Dans la chronique policière agitée des années Trente, fertile en faits-divers politico-criminels, l’assassinat des deux frères Rosselli en juin 1937 fut peut-être le plus retentissant des crimes de la Cagoule. Cet événement resté longtemps trouble fut un choc pour l’opinion et l’objet de multiples spéculations pas encore entièrement éteintes, où des passions politiques recuites persistent à négliger encore certaines évidences.
C’est à cet épisode que l’auteur, historien spécialiste de l’Italie, consacre ce volume de la collection «L’Histoire comme un roman», qui revisite les grandes séquences du passé en alliant écriture alerte et rigueur historique. Pour nourrir son récit, il se fonde sur une double documentation qui combine la presse d’époque, française, italienne (gouvernementale et en exil) et internationale, avec les dossiers d’enquête et les minutes des procès tenus en France et en Italie.
Un assassinat politique
Figure de proue du mouvement antifasciste italien en exil, Carlo Rosselli avait fondé le groupe de gauche non communiste «Gustizia e Libertà» et été une cheville ouvrière de l’engagement des Brigadistes italiens dans le camp républicain lors de la Guerre d’Espagne, où lui-même avait été blessé. Il est assassiné durant un séjour thermal en Normandie avec son frère Nello, intellectuel critique sans stature militante, victime malchanceuse de sa présence fortuite au moment fatal. Brouillant l’évidence du crime fasciste, les piétinements initiaux de l’enquête sont propices au brassage par la presse de pistes aussi multiples que contradictoires, explorant aussi bien les divergences de l’opposition italienne en exil que les analogies avec l’affaire Matteotti, qui désignent le pouvoir mussolinien comme bénéficiaire principal du forfait.
L’inhumation des deux frères au cimetière du Père Lachaise s’effectue en présence d’un nombreux cortège et avec le soutien des partis et syndicats. Véritable chant du cygne du Front Populaire, cette démonstration de force – totalement oubliée -constitue l’ultime manifestation unitaire de l’esprit de communion moribond de la gauche française… dont la démission de Blum, une semaine plus tard, sonne le glas. Symptôme de la crise de l’antifasciste italien en exil et de l’opportunisme idéologique des fidèles du marxisme dialectique, la propagande communiste quant à elle s’approprie sans vergogne le martyre de Carlo Rosselli en l’assignant à la figure du démocrate petit bourgeois radicalisant, satellite subalterne de la convergence hypothétique d’un Front Populaire italien resté subliminal.
Exécutants et commanditaires
Début 1938, des comparses maladroits sont démasqués. Leurs révélations permettent de lever en grande partie le mystère sur le déroulement factuel du crime, où le sinistre Jean Filliol, tueur pathologique d’extrême droite, joue un rôle central. Les assassins sont en effet des Français, sans lien ni mobile direct par rapport leurs victimes. Cette élucidation s’inscrit dans le contexte plus large du démantèlement de la Cagoule, organisation terroriste d’extrême-droite aux ramifications multiples et diffuses. La révélation des attentats, trafics d’armes, projets et fantasmes de la Cagoule a pour effet de « diluer » l’affaire Rosselli dans les exactions de cette nébuleuse politico-criminelle d’extrême-droite. La responsabilité du donneur d’ordre italien s’en trouve occultée d’autant que, portée par les enjeux diplomatiques et stratégiques majeurs du climat d’avant-guerre, la raison d’état pèse plus lourd que la quête de la vérité policière et des responsabilités judiciaires. Il en est d’ailleurs de même s’agissant des mécanismes d’impunité dont bénéficient les connexions patronalesnotamment avec Eugène Schueller, patron de L’Oréal, entreprise « citoyenne » exemplaire par ses généreux efforts de reclassement, après-guerre, en faveur de nombre d’anciens Cagoulards et Collaborateurs en mal de nouveau départ… et militaires de la Cagoule.
La Deuxième Guerre Mondiale coupe court à tous ces atermoiements. Les assassins des Rosselli s’impliquent soit -pour la plupart- dans la Collaboration, soit dans la Résistance. Différé par la guerre, le procès des Cagoulards refait surface en 1948 mais escamote largement l’affaire Rosselli dans le panorama d’ensemble du complot d’extrême-droite. Le procès est du reste tronqué par la disparition de nombre de protagonistes, morts ou en fuite (l’un d’eux ayant même bénéficié de la protection du ministre François Mitterrand, ami intime de sa famille). Parallèlement, l’implication du SIM (le contre-espionnage militaire italien) est révélée par une enquête effectuée côté italien après la chute de Mussolini, dans un climat de règlement de comptes entre cadres des services secrets. La chaîne des responsabilités, qui remonte plus probablement à Ciano (maître d’oeuvre de l’engagement italien en Espagne) qu’à Mussolini lui-même, est assez clairement dessinée par une série de procès dont l’issue est cependant clémente pour les responsables impliqués, au nom de la réconciliation nationale sur l’autel de la jeune République et de la Guerre Froide commençante. Quant à la convergence nouée entre agents italiens et Cagoulards, les affinités idéologiques semblent avoir moins joué que des achats d’armes pour lesquels le meurtre des Rosselli aurait été un « ticket d’entrée »…
Une lecture d’agrément
Le propos est donc riche, d’autant qu’il se conclut par un tableau de la mémoire -volatile- de l’affaire Rosselli. On regrette malgré tout vivement l’absence d’index. Sélection trop partielle, une douzaine de notices biographiques ne suffit pas à démêler le fourmillement des protagonistes, entre lesquels il est possible de se perdre. On sera donc tenté de classer cette lecture, plaisante et instructive, au rayon de la curiosité historique et de la culture générale plutôt qu’à celui des outils de référence.
© Guillaume Lévêque