Charles Serfaty entreprend avec cet ouvrage un panorama de l’histoire économique de la France de la Gaule à aujourd’hui. Avec un sens aiguisé de la synthèse et de la formule, il propose un ouvrage riche en informations.

L’auteur, le projet et la méthode

Charles Serfaty enseigne à l’Ecole d’économie de Paris et il s’agit ici de son premier ouvrage. L’auteur rappelle que la seule synthèse jusque-là disponible est « L’histoire économique et sociale de la France » en cinq volumes dirigée par Fernand Braudel et Ernest Labrousse dans les années 70. L’autre ouvrage de Fernand Braudel « L’identité de la France » est resté inachevé. Croiser les sources et les approches est un des objectifs de ce livre. L’auteur souligne que certaines césures politiques ne sont pas de véritables ruptures économiques. L’ouvrage comprend un important appareil de notes, avec plus de soixante-dix pages, ainsi qu’une bibliographie d’une trentaine de pages.

Gaules celtique et romaine : discontinuité politique et continuité économique (600 av. J-C.-200)

La Gaule avant Jules César est un pays tourné vers la Méditerranée. Il ne faut pas surestimer l’écart économique et technique qui existait entre Gaulois et Romains. Les Gaulois, par exemple, amélioraient le sol grâce au fumier. L’axe le plus important était celui qui relie la Méditerranée à la Bretagne en passant par Arles, en remontant le Rhône jusqu’à Lyon puis la Saône et enfin en allant jusqu’à la Seine. L’Empire romain se caractérise par le commerce et le jeu de la spécialisation plutôt que par les innovations. Dans le domaine agricole, la Gaule a peut-être plus appris à Rome que l’inverse. L’apogée démographique fut atteint vers 150, avant la peste antonine.

La lente mort de la Gaule romaine (200-850)

Les villes occidentales se dépeuplèrent. Au début du IV ème siècle, Rome comptait 800 000 habitants et, en 530, 60 000 habitants. La malaria était présente dans les grandes villes romaines. Depuis la prise de Carthage par les Vandales en 439, la sureté de la Méditerranée n’était plus assurée. L’économie carolingienne était une économie « déméditerranisée ». Le paysage gaulois s’est beaucoup modifié après le V ème siècle il s’est de nouveau enforesté. Dans les siècles qui suivirent l’effondrement de Rome s ‘était formé un système productif qui se montrerait capable de dégager à terme d’importants surplus agricoles pour enrichir l’Eglise, l’aristocratie, et permettrait une renaissance urbaine.

Le grand défrichement (850-1300)

Le moulin à eau avait été découvert et utilisé sous l’Empire romain. La nouveauté n’était donc pas l’invention de ces techniques mais leur adoption massive en Europe. Les foires ou marchés devinrent une institution économique de référence. A partir de Philippe II, il se forma une véritable administration, nourrie des revenus de domaines nettement plus larges. La Méditerranée était redevenue  ce qu’elle avait cessé d’être au temps de Charlemagne, une zone d’échanges commerciaux denses où les Italiens étaient dominants. Les premiers budgets de France dont nous disposons datent du XIII ème siècle, ce qui signale déjà le développement d’une comptabilité. L’âge d’or capétien, autour du règne de Saint Louis, est la seule période où le revenu par habitant français ait dépassé l’anglais jusqu’au XX ème siècle.

Naissance d’une taxation (1300-1450)

Les deux principaux concurrents de l’impôt royal étaient la dîme de l’Eglise et les prélèvements féodaux. Au XIV ème siècle, la naissance de l’impôt national s’inscrit dans un contexte mouvementé. La convocation des Etats généraux apporta plus d’ergotages que d’impôts. Entre 1350 et 1450, la France, comme le reste de l’Europe, a vécu avec deux fois moins d’habitants qu’avant la peste.

Une France immobile ? (1450-1650)

La « Renaissance » européenne fut marquée par la construction des premiers empires coloniaux. L’Europe, qui ne représentait que 6 % de la surface continentale terrestre vers 1450, en dominait 35 % en 1800. Il n’y eut, à l’échelle de ces deux siècles, pas de croissance. A une époque où les coûts de transport étaient bien plus élevés qu’aujourd’hui, il ne faut pas exagérer l’importance des premiers empires coloniaux d’un point de vue économique. Le véritable trésor de l’Amérique n’était pas la monnaie sonnante et trébuchante, il résidait dans ses plantes : la pomme de terre et le maïs ainsi que la tomate et le piment. Avant Gutenberg, un livre de 25 pages valait plusieurs mois de travail salarié ; un seul après son invention ; en 1550, il valait une journée de travail.

La modernité des Lumières (1650-1789)

Dans l’agriculture qui restait le principal secteur d’activité, le progrès provint d’abord du développement du commerce intérieur, grâce auquel les différentes régions pouvaient se spécialiser de plus en plus. Il fallut attendre le XIX ème siècle pour que les progrès de la chimie aboutissent à une modification radicale des pratiques. Le commerce favorisait les manufactures et la spécialisation notamment dans les vignes. Le commerce extérieur et particulièrement le nouveau commerce colonial connut un essor impressionnant au XVIII ème surtout aux Antilles. A la veille de la Révolution, les importations représentaient 10 % du PIB dont une part importante provenait des colonies. L’auteur évoque également le système de Law et son échec. La capacité réformatrice de la monarchie en ressortit diminuée.

Une crise de dette souveraine (1789-1815)

La dette représentait 80 % du revenu national annuel alors que les recettes royales équivalaient à 8 % du PIB et les dépenses à 10 % en 1788. Cela représente, note l’auteur, près de six fois moins qu’en 2023. Dans les années 1780, deux problèmes affectèrent l’économie française : une crise de la manufacture et de mauvaises récoltes. Dans la France entière, les inégalités sont restées stables malgré les prétentions égalitaires de la Révolution française. La revente des biens nationaux a permis des progrès économiques dans les quelques décennies qui suivirent la Révolution.

L’enrichissement du monde (1815-1914)

Entre 1800 et 1900, le revenu par habitant a triplé en France. Entre 1800 et 1840, le temps de trajet entre la capitale et la plupart des grandes villes du royaume pour un voyageur sans bagage lourd fut divisé par deux. Le corps des Ponts et Chaussées joua un rôle majeur dans cette politique. Tandis que l’installation de diligences divisait par deux ou trois les temps de trajet des voyageurs pressés, le chemin de fer, capable de transporter des marchandises, les divise de nouveau par cinq. On apprendra peut-être que la France produisait plus de 40 % du volume mondial de vin dans les années 1870. Par ailleurs, bon nombre de banques universelles créées à cette période existent encore aujourd’hui, les faillites furent nombreuses autant que retentissantes dans la deuxième moitié du XIX ème siècle. L’évolution du commerce sous le Second Empire montre une France qui a entamé sa mondialisation commerciale. L’auteur revient sur certains mythes car l’école ne permettait pas plus qu’aujourd’hui au fils de paysan d’intégrer l’Ecole normale supérieure. La méritocratie républicaine a davantage résidé dans l’ouverture de positions plus variées à la bourgeoisie que dans le renouvellement de l’élite économique et politique.

La guerre de trente ans (1914-1944)

La crise, même si elle n’a pas commencé par des désastres comparables à ceux qui frappèrent l’économie américaine, s’éternisa dans le pays et se traduisit en de graves et futiles divisions politiques. En 1918, la France était, devant l’Allemagne, le pays européen ayant le plus souffert de la guerre sur le plan économique. La crise et la Seconde Guerre mondiale illustrent l’importance de l’empire colonial. Pendant la crise, il fournit un marché captif ; pendant la guerre, il fournit ses premiers territoires à la France libre et lui donna une grande partie de son contingent et de ses ressources. La France connut sa phase de croissance la plus rapide alors qu’elle perdait progressivement toutes ses colonies. La fonction économique le plus importante de l’empire fut l’immigration en métropole. L’auteur revient en détails sur les mécanismes de la crise de 1929 en France.

Des Trente Glorieuses à nos jours (1944-2022)

L’espérance de vie augmenta de presque dix ans et le PIB par habitant fut multiplié par 2,5 entre 1950 et 1974. Le niveau de vie des ouvriers s’améliora. L’ouvrier habitant un immeuble de béton des années 1960 disposait d’un appartement mieux chauffé que le Versailles de Louis XIV. La France adopta une économie mixte, clairement dirigiste, dont plusieurs caractéristiques paraissent inconcevables aujourd’hui. Le grand paradoxe de l’économie française d’après-guerre fut que des libéraux organisèrent le fonctionnement d’une économie dirigiste et qu’il fallut des socialistes dans les années 80 pour relâcher les leviers par lesquels l’Etat dictait son rythme et ses règles à  l’économie. L’auteur note qu’il est trompeur de juger de la valeur de la politique industrielle au seul regard de ses échecs. Selon lui, l’échec du Concorde permit en partie le succès d’Airbus. Parmi les autres paradoxes, on peut noter qu’il revint au libéral Valéry Giscard d’Estaing d’étendre significativement le champ de l’Etat-providence pour répondre à la crise. La France doit faire face à trois grands risques qui pèsent sur son économie  dans les décennies à venir : le poids de la dette, le changement climatique et l’éducation.

Charles Serfaty réalise donc un tour de force avec cette synthèse complète, éclairante, très agréable à lire et qui remet en question, quand il le faut, quelques idées reçues. Un ouvrage qui fera date.