Portés par les succès largement mérités du Voyage de Marcel Grob et de La Patrie des frères Werner, Philippe Collin et Sébastien Goethals unissent, une nouvelle fois, leurs multiples talents afin de nous proposer ce magistral Escamoteur. Cet album dépasse largement les codes de la bande dessinée traditionnelle pour s’imposer comme une fresque grandiose, à la fois historique, politique, sociale et humaine. Plongée immersive dans la France des années 1970-1980, cette œuvre s’articule autour du mystérieux Gabriel Chahine, un galeriste libanais au service des RG français en lien avec les deux policiers Serge Savoie et Jean-Pierre Pochon. Avec le vol du tableau L’Escamoteur, attribué à Jérôme Bosch, au musée de Saint-Germain-en-Laye le 13 décembre 1978, Chahine réussit à gagner la confiance de Jean-Marc Rouillan et d’Action Directe.
Cette formidable bande dessinée de 300 pages, tout comme le tableau de Jérôme Bosch, est une allégorie des illusions et désillusions humaines ainsi que des manipulations sociales, idéologiques et politiques.
Une œuvre profonde
En mêlant enquête historique, thriller politique et réflexion sur les sentiments humains, L’Escamoteur interroge le lien entre radicalité et idéologie, tout en brossant un portrait nuancé des acteurs de ces années troublées. Gabriel Chahine, figure centrale, navigue entre engagement sincère, manipulation et opportunisme, incarnant à lui seul les contradictions d’une époque où les certitudes vacillent.
Le récit repose sur une trame captivante : poussé par les Renseignements généraux d’infiltrer Action Directe, Chahine devient un intermédiaire ambigu, pris dans un jeu d’apparences où la vérité se dérobe sans cesse. La disparition rocambolesque de L’Escamoteur sert de pivot narratif et symbolique, révélant les illusions et trahisons qui façonnent aussi bien les luttes révolutionnaires que le pouvoir étatique. Le tableau de Bosch, représentant un bonimenteur dupant des spectateurs aveuglés, agit comme une métaphore puissante des luttes idéologiques de l’époque. La question centrale – qui manipule qui ? – traverse l’œuvre et laisse au lecteur le soin d’interpréter ce grand jeu de dupes.
Un contexte historique minutieusement restitué
Philippe Collin et Sébastien Goethals s’appuient sur une recherche rigoureuse pour recréer avec brio l’atmosphère des années Giscard et Mitterrand, période marquée par les désillusions post-Mai 68, la montée des extrêmes et une société en mutation. Les auteurs plongent le lecteur au cœur des mécanismes de radicalisation de Jean-Marc Rouillan et du groupe Action Directe, mettant en lumière les contradictions et les ambiguïtés de leurs protagonistes. Ainsi, le 13 septembre 1980, Jean-Marc Rouillan, avec d’autres membres, sont arrêtés mais la loi d’amnistie du 5 août 1981 leur permet d’être libérés. Action Directe est alors au cœur des enjeux de lutte contre l’extrême-droite, car, au sommet de l’État, il existe la peur d’un coup d’état à la chilienne contre le président Allende. Action Directe, découvrant le double-jeu de Chahine, le fait assassiner le 11 février 1982 par Régis Schleicher, déguisé en postier. L’année 1983 fait entrer Action Directe dans une nouvelle radicalité avec la reprise des actions terroristes (assassinat de G.Besse, président de la régie Renault). Finalement, le 11 février 1987, dans une ferme isolée du Loiret, Rouillan, Ménigon, Cipriani et Aubron sont arrêtés.
Cette plongée est enrichie par le dessin réaliste et sombre de Sébastien Goethals. Sa palette de couleurs sobres et ses cadrages intensifient l’immersion, capturant l’atmosphère clandestine et les tensions latentes. Le rythme rapide des évènements est fidèlement restitué par les magnifiques dessins aux traits vifs et épurés.
Une possible utilisation pédagogique
Avec un dossier historique signé par Fabien Archambault, cette bande dessinée s’impose également comme un outil précieux pour décrypter les enjeux des années de plomb. Elle ouvre des pistes de réflexion sur des thèmes universels tels que la radicalisation, les illusions idéologiques et le poids de l’Histoire dans les trajectoires individuelles et collectives.
Pour les enseignants, L’Escamoteur constitue une ressource originale et accessible pour aborder les tensions sociales et politiques des Trente Glorieuses finissantes, tout en questionnant les mécanismes de l’engagement et de la répression.