« Vivre ensemble » dans un immeuble de la plaine Saint-Denis entre 1882 et 1932, tel est le sujet d’étude de Fabrice Langrognet, chercheur en histoire à l’université d’Oxford et au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains de l’université Paris-1.
Qui furent les habitants ? D’où venaient-ils, avant leur installation dans cette banlieue nord de la capitale ?
Le monde dans un immeuble
L’introduction donne le ton. Elle s’ouvre sur le portrait de cinq enfants de l’exode rural, venus de Lorraine, de Normandie, de Franche-Comté, mais aussi du sud de l’Italie et du nord de l’Espagne. Leurs parents ont fui la misère, en quête d’un emploi dans les industries qui s’installent dans ce quartier.
Le but de Fabrice Langrognet : « s’approcher au plus près des acteurs » (p. 20), refusant les catégories trop prégnantes de l’appartenance ethnique.
Après avoir resitué son propos dans l’historiographie des migrations, il place son étude au croisement entre microhistoire et migrations. Il fait référence au courant des histoires d’immeubles« 209 rue Saint-Maur, Paris Xᵉ » de Ruth Zylberman.
L’auteur explicite son choix du 92-102 avenue de Paris à la plaine Saint-Denis et de la période retenue de 1882 à 1932, quand le Saint-Denis industriel était un fort lieu d’attraction pour les nouveaux migrants. Il exploite des fonds d’archives délaisséesarchives de santé, archives scolaires… abondante liste des sources p. 285 à 295 puisque contrairement à d’autres études de microhistoire, il ne dispose d’aucun document exceptionnelLe plancher de Joachim – L’histoire retrouvée d’un village français, Jacques-Olivier Boudon, Paris, Belin, 2017 à exploiter.
Habiter ici, en ce temps-là
Le ton initial est celui du récit ; « dans les années 1860. Louise Versigny et sa sœur… » (p. 43) l’auteur décrit le site, un quartier périphérique, encore en partie agricole, où s’installent des ateliers. La demande de logements augmente l’immeuble s’ouvre à la location.
Au début de la IIIe République, petit à petit, le quartier s’industrialise, se peuple aussi. Le quartier devient un lieu de travail, un lieu de vie avec ses commerces, ses services (bibliothèque, bains-douches…), sa sociabilité. L’auteur définit une géographie de travail et de loisirs qui permet au lecteur de se familiariser avec les lieux.
La description de l’immeuble lui-même, ses évolutions, des appartements complète ce premier chapitre.
Portrait de groupe
Après les lieux, les hommes, les femmes qui se côtoient au quotidien : densité, diversité, pauvreté des 4 845 habitants réguliers ou de passage que l’auteur a pu dénombrer. Les registres de recensement sont, bien sûr, une source utile bien qu’incomplète. Au plus fort de l’occupation, en 1911, 549 habitants sont présents dans 141 ménages. Les habitants sont majoritairement masculins, jeunes et célibataires.
L’auteur les décrit : taille, vêtements. Leur état de santé s’améliore quand progresse les conditions d’hygiène.
Ce qui caractérise la population de l’immeuble, c’est la grande diversité des origines. Si 25 % des locataires sont nés à la Plaine Saint-Denis, ce sont souvent des enfants de migrants. D’autres sont nés à Paris. L’étude témoigne des vagues migratoires ; dans la période 1882-1898 les Alsaciens-Lorrains fuyant après la guerre de 1870, après 1898 ce sont les Italiens qui arrivent. En 1901, 40 % des non-natifs de la Plaine Saint-Denis viennent du Mezzogiorno, puis, à partir de 1908, les Espagnols.
L’activité économique des locataires est largement dictée par les activités industrielles qui se développent dans le quartier, la verrerie Legras, puis l’industrie lourde. Le lieu de travail s’éloigne quand, les transports s’améliorant, il est possible de chercher un emploi hors du quartier.
Les salaires ne permettent pas de sortir de la précarité comme le montre les retards de loyer sauf quand l’épouse travaille.
Petites et grandes traversées
Le cas de Luigi Pirolli et de sa famille sert de fil conducteur dans ce troisième chapitre.
Le motif économique est largement déterminant, mais d’autres causes apparaissent au détour des reconstitutions de parcours : crainte de la criminalité, guerre de 1870, expérience familiale de la migration.
La migration de longue distance nécessite des compétences (lire, écrire, éventuellement connaissance de la langue) et des moyens financiers, même si, au début du XXe siècle le chemin de fer facilite la migration.
L’étude des conditions et des étapes du voyage montre que l’installation dans l’immeuble est rarement le point de chute des migrants. Leur bagage est sommaire.
L’auteur s’intéresse à la place du séjour dans l’immeuble, d’où vint le locataire ? Où part-il ensuite ? Les relations avec la famille, parfois l’épouse, restée au pays favorise les allers et retours. Elles jouent aussi un rôle dans le sentiment identitaire, les sociabilités et les solidarités.
Chaînes migratoires
L’auteur présente un personnage, Joaquim Garate qui devient un médiateur pour les migrants espagnols. Il décrit des liens de solidarité qui sont bien connus des systèmes migratoiresAujourd’hui, comme hier. On peut faire référence aux maçons creusois du Second Empire (Les maçons de la Creuse. La mémoire et le mythe par Hélène Clastres et Solange Pinton, dans Une histoire à soi– Figurations du passé et localités, Alban Bensa, Daniel Fabre (dir), Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Ministère de la Culture, 2001.
Des réseaux organisent le voyage, aident à trouver un logement et un emploi. Ils favorisent des migrations en chaîne au sein des familles ou depuis un village.
L’auteur analyse le cas particulier des enfants du Sud de l’Italie employés dans les verreries. Il montre aussi un réseau transpyrénéen de travail des enfants. À partir des archives policières et judiciaires, on voit un trafic institutionnalisé.
Affinités sélectives
Les registres de mariages invitent à une lecture des compositions familiales, une approche de la mixité des groupes.
Si dans 45 % des cas les futurs conjoints habitent dans l’immeuble, la distance entre leurs lieux de naissance est d’autant plus grande que la diversité des origines augmente pendant la période.
L’auteur constate une endogamie régionale, par exemple parmi les CasertainsCaserte est une ville située à 25 km au nord de Naples, contrairement aux Espagnols. L’étude des témoins des actes d’état-civil montre l’importance du voisinage, de la même origine géographique. Cependant, on note aussi des solidarités d’atelier et des pratiques religieuses.
En matière de langue, dans l’intimité, le dialecte d’origine reste prégnant. Le Français est la langue de rencontre entre les groupes et de l’école qui joue un grand rôle dans cet apprentissage.
Algarade et confrontations
Si l’injure n’est pas absente des relations entre les locataires, elle est rarement raciste ou xénophobe. La violence est quotidienne, souvent entre compatriotes, née de la promiscuité et des querelles de partage de l’espace.
L’étude détaillée d’une bagarre, celle du 19 août 1900, un conflit de « bistrot » qui dégénère, est révélatrice d’une violence latente. L’étude des récits dans la presse montre qu’il s’agit plus d’une rivalité entre deux familles qu’un conflit entre Français et Italiens.
Affaires d’États
Ce chapitre aborde la question des relations des locataires de l’immeuble, souvent migrants, avec les autorités. Comment ont-ils répondu, avec plus ou moins de sincérité, aux agents du recensement ?
La loi de 1890 marque plus nettement qu’auparavant la frontière entre Français et Non-Français. La Guerre de 1914-1918 rend obligatoire la déclaration de résidence.
L’auteur étudie la question du service militaire en France et dans le pays d’origine. On voit comment c’est une occasion de marquer ou de fuir une identification nationale.
Sont aussi étudiés l’accès aux droits sociaux, notamment en matière de santé, l’inscription sur les listes électorales, les engagements politiques et syndicaux.
Les autorités étrangères jouent aussi un rôle en subventionnant des associations caritatives : Secours mutuel des Alsaciens-Lorrains, Societa italiana du beneficenza, œuvre d’assistance des ouvriers émigrés en Europe et au Levant…
L’étude des dossiers de naturalisation permet d’en décrire les modalités et les motivations à devenir français.
Immeuble en guerre
Ce dernier chapitre est consacré à la Grande Guerre. Comment les nationalités, le genre et l’âge influent sur la situation des locataires ?
On constate des retours au village ou au pays où manquent les bras pour travailler la terre, par crainte du chômage et l’engagement, de certains Italiens et Espagnols, dans la Légion étrangère.
Le devenir des locataires est divers. Si, en 1914, on enregistre des tensions, les interactions habituelles reprirent rapidement et les lignes de fractures ne sont pas nationales. Elles sont sociales entre ceux qui intègrent les usines d’armement et les combattants.
L’auteur évoque la situation particulière des coloniaux, originaires d’Afrique du Nord ou d’Indochine. Leur acceptation dans le quartier est variable.
Dans sa conclusion, Fabrice Langrognet, annonce le triste devenir de l’immeuble durant la Seconde Guerre mondiale, entre vétusté et bombardements.
Voilà un ouvrage passionnant. Les anecdotes, qui illustrent les différents thèmes, rendent les locataires de l’immeuble familiers pour le lecteur. On entre dans leur quotidien, l’histoire de leur famille, l’analyse des sources est cependant rigoureuse.