« Lire le passé est un exercice encore plus périlleux et incertain que prétendre dévoiler l’avenir à travers les mystères de l’astrologie ou les arcanes des tarots. On se croit autorisé à parler d’exactitude et d’impartialité parce qu’on dispose de sources, dont l’authenticité bien établie assure à coup sûr l’infaillibilité de l’historien. Mais l’impartialité est une dangereuse illusion. Tant de transformations affectent notre entendement et notre psychologie d’une génération à l’autre que notre perception en est bouleversée et que nous projetons sur le passé une vision qui dirime toute similitude avec celle de siècles antérieurs. »
Guy Chaussinand-Nogaret, Variations sur l’Ancien Régime, Éditions Vendémiaire, « Chroniques », 2018, p. 9.
« Un souverain régnant sans discernement, la corruption répandue partout, un clergé hypocrite assurant sa domination par l’intolérance… Les stéréotypes ont la vie dure sur l’Ancien Régime, référence obligée pour qui veut stigmatiser un système politique et social auquel nous aurions heureusement échappé grâce à la Révolution.
Autant d’idées reçues héritées du XIXe siècle, que l’un des plus grands spécialistes du XVIIIe siècle français conteste ici avec force, à travers des études de cas très précises et documentées : fonctionnement de la cour, rôle des femmes, puissance de l’opinion… D’ailleurs, si l’Ancien Régime était si mauvais, survivrait-il encore, sous tant de formes, dans nos institutions actuelles ?
Une réflexion décapante sur nos pratiques politiques. Et une contribution au débat jamais clos sur ce qui serait le meilleur système de gouvernement. »
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Directeur d’études honoraire à l’École des hautes études en sciences sociales et spécialiste éminent du XVIIIe siècle, Guy Chaussinand-Nogaret est l’auteur de nombreux ouvrages fondamentaux sur cette période. Il a notamment publié, aux éditions Fayard, Casanova (2006) et D’Alembert, une vie d’intellectuel au siècle des Lumières (2007) et Les Grands Discours parlementaires de la Révolution (Armand Colin, 2005). Guy Chaussinand-Nogaret se place ici dans la posture d’un « Robinson Crusoé perdu sur une île déserte et n’ayant à sa disposition que les ressources de sa mémoire et de sa réflexion » (avertissement donné par l’auteur dans le préambule de son ouvrage), s’affranchissant de notes de bas de page et de bibliographie, pour ouvrir un imposant chantier sur toute la période qualifiée d’« Ancien Régime » en France et offrir ses réflexions sur la nature du régime[1] de la façon la plus impartiale possible…
Dans « Le roi ne meurt jamais », l’auteur revient sur la complexe définition de la figure du roi sous l’Ancien Régime, relevant « autant de la littérature fantastique que de l’anthropologie » (p. 13). La définition de la double nature de cette dernière (une transitoire et une politique) est rappelée. Sous l’Angleterre des Tudors, est ainsi avancée l’idée des « deux corps du roi », un qui serait « charnel, humanisé et mortel, l’autre mystique, politique et éternel » (p. 17). L’exemple de l’exécution de Charles Ier en 1649 est ainsi éclairant. Les Anglais tuent le corps naturel du roi, mais le corps politique survit, comme la doctrine du pouvoir à contrario des évènements de 1793 en France où le corps politique du roi est remplacé par le corps politique de la Nation. Nommer le roi relève ainsi du divin et de la transcendance (Bossuet « Ô Rois, vous êtes des dieux… Dieu établit les rois comme ses ministres et règne par eux sur les peuples »). La personne royale est ainsi déifiée et (entre)voir et/ou entendre le roi serait synonyme de joie et de félicité pour ses sujets. De plus, « Dieu serait un argument ontologique qui écarte toute tentation de contestation et envoie à une métaphore du pouvoir irréductible à la seule sagesse ou expertise humaine » (p. 18).
La société bourbonnienne : ordres ou classes ? Plus que le roi, c’est bien la religion qui donne au royaume son unité à l’époque moderne, un « État semi-théocratique » (p. 35). C’est le clergé qui fait la plénitude de la dignité royale par le sacre, la cérémonie d’investiture. La puissance de l’Église est réelle, le clergé joue un rôle de premier plan au sein de l’État, en « assurant à la fois sa puissance, son indépendance et sa fortune […], garant spirituel de l’autorité [et constituant] une des principales armatures administratives du royaume » (p. 36) avec la division du territoire en diocèses et paroisses. L’Église fonctionne un peu comme un État souverain, ses prérogatives sont quasiment les mêmes au point de vue du temporel exception faite de frapper monnaie (ex : son propre budget, ses propres impôts, tribunaux…) et dispose de ressources foncières et financières très étendues. Les noblesses constituent également un ordre très important dans l’Ancien Régime et l’État doit longtemps composer avec elles, entre soumission(s), accommodation(s), rébellion(s). Malgré leur faiblesse numérique, les nobles ont su prendre une place irréfragable à tous les échelons de l’État (de l’administration, des finances, de la justice et surtout dans l’armée) et de la société moderne. Avec les clercs, les nobles forment « un syndicat d’actionnaires majoritaires qui tiennent à bail le royaume. De ce groupe composite se détache un noyau de quelques centaines d’individus qui monopolisent les attributs de la puissance. Ils constituent l’armature du régime et tout l’appareil d’État repose sur eux. » (p. 43). L’auteur remet en question la division si souvent avancée et commode, d’une société tripartite dans laquelle chaque individu rentrerait dans une case en fonction de sa dignité, les « trois ordres » hérités du Moyen Âge semble être une construction mais la réalité est différente : « La réalité est tout autre : les élites sont diffuses dans le peuple et la société d’ordres a depuis longtemps éclaté » (p. 47), « Les trois ordres, que l’on s’obstine à considérer comme la structure basique de la société, avaient, bien avant que survînt 1789, volé en éclats. » (p. 49). C’est plutôt l’argent qui sépare les deux classes sociales (les pauvres et les riches) puisque la qualité de noble peut s’acheter. En somme, l’Ancien Régime aurait : « jeté les bases d’une architecture sociale que tous les régimes ultérieurs ont validé » (p. 53).
Le pur et l’impur : unité et diversité. Le règne des Bourbons s’inscrit « dans une époque marquée par deux temps forts de la civilisation » (p. 55), le premier correspondant à l’âge d’or du classicisme, la volonté d’unifier les institutions, la recherche de la pureté dans son esthétisme et par « la recherche d’un paradigme qui fût un modèle pour une humanité sublimée » (p. 55). Le royaume était fondamentalement marqué par la diversité institutionnelle, culturelle, religieuse, langagière… et les souverains successifs n’ont eu de cesse que de briser les particularismes régionaux et locaux afin de réaliser l’unité tant désirée de leur royaume. Ainsi, l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539 puis la fondation de l’Académie française par Richelieu (1634) ont contribué à la modernisation de la langue française et sa standardisation. Réaliser l’unité du royaume par la foi catholique notamment avec la révocation de l’Édit de Nantes va aussi dans ce sens d’unité avec la volonté de briser une « dualité jugée hérétique parce que source de division » (p. 58). Tous les contre-pouvoirs sont contrôlés ou supprimés avec par exemple l’abandon de la convocation des États-Généraux depuis 1614 ou la mise au pas progressive des parlements. Il s’agit de susciter par tous les moyens, l’adhésion de tous les sujets au régime monarchique et à son idéologie. L’information par exemple devint un instrument de propagande, même s’il n’y a pas uniformisation totalitaire comme l’Histoire a pu le connaître au XXe siècle.
Éclipses et restaurations. Si les souverains de l’Ancien Régime ont tout fait pour museler les voix discordantes, ce que l’auteur nomme le « rex bashing » s’applique à saper l’image du roi surtout en dénonçant les abus commis par celui-ci. La mort du roi constitue un temps profane, « une éclipse du grand soleil » (p. 69), plus ou moins long en fonction de l’âge du successeur (la régence constituant une période intermédiaire où tout est possible et pouvant parfois constituer un danger et une rupture dans la continuité de l’État.
Atouts et faiblesses du régime. « Avec la révocation de l’édit de Nantes, Louis XIV avait donné au monde un tragique exemple de fanatisme, et sa conception théologique de l’omnipotence royale avait sacralisé une forme de mystique de despotisme » (p. 77). Si le « régime semblait offrir les plus grandes garanties de stabilités (p. 78), […] la monarchie d’Ancien Régime souffrait [en réalité], surtout au dernier siècle de son existence, de nombreux handicaps paralysants » (p. 79). L’auteur en analyse les grands traits dans ce chapitre.
Femmes corruptrices, femmes protectrices. La figure féminine bien que parfois éclipsée des recherches et des travaux historiques mais les femmes, notamment la (ou les) maîtresse(s) du roi, jouent un rôle primordial sur le plan politique par exemple. La femme joue le rôle de bouclier pour le souverain dans les insultes, les attaques que l’on pourrait faire à l’encontre de celui-ci. Louis XVI n’ayant pas de maîtresse c’est du coup la femme la plus proche du roi, c’est-à-dire Marie-Antoinette, qui fut la victime désignée des attaques. Les rumeurs, critiques, libelles contre la reine a beaucoup contribué à déconsidérer la famille royale et le roi, considéré comme complaisant à l’égard de son épouse et cocu, a vu une dégradation durable de son image.
Le pouvoir absolu en disgrâce. « Le Grand siècle doit sa gloire moins à un souverain qui voulait s’égaler aux dieux qu’à un aéropage de génies qui surent élever la pensée et les formes de l’art jusqu’au sommet de l’Olympe et satisfaire le désir de perfection des muses les plus exigeantes » (p. 103). La refondation de la pensée sous l’effet des Lumières (critique de l’obscurantisme, propagation d’idées nouvelles comme la liberté de penser…) a eu pour conséquence(s) l’expression et la volonté d’un souffle nouveau, fruit d’un réformisme « sage et modéré » (p. 113) visant à ce que le régime monarchique repense son mode de fonctionnement en tournant le dos au despotisme, et à infléchir l’absolutisme.
Un ministre libéral en terrain absolutiste. « Les ministres, nommés par le roi ou imposés par les lobbies les plus puissants, ont souvent porté le principe absolutiste jusqu’à l’exagération. Plus royalistes que le roi, leur principal souci est de se montrer serviteurs complaisants du pouvoir absolu. » (p. 117). Toutefois, un ministre a tenté de s’extraire de cette tradition et engager le gouvernement sur une voie différente pour apaiser les tensions sociales d’alors. Cet homme c’est Choiseul qui « représente l’unique tentative réalisée sous l’Ancien Régime pour desserrer un complexe étatique devenu étouffant, décloisonner une société sclérosée, devenue synonyme d’immobilisme passéiste, et libéraliser des institutions dont l’archaïsme excluait toute innovation dynamique » (p. 118). Choiseul avait « une vision rationnelle des équilibres nécessaires. Sensible aux aspirations de ses contemporains, il prévoyait de déverrouiller un régime qui avait détruit tout ce qui fait la vie d’une nation, y compris toute forme de représentation » (p. 118). Guy Chaussinand-Nogaret, sans retracer toute l’histoire de son ministère, analyse plutôt ici les multiples obstacles qui ont empêché cet homme de réaliser ses ambitions réformistes et libérales.
Le roi de rêve et son double grimaçant. Si les désirs d’un roi, d’un homme introuvable et providentiel hantent encore aujourd’hui une partie de la conscience des Français, cela « rappelle la confiance et l’attente que les hommes d’Ancien Régime plaçaient dans un souverain habité par la présence du mythe » (p. 129). Le siècle des Lumières a inversé cette aura quasi-magique autour de la figure du souverain pour le transformer en roi de raison, un roi « de rêve » (p. 130), de justice et modèle de vertu(s). À contrario, l’auteur souligne que les réformes entreprises par le souverain et tout ce qui a pu jouer au désenchantement de sa personne a très certainement joué un rôle important dans la déconsidération croissante dont il est victime et qui sonnera le glas de l’Ancien Régime.
Le vœu des Français. « Le jour où la monarchie, après deux siècles d’absolutisme, convoqua les états généraux, elle se coupa la tête. La rivalité entre le roi et la nation était écrite dans ce qui devait être confrontation tragique. Autoriser les sujets à exprimer publiquement leurs revendications, c’était leur donner le droit implicite de bouleverser l’économie du régime » (p. 143). Louis XVI pensait obtenir une confirmation de sa position de ses sujets, il se trompait lourdement, il n’avait pas vu anticiper les changements et les aspirations profondes de ces derniers, notamment la volonté unanime de « transformer le régime politique et de passer de l’Ancien Régime à une monarchie constitutionnelle » (p. 144) et libérale. L’Ancien Régime français ignorait en effet, qu’un État puisse être organisé autour d’une Constitution sans royauté.
L’échec de la monarchie constitutionnelle. La « prise de la Bastille et la nuit du 4 août avaient abattu ce qui subsistait de l’Ancien Régime et de la féodalité. Lorsque, la 14 septembre 1791, le roi prêta serment à la Constitution, l’Assemblée avait entièrement reconstruit le royaume : nouveau découpage, réorganisation fiscale, nouveau clergé national » (p. 154). À partir de cette date, le roi n’est plus roi de France mais roi des Français, le rendant dépendant de la nation. Sa fuite à Varennes (20-21 juin 1791) pouvait signifier le glas de la monarchie. Décrédibilisé, ses pouvoirs restants devenaient caducs.
En somme : « 1789 ne mettait pas fin à la monarchie, mais répondait aux aspirations du siècle, en lui ôtant ses pouvoirs de nuisance, en autorisant les idées et la liberté politique, en rendant à l’opinion, jusqu’alors malmenée, la part d’autonomie que le royaume réclamait » (p. 159). L’Histoire aurait pu être tout autre mais : « La révolution modérée, ayant fait tomber sa tête à ses pieds et n’ayant su la remplacer, devait bien vite comprendre qu’elle s’était suicidée » (p. 164.)
En définitive cet ouvrage, une fois passée l’adaptation à un style ardu et très soutenu, apporte des perspectives intéressantes sur la (les) nature(s) de l’Ancien Régime, expression qui couvre une période bien plus complexe, labile et passionnante que ne le laisse entrevoir son nom réducteur et simplificateur. Plutôt destiné à un public averti, les étudiants et étudiantes se destinant aux concours de l’enseignement (Capes et Agrégations externes d’Histoire et de Géographie) qui ont à plancher sur la question : « État, pouvoirs et contestations dans les monarchies française et britannique et dans leurs colonies américaines (vers 1640 – vers 1780), y trouveront des pistes de réflexion stimulantes et originales !
[1] Pour entendre l’entretien de l’auteur réalisé sur StoriaVoce : le lecteur ou la lectrice pourra consulter le lien suivant : https://www.youtube.com/watch?time_continue=36&v=3NvWbcPubow
©Rémi Burlot, pour Les Clionautes