé par le Parti dans un nouveau contexte politique, qui fit d’eux des héros aux yeux du peuple d’Allemagne de l’Est.

« Nu parmi les loups » : le roman du « roman national »

En 1958, l’écrivain Bruno Apitz, ancien prisonnier politique à Buchenwald, publie un livre traduit en français sous le titre Nu parmi les loups. C’est un roman s’appuyant sur un événement réel : le sauvetage de l’enfant juif de Buchenwald. Comme David Rousset dans Les Jours de notre mort, l’auteur choisit un dispositif narratif qui mêle fiction et histoire. Apitz à de nombreuses difficultés avec la censure et doit gommer tout ce qui s’apparente à la « zone grise » et donc tout ce qui reflète la réalité contrastée de la société concentrationnaire. Le roman héroïse les résistants communistes du camp dans la mesure où ils ont placé les intérêts de l’enfant au-dessus de tous les autres, y compris ceux du Parti, puisque si l’enfant avait été découvert par les SS, les sanctions auraient redonné le pouvoir interne aux détenus de droit commun.

Le roman devint un élément essentiel du « roman national » est-allemand et les petits écoliers de RDA purent venir visiter le nouveau musée du camp de Buchenwald où les prisonniers politiques étaient parvenus à sauver l’enfant juif. Désormais les dirigeants célébrèrent leur courage face à la barbarie nazie. Le camp de Buchenwald devint « l’autel de la religion antifasciste »

Le livre connut un immense succès et en 1961 il fut porté au cinéma par Franck Beyer. « On retrouve dans le film le manichéisme du roman et les clichés qui l’alimentent (…) Mais, avec des figurants qui, pour certains, sont d’anciens prisonniers et Apitz lui-même comme conseiller, le film le de Beyer et un film historique réalisé dans des conditions optimales : motivés et très bien dirigés, les acteurs jouent sur le lieu même de l’action, dans le camp dont les bâtiments en dur ont été conservés ». Très bien reçu par la critique, à l’Est comme à l’Ouest cette fiction a la force d’un véritable documentaire. C’est à l’occasion du festival de Moscou que la trace de l’enfant fut retrouvée. Invité en RDA, Stefan J. Zweig fut célébré comme une vedette, et son histoire connue de tous. L’idéalisation de la résistance clandestine à Buchenwald se poursuivit dans le discours public, aucune allusion jamais à la « zone grise ».

Procès staliniens en RDA contre les anciens de Buchenwald

C’est la chute du Mur de Berlin et l’ouverture des archives qui allaient permettre de revisiter l’histoire. Tandis que ce sont surtout les archives de la Stasi qui retiennent l’attention des journalistes, des historiens commencent à travailler sur celles du Parti, en particulier sur les interrogatoires et les procès d’anciens détenus en fonction communiste de Buchenwald, menés juste après la guerre dans la zone d’occupation soviétique et en RDA. En 1994 un historien édite les procès-verbaux d’interrogatoires d’anciens Kapos de Buchenwald avec un appareil critique. Ces documents montrent que les accusations de collaboration avec les nazis qui avaient été portées à la fin de la guerre contre des déportés revenus des camps et qui avaient été propagées par un historien de l’armée américaine, avaient été prises au sérieux et exploitées par le nouveau parti communiste allemand puis par les soviétiques. Ces accusations avaient servi de prétexte au parti communiste est-allemand pour discréditer les anciens de Buchenwald et de les exclure des fonctions politiques importantes. Mais Sonia Combe montre que ces interrogatoires avaient été conduits avec des méthodes staliniennes, de manière à conduire à l’aveu et à discréditer l’accusé. Il aurait fallu être bien davantage rigoureux et critique dans l’exploitation du contenu de ces « aveux ». Certes ils révélaient bien l’existence d’une « zone grise » mais, à la même époque, en France, Marcel Paul qui avait été ministre du général de Gaulle à la Libération et qui était alors accusé, dans le cadre de l’anticommunisme de guerre froide, d’avoir « redistribué la mort », développait une longue argumentation dans le quotidien du Parti communiste français Ce soir, et recevait le large soutien des anciens détenus français de Buchenwald, toutes opinions politiques confondues.

Discrédit jeté sur les anciens de Buchenwald, et sur l’antifascisme, dans l’Allemagne réunifiée

Dès qu’ils furent découverts, ces documents issus des interrogatoires staliniens de l’immédiat après-guerre firent l’objet dans l’Allemagne réunifiée d’une large publicité. Ils furent interprétés comme étant la preuve que les communistes auraient survécu dans les camps grâce à un dispositif d’échange de victime, et que ce fait était resté secret en RDA afin d’épargner l’image de la résistance antifasciste. Des études cherchèrent à montrer la proximité culturelle des communistes allemands et des nazis et l’on arriva bien vite à affirmer qu’ils avaient été des collaborateurs, n’hésitant pas à sacrifier des innocents pour sauver leurs amis politiques. Le discrédit sur le rôle des antifascistes fut encore aggravé par la découverte du fait qu’un jeune Tzigane de 16 ans avaient pris la place de l’enfant juif sauvé en 1944. Leur préférence pour un enfant juif et leur indifférence pour de jeunes Tsigane permettait de laisser entendre qu’ils étaient eux aussi racistes. Le processus de déconstruction s’en prit à l’antifascisme lui-même, désormais considéré comme un mythe. Dans l’Allemagne réunifiée ont réaménagea le site mémoriel de Buchenwald et les dispositifs scénographiques traduisirent ce renversement de perspective

Après avoir été utilisé en RDA pour illustrer la geste héroïque des communistes, au lendemain de la réunification, le sauvetage de l’enfant juif a servi à dévaloriser l’idéologie fondatrice de cet État. L’antifascisme lui même est remis en cause, non pas comme discours public et mémoire officielle de la RDA, mais comme engagement majeur du XXe siècle. Sonia Combe rappelle que l’Allemagne de l’Ouest aussi a produit des mythes contraires à la vérité historique, comme la version d’une armée et d’une diplomatie allemandes étrangères au génocide des Juifs et des Ttziganes, « qui fit partie du discours dominant jusqu’au milieu des années 1990 pour la Wehrmacht et jusqu’en 2010 pour la diplomatie. ». Elle estime que si le sauvetage romancé de l’enfant juif était effectivement partie prenante du récit mythifié du combat antifasciste en RDA, il est néanmoins contestable d’en faire le symbole d’un « mythe antifasciste » de la RDA.

© Joël Drogland