« La Loire portant bateaux » est le beau titre qu’Yves Lecoeur a choisi pour nous raconter comment le fleuve fut continuellement aménagé et entretenu pour permettre, à la remonte comme à la descente, le transport d’hommes et de marchandises induits par les ports coloniaux de la côte atlantique.

Ce trafic, en se superposant aux usages traditionnels de la navigation ligérienne, posait la question des travaux à entreprendre pour tenir en lisière une Loire « douce, quand il lui plaît, quand il lui plaît si fière ». On le voit, on est ici loin de l’image du « dernier fleuve sauvage d’Europe » mise en dès la fin du XXe siècle par les offices de tourisme et les opposants aux aménagements fluviaux. La Loire a toujours été anthropisée à défaut d’avoir été canalisée.

Cet ouvrage se place sous les auspices du géographe Roger Dion qui publia une « histoire des levées de la Loire » à une époque où l’on ne parlait pas encore de géohistoire. En s’inscrivant dans ce sillage, Yes Lecoeur dépasse les traditionnelles études sur les aléas et le développement du commerce ligérien en l’associant non seulement aux conditions de navigation mais aux travaux entrepris par les acteurs riverains et l’État pour en améliorer la navigabilité, même si le terme d’aménagement n’avait pas le sens planificateur de l’espace que nous lui connaissons aujourd’hui.

Cette étude ligérienne s’inscrit dans le temps long de deux siècles et dans le large espace du bassin versant communiquant avec le reste de la France. L’auteur développe son récit et son argumentation en trois moments :

La première partie dresse le portrait de « La Loire d’Ancien Régime », une époque où tout et tous se coalisent pour porter à son apogée l’activité commerciale du fleuve stimulé par le commerce atlantique.

Vient ensuite « La Loire des révolutions : les défis de la modernité : 1789-milieu du XIXe siècle ». C’est à un double défi que le fleuve doit faire face, les guerres révolutionnaires et impériales perturbent le commerce colonial qui avait fait sa prospérité. La vaporisation a des effets ambivalents, les navires à vapeur si prometteurs soient-ils nécessitent de nouveaux aménagements et vers 1850 la concurrence du chemin de fer conduit les défenseurs de l’axe ligérien à envisager d’autres développements. Malgré ce volontarisme ligérien arrive le temps de la :

« Loire délaissée, Loire imaginée (milieu du XIXe siècle-1921) » Non seulement la Loire n’est plus de taille à lutter contre la concurrence mais elle joue de malchance, les crues successives conduisent à l’abandon d’aménagements coûteux pour se limiter au seul entretien d’un chenal navigable. Les réalisations et les projets de canaux sont inpuissants à enrayer le déclin de l’activité. La Loire délaissée devient une Loire imaginée.

 La Loire d’Ancien Régime

Après une présentation de l’étendue et des contraintes de « l’arbre hydrographique » de la Loire qui rappellera à certains les belles descriptions de la vieille géographie scolaire aujourd’hui négligées, l’auteur présente les flux de marchandises qui parcourent le fleuve à la descente et à la remonte dans un système complexe jouant avec les caprices navigatoires et les emboîtements d’échelle. Les marchands orléanais, puis nantais à leur suite étant les plus habiles à maîtriser l’ensemble de ces délicats paramètres. Jusqu’à la Révolution, les frets vers l’amont sont plus massifs que ceux vers l’aval, même si le commerce colonial en se développant compense une partie du déséquilibre. Après Orléans, le trafic de remonte diminue fortement.

Le sel des marais bas bretons et le sucre des îles sont les deux principaux frets de remonte, mettant en jeu une échelle inter-provinciale pour le premier et une échelle internationale pour le second. Le commerce saunier se caractérise surtout par une double activité de surveillance et de contrebande puisque le minot de sel qui est taxé à 3 livres en Bretagne, coûte 61 livres en Berry, pays de grande gabelle. Le sucre des îles a fait la fortune et la réputation d’Orléans où, à la Révolution 24 raffineries assurent la moitié de la production nationale dont 80 % remonte par route sur Paris.

A la descente le bois et le charbon et la métallurgie, du Nivernais à l’Auvergne, se taillent la part du lion. Yves Lecoeur souligne le rôle de la marine royale dont la commande stimule la circulation des mats, des ancres, canons et autres boulets vers les arsenaux atlantiques. Des marchands orléanais, comme les Miron dont l’auteur a analysé la correspondance, jouent un rôle essentiel pour concentrer et redistribuer à leur correspondants nantais un catalogue impressionnant de quincaillerie, dinanderie, fromages suisses et comtois et blés de Beauce dont une bonne partie est exportée vers les colonies. Le commerce des vins donne lieu à un trafic divergeant. Ceux réputés d’Orléans partent sur Paris via le canal de Briare à moindre coût, ceux d’amont descendent le fleuve, sans oublier le fameux vinaigre d’Orléans.

Dans le paragraphe suivant Yves Lecoeur analyse l’organisation de l’axe ligérien dont les deux points d’ancrage majeurs sont Nantes pour l’entrée maritime et Orléans qui détermine les segments d’amont d’aval qui se poursuit jusqu’à Roanne. A travers eux le sucre des îles descend jusqu’à Lyon alors que les huiles de Provence et de Ligurie empruntent le chemin inverse. Sur le segment Nantes-Orléans, un chapelet de villes portuaires, situées aux confluences de bassins et de routes majeures sont autant de points de rupture de charge pour le déchargement comme pour le drainage des produits locaux. A Angers, Saumur et Chinon arrivent les produits agricoles et artisanaux de l’arrière pays. Châtellerault sur la Vienne s’ouvre sur le Poitou et sert de relai vers les ports charentais. Orléans se trouve ainsi en relation avec Rochefort et La Rochelle. Rappelons que la route la plus active du royaume, jusqu’à la Révolution va de Paris à Orléans et au-delà devient la route d’Espagne.

Le transport de voyageurs se pratique sur la Loire sur des Toues, bateaux agrémentés d’une cabane. C’est dans les auberges le long du fleuve que se négocie le voyage, quatre jours de navigation pour aller d’Orléans à Nantes dans des conditions qui reposent des cahots et des fatigues de la route. Sur le segment oriental du fleuve, des coches d’eau couvrent le parcours entre Roanne et Paris, via le canal de Briare.

Le deuxième chapitre est consacré à l’art de naviguer en Loire. Yves Lecoeur rappelle tous les pièges tendus par le « fleuve sauvage » : forte pente, débit irrégulier, bancs de sable et crues majeures, absence de mouillage et brouillards persistants. Moins connu est le risque navigatoire causé par les usages riverains du fleuve, pieux et filets des pêcheries, lavage des textiles ainsi que l’activité des moulins sur bateaux qui encombrent une partie du fleuve. Le reste du chapitre est consacré pour l’essentiel aux bateaux de Loire, richement illustré à partir des collections du Musée de la marine de Loire de Chateauneuf. Les travaux de l’archéologie fluviale sont ici précieux pour en étudier la construction, le plus souvent à fond plat. Leur variété et leurs aptitudes s’adaptent aux contraintes du fleuve, ainsi les chalands appelés gabares n’utilisent de hautes voilures qu’à la remonte pour profiter des vents d’ouest. Dans l’autre sens on navigue au courant en s’aidant de la « piautre », un long gouvernail oblique pouvant atteindre entre le tiers et la moitié de la longueur du bateau. De longues perches ferrées servent à maintenir la direction. A côté de ces chalands qui mesurent jusqu’à 30 mètres de long sur trois de large existent des barques de 20 et 10 mètres (les toues) qui assurent le transport local ou remontent les affluents. Les plus originaux de ces bateaux sont sans doute les sapines qui descendent la Loire du Forez jusqu’à Briare et Paris où elles sont vendues et démontées. Le trajet de leurs mariniers avait été décrit par Fernand Braudel dans l’identité de la France. Plus de 250 000 de ces embarcations auraient été construites pour un unique voyage depuis le début du XVIIIe siècle, alors que les gabares ont une durée de vie d’une dizaine d’année.

L’adaptions des bateaux aux contraintes du fleuve ne suffit pas au succès du trafic il faut aussi le savoir naviguer des mariniers et l’esprit d’entreprise des transporteurs, les « voituriers d’eau » et des marchands qui investissent dans ces bateaux, pour les construire et les entretenir. Le tonnage transporté fait du trafic fluvial une activité qui spécule sur des gains supérieurs à ceux du trafic routier, à la fois complémentaire et concurrent. Tous ces points sont abordés dans la dernière partie du chapitre. Les trains de bateaux qui associent jusqu’à huit chalands assurent la massivité du fret transporté mais demandent un savoir faire complexe pour l’usage de la voilure, le guidage et le passage des ponts. Le bois du nivernais destiné au chauffage parisien est aussi conduit par trains flottés jusqu’à la capitale. Les basses eaux et l’absence de vent sont des défis que les mariniers ligériens ont appris a relever soit en perçant des chenaux dans les hauts-fonds soit en utilisant le halage.

Le savoir-faire ligérien ne se limite pas à la navigation, Yves Lecoeur montre qu’il existe aussi un  écosystème logistico-commercial  au sein duquel l’expéditeur, le transporteur et le marchand commanditaire doivent trouver un équilibre entre coût, rapidité et sécurité du fret pour garantir à chaque acteur un gain suffisant et, à terme, assurer la pérennité du système de plus en plus concurrencé par les progrès de la route à la veille de la Révolution. 25 000 km de voie ont été construits par les Ponts et Chaussée, y compris le long de l’axe ligérien. Toutefois le transport de marchandise garde un avantage de coût trois fois inférieur à celui de la route et reste le mode logistique dominant à la descente et à la remonte jusqu’à Orléans. Le choix du roulage ne se justifie que par le besoin de rapidité ou la valeur élevée des marchandises transportées.

Le dernier chapitre de cette première partie intitulé « aménagement et entretien de la voie navigable » est à coup sûr l’un des plus novateur de cet ouvrage car il fait intervenir un nouvel acteur, l’État monarchique et son ambition d’améliorer par des travaux la navigabilité du fleuve en mobilisant les ingénieurs des Ponts. Au XVIIIe siècle, on passe doucement de « la Loire des marchands à la Loire des ingénieurs ». L’entretien des digues et le balisage du fleuve relève désormais des ingénieurs des « Turcies et levées1 » sous le contrôle des intendants des généralités riveraines du fleuve. Les villes et les compagnies de marchands et de voituriers sont progressivement dépossédés de leur pouvoir d’aménageurs. Le balisage du chenal navigable sur un fleuve capricieux est un travail quotidien qui consiste à entretenir et à rectifier le balisage annuel. Les « turcies et levées » y consacrent 8 % de leur budget annuel.

Le rôle des levées va bien au-delà de la protection des terres agricoles, elles empêchent le fleuve de divaguer, elles permettent par leur extension vers l’amont d’augmenter les segments de navigabilité jusqu’à Roanne. Enfin de petites digues submersibles construites dans le lit mineur stabilisent le chenal navigable. Au XVIIIe siècle, les villes de Nantes à Orléans remodèlent leurs rives en créant de prestigieux quais empierrés.

Cette première partie s’achève sur le grand dessein qui serait d’interconnecter, par des relais de canaux le bassin ligérien aux autres bassins fluviaux. L’auteur fait état de huit projets dont aucun n’est réalisé. Seule la liaison Loire-Seine par le Loing est réalisée, dès la fin du XVIIe siècle grâce au canal de Briare en amont de Gien, puis renforcée par le canal d’Orléans qui au début du siècle suivant rejoint le Loing au nord de Montargis. Briare étant l’exutoire du trafic descendant et Combleux en amont d’Orléans celui du trafic remontant. Cette position ne va pas sans problème car la navigation entre Orléans et Combleux n’est pas toujours aisée.

La Loire des révolutions : les défis de la modernité (1789-milieu du XIXe siècle)

Cette double révolution qui affecte l’essor ligérien est celle de la révolution qui par la réorganisation administrative et les guerres affectent l’essor ligérien. C’est ensuite le développement de la vapeur qui remet en cause les conditions traditionnelles de la navigabilité.

Yves Lecoeur décrit la crue dévastatrice de l’hiver 1789 qui submerge les campagnes et creuse des brèches dans les levées, elle marque un point d’entrée chronologique dans une période troublée. Il montre que la réorganisation administrative de la France en 83 départements a des effets sur la gestion du fleuve en émiettant les pouvoirs et en empêchant de raisonner à l’échelle du bassin fluvial, d’autant que le service des turcies et levées est supprimé et que les Ponts et chaussées sont réorganisés. La suppression des péages prive l’entretien du fleuve d’une source de financement habituel. En 1802, comme sur sur les routes, un octroi fluvial sera établi.

Sur l’impact des guerres révolutionnaires l’auteur apporte des nuances nécessaires. Bien entendu le commerce colonial du sucre et du café s’effondre après la révolte de Saint-Domingue en 1791 et les effets du blocus continental. A Orléans une dizaine de raffineries doivent cesser leur activité. Le commerce descendant à destination des îles est lui aussi réduit. C’est donc le grand commerce colonial à longue distance qui souffre, en revanche l’activité interportuaire entre Nantes et Orléans reste active et la guerre fourni d’autres opportunités. L’armement des navires, développe la métallurgie nivernaise, le transport du bois et du charbon. Le sel, désormais libéré des taxes continue de remonter le fleuve. Le changement d’échelle est aussi un changement de point de vue selon les produits concernés.

Pourtant deux villes-portuaires ont décliné pendant cette période. Orléans a perdu son avantage sucrier au profit de Paris, la route de Paris à Tours contourne désormais l’axe majeur qu’était la route d’Espagne. En amont Roanne, point terminal de la remonte est pénalisée par la nouvelle route vers Lyon et l’ouverture du canal du centre entre Digouin et Chalon.

Le chapitre suivant s’ouvre sur une question « l’ère de la vapeur, un nouvel âge d’or ? 1815-1850 ». La formule pourrait paraître rhétorique pour ceux qui connaissent la fin de l’histoire, elle se pose différemment pour les acteurs fluviaux de l’époque, les bateliers n’attendent pas leur fin inéluctable ils continuent leur activité, les sapines toujours aussi nombreuses remontent l’indispensable charbon par Briare. La marine à voile se perfectionne : des bateaux à gouvernails ferrés, avec de hautes voilures qui portent le nom significatif « d’accélérés ». Dans de bonnes conditions ils remontent de Nantes à Orléans en cinq jours, privilégiant la vitesse au tonnage, ils offrent une alternative aux trains de chalands traditionnels plus lents et plus lourds.

Les premiers navires à vapeur apparaissent vers 1820 à Nantes, ils remontent lentement le fleuve pour apparaître au-delà de Moulins vers 1840. Le succès de ces bateaux tient surtout au transport de voyageurs et sont nombreux dans la partie basse du fleuve, entre Nantes et Angers. En amont les étiages estivaux limitent leur pénétration, la question du tirant d’eau est fondamentale, elle doit être très inférieure à un mètre pour naviguer en amont d’Orléans. Les bateaux en bois sont souvent trop lourds. Le problème ne sera résolu qu’au milieu des années 1830, où les navires en tôles de fer inspirés des modèles anglais font leur apparition. Le Vulcain, long de 30 mètres transporte 80 passagers de Nantes à Orléans avec un tirant d’eau de 30 cm en 1836. Ce n’est que le début d’une course à la capacité et au confort menée par des sociétés par actions comme celle des « inexplosibles » qui peut transporter jusqu’à 250 passagers comme le bien nommé « Denis Papin ». Ces voyages donnent naissance à toute une littérature touristique et renouvellent le regard sur les bords de Loire. Pour le transport des marchandises il faudra attendre la mise en services de remorqueurs à vapeur. Ceux des mines de Blanzy tirent au milieu du siècle d’importantes péniches de charbon. L’auteur analyse ensuite la mise en place de la surveillance administrative et la réglementation préfectorale pour assurer la sécurité de ce trafic croissant. En 1845, le transport du fret à la voile, quoique plus lent reste moins onéreux que la vapeur, au milieu du siècle les coûts s’équilibrent. L’auteur présente toute une série de tableaux qui comparent les coûts, le trafic par segment de Loire.

Le chapitre 6, qui clos cette deuxième partie est consacré à la reprise des projets de canaux il s’intitule « le triomphe des ingénieurs ». Sous la restauration les Ponts et chaussées reprennent l’initiative en renforçant les liaisons interfluviales avec la Seine et le Rhône. L’enjeu est aussi d’améliorer la navigabilité du fleuve soit par le percement de canaux latéraux, soit par le renforcement de digues submersibles ou de duits (énormes épis de pierres) qui régularisent la circulation. L’idée générale de ce chapitre est de montrer que les aménagements ne relèvent pas du coup par coup mais se veulent globaux. Ils ouvrent les ports et favorisent l’anthropisation du Val pour reprendre la formule employée par Yves Lecoeur.

Loire délaissée, Loire imaginée (milieu du XIXe siècle-1921)

En 1843, le chemin de fer arrive à Orléans, mais c’est surtout l’extension du réseau vers Tours et Nantes qui double la route précipite le déclin ligérien. Cette irruption d’un nouveau mode de transport n’entrave pourtant pas les travaux sur le fleuve. Les ingénieurs des Ponts continuent la construction de digues submersibles qui doit assurer un chenal constant aux navires à vapeur. Les mariniers contestent l’utilité de ces travaux qui handicapent le halage indispensable aux basses eaux et déplacent les bancs de sable. Aux aménagements globaux pensés à l’échelle du fleuve, les transporteurs préfèrent les interventions ponctuelles, sur des secteurs qu’ils connaissent bien, au gré des besoins et des caprices du fleuve. L’opposition entre mariniers et ingénieurs ne se manifeste que sur les projets de travaux. En ce qui concerne l’entretien du fleuve et l’amélioration de la navigabilité le rôle des Ponts et chaussées est déterminant voire novateur, comme l’utilisation de barrages flottants en toile pour canaliser l’au dans le chenal navigable. En 1840, un service spécial de « cantonniers de Loire » est crée. Il prend en charge le balisage et son maintien quasi quotidien de Nevers à la mer. Chaque cantonnier surveille ainsi une portion de rivière d’une dizaine de kilomètres. L’autre grand domaine d’intervention destiné à l’amélioration de la navigabilité est le chevalage2. C’est une opération qui consiste à draguer les fonds pour maintenir un chenal. La vapeur apporte sa puissance mais ne supprime pas l’obligation de ce travail de Sisyphe.

Les effets de la révolution ferroviaire ne sont pas immédiats. Yves Lecoeur parle plutôt d’un long étouffement. Les lignes perpendiculaires : Paris-Orléans et Saint-Etienne-Roanne, en débouchant sur le fleuve renforce son rôle pour le transport des marchandises vers la capitale ou du charbon sur le fleuve. La voie ferrée est plus rapide et plus sûre, mais le fleuve reste d’un coût inférieur surtout à la descente. C’est le transport des voyageurs qui est le premier affecté. Au mitant du XIXe siècle, la messe est dite, de Nantes à Nevers et Moulins les lignes de paquebots à vapeur ont disparu. Il ne restera plus sur le le fleuve que des transports locaux ou touristiques.

Pour les marchandises, le déclin est progressif et régulièrement inéluctable. Malgré la difficulté à trouver des données pour établir des statistiques cohérentes, l’auteur avance que le tonnage kilométrique est divisé par cinq entre 1848 et 1870. Pour les pondéreux le tableau est plus contrasté, le transport du bois résiste mieux que les ardoises d’Angers qui à la veille de la première guerre mondiale sont transportées par chemin de fer à 89 %. Le transport du charbon subi la double concurrence du chemin de fer et du canal qui court-circuite le traffic en amont de Roanne. Les sapines sont de moins en moins nombreuses. Tout le fleuve est touché. A Orléans, seul le vinaigrier Dessault, proche des quais, continuera pendant longtemps à confier son fret à la Loire.

L’avant-dernier chapitre fait le récit de la crise de l’aménagement ligérien. Celle-ci est ponctuée et accélérée par trois crues « centenales » majeures qui se répètent tous les dix ans en 1846, 1856 et 1866. La seconde brèche les levées de Ponts de Cé à Nevers, plus de 3000 hectares de terres sont endommagées du bec d’Allier jusqu’à Nantes. Ces catastrophes remettent en cause la priorité donnée pendant des décennies à la navigabilité. Les critiques se portent surtout sur le réseau de digues submersibles qui en contraignant le chenal favorisent une hausse rapide des crues. Pour y remédier on installe des déversoirs en abaissant une partie des levées pour permettent l’écrêtage contrôlé des hautes eaux guidées en contre-bas par une pente régulée. La politique de construction des digues submersibles est progressivement abandonnée à partir des années 1860, on ne les envisage plus que pour la protection des zones urbaines. L’État investit moins et justifie ce choix par la diminution du trafic. Yves Lecoeur analyse dans ce chapitre des derniers grands projets protecteurs.

De la fin du second Empire à la troisième république les projets de canaux renaissent sans aller toutefois couvrir toute la Loire maritime. La principale modification vient surtout du plan Freycinet et de la mise au gabarit des canaux existants. Les travaux s’étalent sur une dizaine d’année. Les franchissements entre le fleuve et les premières écluses restent un obstacle il est en partie résolu par le touage. Entre Orléans et Combleux, les bateaux sont remorqués par cables dans les deux sens. Ce système est abandonné en 1896, à l’ouverture du pont-canal de Briare qui permet de traverser le fleuve quelque soit le niveau de l’eau. L’auteur souligne que ce dernier aménagement consacre le déclin de la navigation ligérienne. Pas de barrages régulateurs pas de canal latéral continu, le fleuve échappe à la canalisation mais acquiert le charme d’un attrait touristique.

Le dernier chapitre du livre porte un regard sur la Loire de la Belle Époque qui est selon l’auteur le temps des « illusions et des divisions ».

A l’aube du nouveau siècle la navigation n’a pas disparu, elle se concentre sur la partie maritime puis disparaît après Briare. En revanche la plaisance se développe sous l’impulsion de sociétés sportives, du Touring-club de France et de yachts privés.

Pourtant les partisans de « la Loire navigable » ne désarment pas, ils se constituent en lobby « loiriste » et s’opposent à un autre groupe de pression « les canalistes » qui de leur côté poursuivent leur combat. Yves Lecoeur retrace quelques épisodes savoureux de leur affrontement et de leurs efforts propagandistes tant dans la presse locale qu’auprès des pouvoirs publics. Les « Loiristes » sont organisés en comités locaux échelonnés sur le fleuve, celui de Blois est présidé par le chocolatier Poulain qui a regroupé autour de lui tout ce que le Blésois compte d’industriels et de négociants, une véritable chambre du commerce. Les « Canalistes » finissent par obtenir des autorités la mise à l’étude d’un nouveau projet pour la partie aval du fleuve. Le coût élevé d’une telle entreprise ne permet pas d’aller plus loin. Encore une fois, on s’en remet aux travaux de régularisation, mais c’est loin d’être un éternel retour de balancier. A chaque époque, les ingénieurs essayent d’intégrer les progrès qui ont été appliqués avec succès ailleurs sur le Rhône et la Garonne. Le chenal devient plus sinueux, fait de courbes qui s’adaptent mieux aux caractéristiques physiques du fleuve. Les modifications profitent surtout à la basse Loire, la partie amont ne représentant plus un enjeu suffisant. La dernière partie du chapitre est consacrée à l’analyse des derniers travaux entrepris qui donnent en partie raison aux deux clans en faisant là le choix du canal, ailleurs celui de la navigabilité.

La conclusion de l’ouvrage rappelle comment le passage d’un système de navigation spécifique à la Loire s’est progressivement modifié dès la fin de l’Ancien Régime par l’indispensable ouverture sur les autres bassins fluviaux. A ce titre les Ponts et chaussées ont joué un rôle majeur. L’ouverture c’est aussi la concurrence des autres moyens de transport, la route puis le chemin de fer et, à ce jeu, l’axe ligérien n’était pas de taille à rivaliser. Les aménagements sont progressivement abandonnés jusqu’à donner aujourd’hui l’image d’un fleuve sauvage alors que toute son histoire montre que les hommes ont cherché à le contrôler à défaut de pouvoir le domestiquer.

La lecture de ce livre reste très agréable et riche d’enseignements, elle ne doit pas rebuter ceux qui ont peur des paragraphes techniques. La présentation est aérée. L’auteur et l’éditeur ont eu la bonne idée dans tous les paragraphes de mettre de nombreux encadrés sur des personnes ou des sujets spécifiques qui sont toujours des mises au pont bien venues. Enfin il faut souligner la qualité et l’abondance des illustrations. Il y a bien sûr un glossaire, indispensable, en raison de l’importance des termes techniques. Peut-être aurait-il fallu ajouter une chronologie des aménagements et faits majeurs pour un récit qui embrasse deux siècles. Un beau livre d’histoire et de géohistoire.

Pour les clionautes Claude Robinot

 

1 Les turcies sont les formes anciennes des levées, formées d’un enchevêtrement de bois et de terre, alors que les levées sont empierrées.

2 Deux bateaux parallèles portent un chevalis armé de treuils qui activent le draguage. Les exédents de terre sont repoussés sur les côtés.