Réédition d’un ouvrage paru en 1990, cette nouvelle version de l’histoire de Vichy par François-Georges Dreyfus vient à point nommé pour apporter sa contribution à un débat récurrent depuis soixante ans. L’histoire de Vichy, celle de l’épuration qui a suivi, restent encore des sujets sensibles, surtout lorsque l’on cherche à comprendre plutôt qu’à pratiquer l’anathème. L’opportune reconnaissance par la France de sa responsabilité dans la déportation des juifs, les différents procès, Barbie et Papon et aussi le temps qui s’est écoulé, permettent à l’auteur de revisiter cette histoire de Vichy.
Bruno Modica est chargé de cours en relations internationales à l’IEP de Lille dans le cadre de la prépa ENA.

Les arguments de F-G Dreyfus pour justifier cette réédition peuvent en effet paraître convaincants, mais ils ne sont pas forcément nouveaux. Il est communément admis que les mesures des technocrates de Vichy ont largement été reprises dans le cadre de la reconstruction et ont permis de faire redémarrer l’économie française.

Il est également notoire que les chantiers de jeunesse et surtout l’école des cadres d’Uriage, ont été les viviers d’une résistance non communiste que l’on retrouve dans de nombreuses fonctions à la Libération. Cela n’excuse pas, et l’auteur a toutes les raisons de se prémunir de ce travers, la politique de collaboration.

Dans ce jeu à qui perd gagne, le Maréchal Pétain n’a rien gagné, si ce n’est d’entretenir l’illusion du double jeu, mais Hitler n’a rien gagné non plus. Pourtant, F-G Dreyfus croît en un double jeu, et il l’affirme dès son avant propos, ce qui peut paraître surprenant.

L’auteur cherche aussi à se prémunir d’un certain nombre d’attaques qui se situeraient sans doute davantage sur le terrain politique que dans la confrontation des lecteurs historiques. Il rappelle dans la préface de l’édition de 1990, ses origines, tout comme la nature de ses engagements partisans dès 1947. Dans son esprit cela lui permet de justifier des prises de positions que l’on pourrait ne pas trouver politiquement correctes ; cela est sans doute utile, mais nous attacherons plutôt, si tant est que cela est possible, à voir en quoi cette nouvelle histoire de Vichy renouvelle notre approche historique.

Première partie : Vichy avant Vichy

Dans leurs différents développements, les 170 pages de cette première partie sont extrêmement stimulantes. Le travail de F-G Dreyfus s’appuie sur un corpus documentaire varié, notamment pour ce qui concerne les travaux sur le courant réformateur des années trente, courant dont on sait qu’il a pu inspirer le Gaullisme.

Vichy avant Vichy, ce n’est pas simplement les cagoulards et autres suppôts de l’extrême droite fasciste, ce sont, sur fond de crise politique et morale de la troisième république, ces différents mouvements « transcourants » qui se retrouvent dans le rejet du libéralisme et du communisme. Cela permet à Dreyfus, et peut susciter des réserves, de parler d’anticommunisme républicain, anticommunisme qu’il retrouve au sein de la SFIO.

Il évoque aussi l’antisémitisme Républicain et trouve dans la pensée socialiste les sources de l’antisémitisme en France. Ici aussi, il est possible de s’interroger. L’antisémitisme, tel que transmis par l’Église catholique, ne trouve-t-il pas ses vraies racines dans le refus de la République ?

Les autres éclairages de cette période pré-vichyste sont plus classiques et cherchent surtout à répondre à la question : pouvait-on poursuivre le combat en Afrique du Nord. F-G Dreyfus répond par la négative. Les arguments ne convainquent d’ailleurs pas, surtout lorsque l’on évoque la rapidité avec laquelle les panzers divisions auraient pu se rendre en Espagne, franchir les Pyrénées, traverser le étroit de Gibraltar, avec le risque que la flotte anglaise, depuis Malte aurait pu faire courir à des forces débarquement allemandes. Du coup, cette démonstration de F-G Dreyfus qui explique et peut-être justifie l’armistice est largement sujette à caution.

Pour autant, cela n’invalide par pour autant le reste de l’analyse, notamment sur Mers El-Kébir. La thèse de Dreyfus présente un Churchill qui veut éviter à tout prix que les partisans britanniques de l’armistice avec l’Allemagne comme Halifax ne tirent argument de la menace que la flotte française aux mains des Allemands pourrait représenter.

Deuxième partie : le temps de la divine surprise

La périodisation de F-G Dreyfus qui commence cette seconde partie n’est pas anodine. Elle explique largement les choix de l’auteur, et dans une certaine mesure, son point de vue. On passe en effet d’un régime de Vichy qui naît de la défaite et de l’armistice, armistice forcément inévitable, à un régime bâtisseur puisque ses technocrates deviennent les inspirateurs de la reconstruction, à une dérive quand même, du totalitarisme à la nazification… On comprendra pourquoi ce type de démarche peut choquer intellectuellement et surtout politiquement.

Mais le régime de Vichy est aussi expliqué dans son fonctionnement de façon pertinente. Les différents courants qui influencent le maréchal sont vraiment disséqués et les forces sociales qui se retrouvent dans ce régime sont aussi importantes. Les deux groupes fondamentaux, catholiques et paysans, sont soumis à des évolutions multiples depuis le début des années trente…

L’analyse de Vichy sous différents aspects n’apparaît toutefois pas vraiment novatrice, dans le sens où elle ne renouvelle pas vraiment la problématique de Paxton du point de vue des informations. La politique de la jeunesse, Vichy et la lutte des classes, sont déjà largement étudiées par ailleurs. Plus inédites sans doute, les analyse sur l’action de l’Allemagne, envisagée sous l’angle culturel, avec des informations intéressantes sur les minorités linguistiques, notamment bretonne et l’annexion de fait de l’Alsace, de la Flandre Française et même de la Corse.

Troisième partie : le temps des technocrates

Dans cette réédition, il semblerait que les informations les plus intéressantes se situent dans les réflexions de l’auteur sur le rôle des « technocrates » qui seraient selon lui les initiateurs du miracle économique français durant les trente glorieuses. Dès 1940, la création par des polytechniciens des comités d’organisation, puis du plan d’équipement national, laissent augurer de la spécificité économique de la France associant secteur privé et actions incitatives de l’État avec un plan par objectifs. La décentralisation, y compris la régionalisation, trouveraient également leurs origines dans l’action de ces jeunes technocrates qui, s’empresse-t-on de souligner, traversent sans encombre la période de l’épuration.

Ce n’est pas le cas de nombreux intellectuels, dont beaucoup d’entre eux viennent de la gauche, qui se laissent facilement séduire par des sirènes allemandes, fort complaisantes il est vrai. La censure semblait pour les plus prestigieux d’entre eux, et tant que l’on restait dans le domaine des publications confidentielles, plutôt bon enfant.

En fait, les différents domaines culturels évoqués par l’auteur, le cinéma, la musique, les arts plastiques, la littérature, montrent qu’il n’ y a pas vraiment de conception politique de la culture sous Vichy, sans doute parce que, selon Dreyfus, ce régime, n’est pas, jusqu’en 1942, totalitaire. Même les chantiers de jeunesse sont plus analysés sous l’angle du scoutisme, dont certains de leurs dirigeants sont issus, que comme un véritable encadrement de la jeunesse de type fasciste. L’école des cadres d’Uriage, conçue dès l’origine par Dunoyer de Seconzac, comme un moyen de penser à la revanche en est sans doute l’illustration évidente.

A cet égard, on pourrait peut-être regretter que l’ouvrage ne soit pas organisé différemment. En effet, le lien entre les chapitres de la première partie, Vichy avant Vichy, le rôle d’Emmanuel Mounier de la revue Esprit, et les analyses sur cette école des cadres et son impact dans le monde intellectuel, aurait sans doute était mieux éclairé.

Au niveau des apports de cet ouvrage on notera aussi la très intéressante analyse sur les causes du complot qui conduisent à l’éviction de Laval en décembre 1940. Le basculement entre un Vichy pro-allemand avec Laval en passant par un Vichy pro-anglais avec Pierre-Etienne Flandin, conduisent finalement à ce choix en faveur de l’amiral Darlan. Ce dernier est présenté sous un jour plus favorable malgré ses erreurs lors de l’intervention des troupes allemandes en Syrie qui conduit des troupes françaises à s’opposer directement.

La France est en tout état de cause la grande perdante de ces négociations avec Hitler qui conduisent à la signature des protocoles de Paris en 1941.

En fait, le personnage qui est sans doute dépassé par la situation, et qui n’avait pur toute arme face à des partenaires allemands sans scrupule que la haute idée qu’il se faisait de son honneur d’officier.
C’est pourtant sous sa responsabilité que les décisions les plus répressives commencent à être prises, notamment la création des tribunaux d’exception, appelés sections spéciales. Le bilan pourtant de ces 14 mois de gouvernement ne sont pas jugés de façon négative par l’auteur qui parle d’un jeu de bascule entre plusieurs composantes du maréchalisme à la collaboration ultra.

Quatrième partie : Vichy entre la collaboration et la totalitarisation

Le retour de Pierre Laval peut-être considéré comme un tournant dans l’histoire de Vichy. Pour autant, l’auteur pense que le chef du gouvernement cherche à finasser et à traiter d’égal à égal avec les allemands. Il évoque en particulier son action de protection des francs maçons et des juifs français, « quitte à livrer les apatrides… ». Chacun appréciera mais on peut tout de même se sentir un peu choqué.

Laval est en fait persuadé de la victoire finale de l’Allemagne et des risques de soviétisation de l’Europe. Il croit pouvoir intéresser les anglo-saxons, et surtout les Américains, à l’idée d’une paix blanche en Europe, avec en prime une occasion de jouer un rôle d’intermédiaire entre les États-Unis et Hitler. L’auteur insiste souvent sur le républicanisme de Laval, un républicanisme non démocratique, un peu à l’image du Mussolini de la première période du fascisme.

Ce qui peut surprendre tout de même dans cette réédition est l’absence de lien logique entre cette volonté de jouer double jeu et en même temps la molle résistance, pour ne pas parler de dure complicité dans certains cas, face aux exigences allemandes pour la question juive. Lorsque Eichman lance l’opération Vent de Printemps, l’arrestation simultanée des juifs de Bruxelles, d’Amsterdam et de Paris, la police française est clairement mise à disposition, fichiers des juifs compris, de la Gestapo.

Bien entendu, et de façon irréfutable, il est clairement établi que Laval n’ignorait pas ce qui se déroulait à l’Est, dans des camps d’extermination.

La situation évolue enfin avec la généralisation de l’occupation et les débuts de la totalitarisation du régime après l’opération Torch, le débarquement allié en Afrique du nord. La résistance intérieure se développe, le processus d’unification de la Résistance conduit par Jean Moulin contribue à son développement, tout comme l’action du gauleiter Sauckel dont les exigences en main d’œuvre favorisent le développement des maquis.

Dans la dernière partie de cet ouvrage, François-Georges Dreyfus reprend largement à son compte l’analyse de Henri Amouroux, dans la vie des français sous l’occupation, sur l’impitoyable guerre civile. Résistance contre milice, terrorisme et contre terrorisme, car c’est ainsi que l’on peut qualifier certaines actions menées de part et d’autre, surtout lorsque la Résistance mène des actions ciblées contre des fonctionnaires d’autorité, préfets ou sous-préfets, coupables de favoriser la répression allemande et milicienne.

Pour autant, comment expliquer que l’on rappelle que Maurice Papon pour sa part, n’avait pas été dénoncé en tant que tel pour les actions qui lui ont valu d’être condamné pour complicité de crime contre l’humanité à dix ans de détention ?

La fin du régime de Vichy est marquée par un sursaut du Maréchal, cherchant à se détacher de Laval, avec un projet de constitution de type présidentialiste, comme le rappelle l’auteur gaulliste de cette histoire de Vichy, ainsi que par la nazification du régime. Laval essaie de résister à la volonté allemande de constituer un gouvernement Français en exil, même si cela conduit à Sigmaringen. Entre temps, la milice, Darnand et autres ultras de la collaboration ont essayé jusqu’au bout de retarder leur inévitable défaite.

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