L’histoire de la guerre s’envisage généralement à l’échelle collective des peuples et des armées. Lorsqu’elle s’incarne, c’est sous les traits marquants des généraux et des héros, ou bien à l’opposé dans l’humble expérience des troupiers. Si on l’appréhende d’un point de vue géographique, s’impose celui, fluide, des champs de bataille, des campagnes d’opérations et des fronts. Or l’originalité de l’étude conduite par Alexis Lecoq, qui est à l’origine un excellent mémoire de master, est d’adopter une autre approche qui en est à plus d’un titre le contrepied.

Le cadre est fixe, c’est celui de la cité ligérienne d’Orléans, archétype de la ville de l’arrière, a priori trop loin du danger pour y être directement exposée. Les protagonistes principaux sont les acteurs de terrain d’une histoire vue d’en bas que sont les autorités locales et la population. L’événement, enfin, est hors norme : c’est le moment 1940, lorsque la pire défaite de l’histoire de France entraîne l’effondrement du pays dans son ensemble. À son échelle, le cas d’Orléans enrichit donc la compréhension de la façon dont ce tournant tragique a pu être vécu par ces grands oubliés de guerre que sont les civils.

La Drôle de guerre

Conformément aux conventions de la tragédie, le drame se joue en trois actes. Une première partie dresse le tableau de la ville durant les longs mois de la Drôle de Guerre. L’organisation de la mobilisation, l’interdiction du PCF, la question des résidents étrangers, l’accueil des évacués de la région parisienne, la mise en place de la Défense passive, les mesures prises par la municipalité pour prendre en charge les nouveaux besoins sociaux résultant de la situation, la surveillance du moral de la population, l’amorce de premières pénuries, l’ensemble de ces éléments est tour à tour pris en compte.

La posture des Orléanais face aux événements est révélatrice de l’entre-deux qui caractérise globalement la société française. L’absence des mobilisés est finalement l’expression la plus concrète des hostilités. Les désagréments dus à la perturbation du quotidien sont en partie occultés par une forme de retour à la normale, notamment dans la vie associative et les loisirs. Les esprits tendent à refouler la guerre, à la fois parce qu’elle n’a pas lieu dans le face à face statique à la frontière, mais aussi par un mécanisme de rejet psychologique fondé sur le traumatisme insurmonté du premier conflit mondial.

La tragédie

L’offensive qui disloque l’armée française en mai 1940 extirpe brutalement la population de ce sentiment d’irréalité. Il inaugure le second acte, qui voit Orléans devenir une ville martyre dans un climat de chaos. Le danger prend d’abord la forme concrète du passage des foules de réfugiés empruntant les routes de l’exode. Le franchissement de la Loire fait de la cité un carrefour stratégique pour les militaires autant que pour les civils. Des dispositions sont prises par les autorités pour organiser leur transit et mettre en place des structures d’entraide.

À la mi-juin, le drame s’abat sur Orléans. Les forces françaises en retraite ne sont plus en état d’infliger un coup d’arrêt par une défense ferme appuyée sur le fleuve. L’État s’effondre et les services publics s’évanouissent. La municipalité et ses agents quittent la ville. Bombardements aériens et incendies détruisent une partie du centre ancien de la cité johannique. Les pertes civiles semblent pourtant relativement limitées, la ville ayant été presque totalement évacuée par sa population entraînée par le flux de l’exode. Dans ce désastre, Orléans est très peu disputée à l’ennemi. Seuls sont signalés de petits accrochages entre éléments avancés allemands et arrière-garde française. Celle-ci parvient à faire sauter les deux ponts routiers enjambant la Loire, dont un dans des conditions dramatiques, mais la préservation du troisième, le viaduc ferroviaire, suffit à l’ennemi pour poursuivre sa progression.

L’exode et le retour

Ce succès inaugure le troisième et dernier temps de l’évocation. On y trouve d’abord la description de l’exode vécu par les évacués et réfugiés passés par Orléans et le Loiret, ainsi que celui, fondé sur des témoignages à hauteur d’enfants, des Orléanais ayant fui eux aussi en direction du Sud. Le retour des habitants dans la ville à présent occupée donne lieu ensuite à des pages instructives. Il est conditionné par des contraintes administratives imposées par l’ennemi, qui règne à présent sur la zone nord où se trouve Orléans. Ces formalités surmontées, il faut revenir dans des foyers souvent bouleversés. Le retour est donc amer dans une ville très affectée par les destructions et les pillages, où certains ont en outre la mauvaise surprise de constater que l’occupant a pris ses quartiers chez eux. Le bilan matériel complète ce tour d’horizon alors que s’organise un retour à la normale en mode dégradé sous la botte allemande.

Se plaçant dans le sillage des travaux de Pierre Laborie et Eric Alary, l’auteur se revendique de la micro-histoire. On salue l’exhaustivité de son labeur documentaire, qui a mobilisé toutes les ressources archivistiques nationales et locales, pris en compte la mémoire cinématographique régionale et judicieusement mis à contribution les souvenirs d’une vingtaine d’anciens enfants de 1940 par une enquête d’histoire orale. Le panorama qui en résulte est clair et précis. Il donne une excellente idée de cette séquence orléanaise évoluant du déni au drame, et de la catastrophe à la résilience. L’intérêt de cette monographie ne se borne donc pas à l’histoire locale. Voici une étude de cas minutieuse et inspirante qui retiendra légitimement l’attention des spécialistes comme des passionnés de la période.