Présentation :

Robert Muchembled est un historien français spécialiste de l’époque moderne. Agrégé d’histoire, il est l’auteur d’une thèse intitulée Violence et Société. Comportements populaires et mentalités en Artois de 1400 à 1660. Professeur à l’École normale de Lille, assistant, puis maître de conférences à l’Université Lille-III, il devient par la suite professeur d’histoire moderne à l’Université Sorbonne Paris Nord. Ses recherches sont orientées vers l’histoire sociale, l’anthropologie du pouvoir, la criminalité et la vie matérielle entre 1400 et 1789. Il s’est notamment penché sur les oppositions et conflits qui ont pu exister à l’époque moderne entre la culture populaire et celle des élites.

L’étude des procès de sorcellerie lui a permis d’argumenter en ce sens. Professeur honoraire des universités de Paris, chevalier de la Légion d’Honneur, Robert Muchembled poursuit ses activités entre Paris et New-York. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages traduits à l’étranger, notamment L’Orgasme et l’Occident. Une histoire du plaisir du XVIe siècle à nos jours, Une histoire de la violence de la fin du Moyen-Âge à nos jours ou encore Insoumises. Une autre histoire des Françaises du XVIe siècle à nos jours.

Doté d’une bibliographie et de notes infrapaginales, Une histoire du diable comporte sept chapitres relatant chacun une époque différente, et des sous-chapitre abordant  des thèmes particuliers. Ce livre explore un pan de l’imaginaire occidental. Le diable traditionnel n’en est pas le centre unique car les métamorphoses de la figure du Mal indiquent aussi la façon dont les hommes conçoivent leur destin personnel et l’avenir de leur civilisation. Tout commence avec l’affirmation de Satan sur la scène européenne, à partir du XIIe siècle, sous la double forme du terrible souverain luciférien régnant sur une immense armée démoniaque et de la bête immonde enveloppée dans les entrailles du pêcheur.

Trois chapitres interrogent ensuite l’énigme de la chasse aux sorcières des XVIe et XVIIe siècles. L’époque des Lumières voit le crépuscule du diable, tant à cause de l’accentuation d’un processus d’intériorisation du Mal que de l’invention du fantastique en littérature. Une vigoureuse accélération de ces mouvements marque les XIXe et XXe siècles.

L’avant-dernier chapitre traque les métamorphoses subtiles du démon intérieur, compagnon d’un sujet occidental de plus en plus libéré de la peur de Satan mais convié à se méfier de lui-même et de ses pulsions. Le dernier chapitre revisite l’imaginaire diabolique actuel à travers l’exorcisme, la vogue du surnaturel, la publicité, les rumeurs urbaines en distinguant un courant ironique à la française d’une vision tragique et maléfique dominante aux États-Unis.

Résumé :

Le diable : une création médiévale ?

L’histoire du diable commence entre le  XIIe et le  XVe siècle. La société humaine se pose le problème du Mal et tente de le résoudre. Une culture commune se développe au Moyen Âge autour d’un imaginaire terrible et obsédant. Durant le premier millénaire chrétien, l’absence d’une grande obsession démoniaque se faisait ressentir. Le diable n’est qu’un instrument pour corriger les errements humains, en d’autres termes l’ennemi de Dieu s’est transformé en moyen de conversion. De plus, rien ne serait plus faux que de considérer l’image du diable comme figée dans l’éternité d’une nature humaine partagée entre le Bien et le Mal. A cette époque, Satan se trouve à la fois lié par la volonté divine et contesté par la malice humaine. Cependant, c’est au XIIIe siècle que la figure du diable prend une importance croissante.

En effet, les traits négatifs et maléfiques du démon se marquent réellement à partir du XIVe siècle. L’insistance sur la grande stature de Satan est une caractéristique nouvelle du XVe siècle, notamment en Italie où le démon est même plus imposant que le Christ. Tout comme l’image remodelée du démon constitue également l’antithèse de cet être idéal destiné à suivre les voies de Dieu, l’enfer est par antithèse une vision absolue du pouvoir suprême de punir délégué par Dieu.

A la fin Moyen Âge, l’image du diable se transforme radicalement. Les nombreuses hérésies du XVe siècle fournissent exactement le moule démonologique de la future sorcellerie satanique, sachant que le mythe du sabbat se met en place vers 1430 sous le double impact d’une vague de procès de sorcellerie et de la floraison d’une littérature inspirée par eux.

Le danger de la sexualité

Les traits réels et mythiques sont confondus pour composer une image unifiée, centrée sur le pacte avec Satan. Par ailleurs, la sexualité est chargée d’un symbolisme destructeur, il faut rendre aux hommes leur part de responsabilité dans ce cheminement religieux et culturel qui prépare les terribles chasses aux sorcières à partir de 1580 dans le Saint-Empire. Le concept de sorcellerie s’est adapté à la situation nouvelle créée par la rupture de l’unité religieuse, accompagnée d’une forte poussée de peur du diable au XVIe siècle.

Durant cette période, le corps humain est considéré comme une enveloppe contenant des humeurs dont l’équilibre en définit la santé. Le fait que la femme puisse être démoniaque n’est pas seulement une profession de foi théologique ou morale du temps. Il faut mettre en garde les hommes contre les pièges féminins, directement inspirés par Satan. La conception de la nature humaine incite à opposer terme à terme l’homme et la femme, elle-même issue de la froideur et de l’humidité propre au deuxième sexe. L’univers mental des hommes du XVIe siècle différencie assez bien les démons des monstres, les premiers appartenant à Satan tandis que les deuxièmes n’étaient pas d’origine infernale.

Car, au fond, c’est de la femme, de sa sexualité et du danger qu’elle porte en son sein lorsqu’elle accomplit sa fonction naturelle dont il s’agit. Par conséquent, l’excès de passions amène le diable au corps de l’homme et surtout de la femme. De plus, dans de nombreux cas, le corps féminin marqué par un accouchement ou par des règles est également considéré comme impur.

La chasse au diable et aux sorcières

L’Europe des XVIe et XVIIe siècle connaît un véritable raz-de-marée diabolique. En effet, le phénomène dépasse le cadre religieux pour s’accrocher à tous les aspects de la vie. Satan devient plus présent, plus actif et plus maléfique parce qu’il s’agit de l’autorisation divine pour punir les pêcheurs ou pour les tenter. Effrayer pour éduquer aurait pu être la devise de ce temps. Selon Martin Luther, Satan n’est pas uniquement un principe du Mal mais un élément concret de la vie quotidienne.

Les luthériens comme les catholiques affirment que le démon n’a pas besoin d’un pacte pour prendre possession d’une âme, c’est pour cela que l’être écrasé par le péché vit dans un monde terrifiant. Par ailleurs, la transgression suprême se trouve définie comme le pacte avec Satan, d’où procède l’alliance contre-nature unissant les sorcières à l’ennemi du genre humain. Les actes les plus simples risquent d’aboutir au désastre absolu car le Malin veille pour les utiliser à la perte de l’homme.

Satan perd lentement et insensiblement de sa superbe dans une Europe en profonde mutation au milieu de XVIIe siècle. La fonction de Lucifer, qu’il tient de la volonté divine, est en effet de faire le mal. Si l’homme égaré qui s’adresse à lui commet bien un péché, il ne tombe pas dans l’hérésie. De plus, la diminution ou la disparition des persécutions contre les supposés adeptes du diable sont liées à l’affaiblissement de la croyance au démon. La véritable raison du recul de la croyance au diable est due à une transformation radicale de la relation entre la religion et le reste des phénomènes pesant sur l’existence humaine.

A partir de la fin du  XVIIe siècle, chacun voit le diable sous la forme qui lui convient le mieux. Le Malin n’existe jamais sans l’homme qui le pense et c’est donc ce dernier qui l’affuble de formes changeantes. En effet, la nouveauté essentielle réside dans le fait que le Malin se prend à son propre piège en tombant amoureux de sa victime. Or, un tournant s’observe en Europe au début du  XIXe siècle car le diable devient une figure du Mal que chacun porte en soi. Le démon intérieur commence lentement sa conquête de la culture occidentale.

Une figure du mal intérieur

Une définition plus intériorisée du démon, intimement unie à l’homme dont il n’est que la face sombre ou le masque vide  se développe à partir du XIXe siècle. En effet, ne pas croire à l’enfer, pour plus d’un pratiquant sur deux en France, c’est aussi douter de l’existence du paradis et porter plus d’attention à son moi intérieur qu’à un Dieu lointain même bénévole. C’est en cela que la prolifération des formes sataniques au début du règne de Louis-Philippe contribua à banaliser l’image du diable. Il ne s’agit plus d’une obsession comme au temps des bûchers de sorcellerie mais de modes passagères. Une esthétique mondaine du frisson, en quelque sorte, qui aide à rendre le surnaturel moins angoissant, voire risible, ou simplement curieux.

L’attention se concentre désormais beaucoup plus sur la part sombre de la personnalité humaine que sur la figure du Malin. Le rictus de Satan, évoqué par les enfants, sert aussi à distinguer clairement pour eux le Bien du Mal en leur inculquant un sens de l’autocontrôle destiné à leur permettre de juguler les assauts démoniaques et à endiguer les pulsions montant du tréfonds de leur être. Aussi, la première moitié du XXe siècle fait plutôt pâle figure en matière démoniaque si on la compare à l’invasion satanique marquant la fin du précédent. Le problème du Mal continue à se poser d’une manière lancinante et dramatique durant les deux guerres mondiales car la trace maléfique demeure profondément inscrite dans la culture rurale actuelle, mais comme symbole des pulsions perverses de l’homme.

Le diable dans le second millénaire

Depuis la fin du deuxième millénaire, Satan multiplie les métamorphoses au sein des sociétés tentées par la promotion de l’individu. Il suffit de constater que dans ce cadre nouveau, l’image du démon a cessé de jouer un rôle fondamental de moteur de la réalité sociale. Non seulement il a cessé d’exister comme figure extérieure terrifiante mais il ne déclenche même plus une peur de soi. S’observe aussi une poussée de diabolisation plus intense. Aux extrêmes, des formes de satanisme débouchent sur une obsession aboutissant à la multiplication des tueurs en série et des individus violents.

Dans le cadre imaginaire plus ordinaire, Satan et ses créateurs peuplent les fantasmes des habitants du Nouveau Monde. C’est en cela qu’une forte intégration religieuse freine l’adhésion au paranormal en rétablissant le lien ancien entre la peur du démon et la fidélité à Dieu. Car, selon Baudelaire, la plus grande ruse du Malin est de nous faire croire qu’il n’existe pas. En effet, beaucoup ne croient absolument plus à l’enfer traditionnel. La publicité contribue vivement à la banalisation du Malin, l’enserrant souvent dans des codes qui traduisent le plaisir, l’ironie et la victoire de l’homme sur le Malin. Pour la majorité des Européens d’aujourd’hui, le démon classique semble mort et enterré. Utilisée par la publicité, la figure du Malin évoque de plus en plus les meilleures joies de l’existence.

Appréciations :

Une histoire du diable est un ouvrage qui pourrait rebuter certains lecteurs par sa taille et son titre pouvant parfois être inquiétant. Si le diable est présent dans la culture depuis des centaines d’années, il reste pour certains tout autant effrayant, voire repoussant. A la lecture à la fois plaisante et complexe, ce livre comporte de nombreuses références littéraires, historiques et philosophiques qui l’illustrent et apportent une clarté certaine. De nombreuses œuvres, qu’elles soient littéraires ou cinématographiques, permettent une meilleure construction du livre aidant à mieux le comprendre.

D’un point de vue historique, même si cette étude est centrée sur  l’Europe, l’auteur y ajoute des références provenant d’Amérique, élargissant le savoir qu’il peut nous apporter. Le fait que le Moyen-Âge ouvre le livre fait comprendre la différence flagrante de manière de penser entre le XIIe et le XXe siècle. Cependant, une histoire du diable s’adresse à un public averti qui comprendra les références littéraires, historiques, philosophiques ou cinématographiques présentes, qui saura prendre du recul et être dans une démarche objective.

Le choix de ce sujet est assez audacieux car peu de gens s’intéressent à un thème comme celui du diable. En effet, nous connaissons tous la réticence que l’homme peut avoir envers le diable et son histoire. Ce livre pourrait être prolongé par une autre œuvre de Robert Muchembled intitulée La Sorcière au village, XVe-XVIIIe siècle. En effet, les sorcières occupent une grande place dans l’histoire des hommes et sa relation avec le diable. Les sorcières étaient d’ordinaire assimilées au diable car, pour les hommes de cette époque moderne, le pacte avec le diable donnait à la sorcière le pouvoir d’accomplir des maléfices et la faisait entrer au service du diable. Or, le diable était fortement craint des hommes, d’où leur volonté d’exterminer un grand nombre de sorcières.

Compte rendu réalisé par Louise Beschizza, étudiante en hypokhâgne (2020-2021) au lycée Albert Schweitzer du Raincy (Seine-Saint-Denis) dans le cadre d’une initiation à la réflexion et à la recherche en histoire.