Une histoire enrichie par les débats du présent

               L’affirmation de Michelle Perrot, selon laquelle, l’histoire est « un regard enraciné dans le présent » résonne avec force quand sont abordées les questions de l’esclavage et de la colonisation. Les manifestations de descendants d’esclaves (dont celle massive du 23 mai 1998), les critiques des anticolonialistes ou plus tard des déboulonnages de statues, ont donné lieu à de vifs débats dans les médias, parmi les hommes politiques et au sein de l’opinion publique. Depuis le début des années 2000, les pouvoirs publics ont pris de nombreuses initiatives : loi Taubira (2001)[1], institution d’une Journée nationale en hommage aux victimes de l’esclavage (le 23 mai) en 2017[2]. De nos jours, des municipalités évoquent sans crainte le rôle de leur cité dans la traite atlantique. Nantes qui fut un grand port négrier a inauguré en 2012 un beau Mémorial consacré à l’esclavage, à la traite et à son abolition. Bordeaux propose un parcours mémoriel dans la ville. Des historiens se sont aussi saisis de ces questions, telle Jacqueline Lalouette avec Les statues de la discorde ou les guides proposées par les éditions Syllepse (Guide du Marseille, du Bordeaux… colonial)[3]. C’est dans ce sillon que s’inscrit l’ouvrage, accompagné de nombre d’illustrations, de Marcel Dorigny et d’Alain Ruscio. Le premier (décédé il y a peu) est un historien spécialiste de l’esclavage et le second a travaillé sur l’Indochine puis sur la colonisation au 20ème siècle.

« Quatre siècles d’histoire esclavagiste et coloniale inscrits dans les rues »

L’ouvrage porte sur les traces de la colonisation et de l’esclavage dans l’espace parisien ainsi que sur celles laissées par les hommes et les femmes qui s’y sont opposés, anticolonialistes, humanistes, croyants… Une partie introductive présente la démarche des auteurs : recherche des toponymes de rues, de places, de promenades, de jardins, de salles, de bâtiments… ; recensement des statues, des bas-reliefs, des peintures, des tombes… liés à cette histoire. Noms de lieux, de personnes, d’associations… trouvés dans Paris intra muros. C’est dans cette partie que les auteurs se risquent à des « essais statistiques » qui révèlent la prédominance de l’élément militaire malgré la présence de personnalités ayant combattu l’esclavage ou critiqué la colonisation. Ils notent aussi la faiblesse du nombre de femmes honorées ainsi que celles des personnes issues des peuples colonisés.

Tribulations coloniales et anticoloniales dans Paris

La première partie, « Paris au fil des rues, des places, des monuments », est organisée autour des vingt arrondissements de la capitale, étudiés les uns après les autres. On y croisera les statues du zouave du pont de l’Alma et de la Mûlatresse Solitude, les peintures de Toussaint Louverture et d’Aimé Césaire (portrait de l’artiste, de street art, C 215), la grande mosquée de Paris et l’église Saint-Nicolas du Chardonnet, le passage du Caire, une plaque en l’honneur des tirailleurs sénégalais, la Cité universitaire ou le monument à la gloire du colonel Marchand… L’ensemble constitue une stimulante déambulation dans Paris pour touristes passionnés d’histoire, y compris pour ceux qui connaissent bien les bords de la Seine[4]. Les deux parties suivantes portent sur des lieux particuliers : les musées et les cimetières. Les pages consacrées au Musée national de l’histoire de l’immigration sont tout à fait passionnantes, celles qui portent sur le musée de l’Homme nous rappelle la « décapitation des ennemis vaincus et la conservation de ces trophées dans du formol ». Sinistre pratique s’il en est.

Les acteurs de cette histoire

               Dans une annexe, longue mais très utile, les auteurs présentent les biographies des principales personnes citées dans leur étude. Biographies qui n’évoquent que ce qui a trait au sujet et sont tout à fait lisibles et utilisables par des élèves qui désirent enrichir leurs connaissances ou préparer un travail personnel sur ce thème. L’ouvrage, nous l’avons vu, présente les défenseurs de l’esclavage et de la colonisation ainsi que les opposants à ces phénomènes : personnalités (telles les sœurs Nardal), associations, mouvements, syndicats, partis politiques… Mais il présente aussi celles et ceux qui ont changé d’opinion sur ces questions (Clemenceau), ceux dont les contradictions étaient fortes ou ceux encore qui ont affirmé vouloir « moderniser », « développer », les territoires dominés après avoir abondamment massacré les populations au moment de la phase de conquête. Certains sont très connus, Colbert, Bugeaud, Messali Hadj, Aimé Césaire, d’autres inconnus comme les manifestants algériens tués par la police lors de la manifestation du 14 juillet 1953 ou les victimes des massacres d’Oran à l’été 1962.

Que faire de ce passé inscrit dans la pierre ou la toponymie ?

Avant l’annexe, M. Dorigny et A. Ruscio, ont voulu dans un épilogue, très clair pour des jeunes, participer au débat sur la présence du passé colonial et esclavagiste dans nos villes. Que faire des statues de défenseurs de l’esclavage ou des rues portant le nom de personnes qui furent d’abominables massacreurs dans les colonies ? En historiens, ils se disent favorables au réexamen critique de l’action de ces personnalités mais rebaptiser toutes ces rues leur paraît une tâche impossible à mener sur le plan pratique. Et difficile car se demandent-ils qui choisirait ? Ce qui ne les empêche pas de faire quelques suggestions : l’ajout d’un court texte informatif comme cela a été fait parfois leur paraît judicieux. Mais surtout, ils pensent qu’il serait des plus intéressants de baptiser des lieux du nom de femmes ou de personnes qui subirent ou s’opposèrent à la colonisation ou à l’esclavage. Autant d’actrices et d’acteurs de l’histoire trop souvent oubliés.

Un ouvrage clair, agréable à lire du fait des nombreuses illustrations, utile pour les historiens et facilement utilisable par des élèves, qui devrait trouver toute sa place dans les CDI des collèges et des lycées.

 

[1]   » Article 1. La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du xve siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité ».

[2] Voir p. 184.

En 2006, la date du 10 mai avait été choisie par le président Jacques Chirac, sur proposition du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CNMHE).

« La Loi n°017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer a instauré une 2e date commémorative : celle du 23 mai, Journée nationale en hommage aux victimes de l’esclavage colonial. Cette date rappelle le 23 mai 1848, où le décret Schoelcher du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage entre en application sur le 1er territoire d’Outre-mer à recevoir l’information (la Martinique), ce qui entraine les premières libérations officielles d’esclaves. Elle fait également écho à la marche silencieuse du 23 mai 1998 qui a contribué au débat national aboutissant au vote du 21 mai 2001, reconnaissant l’esclavage en tant que crime contre l’humanité », https://www.ac-nice.fr/23-mai-journee-nationale-a-la-memoire-des-victimes-de-l-esclavage-123344, consulté le 17/1/2024.

[3] Ceux qui sont intéressés par Marseille trouveront un bel article sur l’escalier de la gare Saint-Charles dans (sous la dir. de Pierre Singaravélou), Colonisations. Notre histoire.

[4] Même si l’auteur de cette note n’a pas trouvé la rue de Lourmel (15ème arrondissement), général qui participa à la conquête militaire de l’Algérie. Son nom fut donné à une petite ville de la région d’Oran (El Amria, de nos jours) où fut érigée une statue en son honneur (« rapatriée » à Pontivy). D’après les souvenirs du père de l’auteur de cette recension, qui y naquit, les jeunes d’origine européenne se retrouvaient aux pieds de celle-ci certains soirs.