Parmi les moments privilégiés de lecture d’ouvrages d’histoire sur la Grande guerre, à l’occasion de la commémoration du centenaire de cet événement, l’ouvrage de Emmanuelle Cronier tiendra sans doute une place éminente. Il est rare qu’une étude aussi précise et documentée parvienne à faire oublier le caractère technique et les chiffres aussi facilement, pour faire revivre ces « permissionnaires dans la Grande guerre », qui restent au final très proches de nous.

Le décalage entre la vie du front et celle de l’arrière pendant les cinq années de guerre a été souvent évoqué. Il a été en partie l’un des facteurs explicatifs des mouvements d’insubordination et de mutinerie, les combattants n’ayant pas de mots assez durs pour qualifier les « embusqués ».

L’immense intérêt de cet ouvrage est de décrire une situation transitoire, par définition, puisqu’il s’agit, pour un laps de temps de durée variable, de mettre les soldats dans une zone grise, plus tout à fait militaire, mais pas vraiment civile.
La notion même de permission, c’est-à-dire de période pendant laquelle un combattant est mis en congé, est une nouveauté qui a surpris les états-majors tant l’idée d’une guerre courte basée sur un choc frontal avec le maximum d’effectifs été ancrée dans les esprits.
À partir de 1915, une fois installée la guerre des tranchées, la question des permissions se pose, d’autant plus que les règlements militaires apparaissaient comme profondément inéquitables avec des régimes privilégiés pour les officiers et les mobilisés de l’arrière. Ces derniers profitent en effet du régime des permissions des soldats en temps de paix, avec congé en fin de semaine. La mise en place du régime des permissions du front se fait de façon chaotique entre la fin de l’année 1914 et l’automne 1916. Parmi les repères essentiels pour comprendre ce système très particulier, il faut évoquer la loi Dalbiez, votée le 17 août 1915 qui insiste sur l’équité dans l’octroi des permissions entre les soldats engagés au front depuis le début de la guerre et des effectifs mobilisables qui n’avaient pas été encore engagés.
Mais entre les lois et les règlements militaires et leur application sur le terrain, les nécessités du combat sur un point particulier du front, il y a forcément des différences. Les quotas de permissionnaires varient selon les unités les opérations militaires, et il est possible d’estimer à moins de 5 % de l’effectif d’une compagnie ceux qui peuvent bénéficier d’une permission inférieure à huit jours. Paradoxalement, et cela permet de relativiser ce que l’on a pu lire sur l’acceptation de la culture de guerre, on s’aperçoit que ce régime de permissions et les injustices qu’ils révèlent est largement évoqué dans le courrier des lecteurs du Petit Parisien.

Dans la crise de 1917, la question des permissions et des retards accumulés dans les attributions des congés, est encore une fois posée. La charte des permissions qui a été mises en œuvre par le général Pétain n’est pas véritablement respectée les soldats s’engagent dans une démarche revendicative qui n’est pas sans rappeler la défense des « acquis sociaux ». Cette charte des permissions donne droit à sept jours tous les quatre mois. La norme qui précise que le taux de 13 % de permissionnaires doit être respecté apparaît comme impérative. Mais d’après l’auteur il s’agit pour le général Pétain d’une démarche pour soigner sa popularité auprès de l’opinion et des combattants.

Le chaos des transports ferroviaires

Un permissionnaire est un soldat soumis au règlement militaire et doit emprunter des trains spéciaux qui lui sont réservés. Avec le réseau ferroviaire centralisé autour de la capitale, la question de la présence de plusieurs millions d’hommes dans Paris se pose avec une acuité particulière. Paris apparaît comme la ville de toutes les tentations, même si c’est seulement après 1916 que des dispositions précises sont prises.

L’état-major s’oppose aux parlementaires qui défendent la liberté de circulation du soldat citoyen tandis que les militaires estiment que le « gai Paris » peut susciter une sorte d’esprit frondeur une fois de retour au front, sans parler des risques de désertion largement évoqué. Le contrôle renforcé de l’accès à Paris a été mis en place à partir des mutineries de 1917. Ce qui est évidemment important c’est la présence de 4 millions de permissionnaires sur le pavé parisien, ce qui n’est pas dénué de conséquences en matière de fréquentation des lieux de spectacles et de plaisir, sans parler de l’économie informelle de l’alcoolisme et de la prostitution. En matière d’accueil des permissionnaires il existe des initiatives privées, mais les capacités d’hébergement sont extrêmement limitées.

Emmanuelle Cronier évoque également les inégalités dont souffrent les troupes indigènes qui sont les laissés-pour-compte des permissions, elles représentent 6 % du contingent français avec un poids particulier pour les Algériens, avec 170 000 mobilisés. Les officiers de la coloniale sont d’ailleurs plutôt réticents à l’idée de voir revenir sur leur territoire des militaires dont les propos seraient de nature à jeter le trouble parmi nos populations indigènes. C’est le cas de Lyautey, qui devenu ministre de la guerre en janvier 1917 s’oppose à ce que les Marocains bénéficient du droit la permission pour les indigènes d’Afrique du Nord. Au vu des difficultés de retour au pays, ce qui suppose un voyage par mer qui est souvent aléatoire, la proposition de permissions en France apparaît comme une solution de remplacement mais en matière d’hébergement, les conditions sont telles, qu’elles suscitent parfois des incidents et parfois des relations difficiles avec les populations civiles proches.
En matière de transport, quasi exclusivement ferroviaire, le problème des trains spéciaux de permissionnaires apparaît comme la réponse à un véritable défi logistique. Les compagnies ferroviaires fournissent, pour les trains de permissionnaires un matériel souvent obsolète, avec des wagons de troisième classe pour les soldats, tandis que les officiers et les gendarmes, peuvent, en payant leur billet, s’installer en seconde, voire en première. Encore une fois, les capacités d’accueil des gares sont déjà limitées, et bien souvent les préoccupations relèvent davantage du maintien de l’ordre avec des compagnies de gendarmerie qui encerclent les gares plutôt que du bien-être des combattants.
Le caractère improvisé dans la mise en place des trains de permissionnaires à des conséquences majeures en termes de sécurité. Les accidents sont assez nombreux, et l’un d’entre eux, le déraillement du train de permissionnaires près de Modane dans la nuit du 12 au 13 décembre 1917, reste à ce jour le plus grave accident ferroviaire français. Dans ce train spécial de 19 voitures se dirigeant vers Chambéry et transportant près de 1000 permissionnaires revenant d’Italie, le déraillement cause la mort de plus de 800 hommes.

Et des transports amoureux

Une fois traversée l’enfer du voyage, le retour au foyer n’est pas forcément un long fleuve tranquille. Emmanuelle Cronier évoque les conséquences de l’éclatement des familles, favorisé par la guerre et le regroupement de plusieurs couples, les parents et les enfants sous le même toit. Le retour de l’homme du foyer, parfois après plus de deux ans d’absence, a pu apparaître comme une expérience traumatisante, notamment pour des enfants qui ne reconnaissaient plus leur père. Pour certains permissionnaires le retour au foyer impose parfois de se remettre au travail, en raison de la pénurie de main-d’œuvre.
Avec beaucoup de pudeur et de sensibilité, Emmanuelle Cronier évoque « le temps des retrouvailles amoureuses ». Pour les célibataires c’est évidemment la volonté de trouver « l’âme sœur » qui est une préoccupation essentielle, même s’il est difficile d’envisager la mise en place d’une vraie relation en quelques jours. Cela se traduit par un recours massif à la prostitution, avec parfois une certaine forme de dérive, des accès de violence, des vols commis par les prostituées à l’encontre de soldats.
Les permissions permettent également de régulariser des situations amoureuses par un mariage célébré pour l’occasion, à la fois pour respecter les convenances mais également pour permettre à la veuve potentielle de ne pas se retrouver totalement démunie en cas de disparition de son compagnon.
Les permissions sont évidemment pour les couples une occasion d’intimité d’autant plus intense qu’elle est rare. Certaines femmes, inhibées par une éducation traditionnelle, comme la catholique Marie-Josèphe Boussac, se découvrent comme des amantes passionnées, et leurs lettres sont sans équivoque quant au caractère torride des retrouvailles.
Certains couples ont d’ailleurs géré les retours de permissions, entre les périodes de retour de couches, pour pouvoir se livrer sans contraintes particulières à leur vie sexuelle.
Parmi les éléments qui contribuent à rendre cet ouvrage particulièrement intéressant il faut également noter les illustrations, de belle facture d’ailleurs, qui viennent enrichir le propos. Certaines de ces images appartiennent à la collection particulière de l’auteur, et il en est une que nous publions en tant que telle et qui pourrait sans doute résumer à elle toute seule la situation de ces hommes, qui n’étaient au bout du compte que des civils en uniforme. Soldats du front, engagés dans la première guerre industrielle livrée à grande échelle, ils restaient des êtres humains de chair et de sang. La fréquentation quasi quotidienne de l’horreur absolue, de l’odeur de la mort, de la vision de ces corps déchiquetés, leur laissait à penser qu’ils avaient des droits particuliers, des privilèges gagnés par leur exposition au sacrifice. La réalité vécue lors des permissions était plutôt douce-amère, entre les étreintes furtives et les retrouvailles amoureuses, entre l’oubli par l’alcool et les accès de violence, entre le ressentiment et le mépris des embusqués.

Emmanuelle Cronier nous fait découvrir un aspect particulier de la guerre, inhumaine, dans toute son humanité. C’est pour cela que c’est un grand livre, qui restera, une fois les lumières de la commémoration éteintes, comme une veilleuse sur laquelle on pourra toujours se repérer.

© Bruno Modica

http://www.emmanuellecronier.fr/