Fuyant la liesse de la Libération, des milliers de Français engagés ou compromis sous l’occupation se réfugièrent en Allemagne en 1944. Ils y subsistèrent une dizaine de mois dans l’ombre branlante de la croix gammée, jusqu’à la chute du Reich. Durant ce fragile sursis, le bal des vampires de Sigmaringen eut ses vedettes, dignitaires déchus du régime de Vichy et ténors collaborationnistes aphones, son aède, le Céline acerbe et paranoïaque de « Nord » et « D’un château l’autre », sa nymphe, la naïve actrice Corinne Luchaire, mais aussi ses figurants, miliciens, familles, employés, auxiliaires.

Le récit de « Thérèse H. » est le témoignage de l’une de ces fourmis de l’exil. Rédigé au début des années cinquante, avec un petit recul de quelques années, il était resté inédit jusqu’à présent. Lycéenne de 17 ans en 1944, la narratrice est la fille d’un actif plumitif de la Collaboration intellectuelle, Jean Héritier. Professeur, journaliste, historien et homme de lettres venu de l’Action Française au RNP, admirateur halluciné d’Adolf Hitler, le personnage est un idéaliste dévoyé et semble-t-il peu équilibré. Son engagement impose le départ précipité de sa petite famille en août 1944. Après avoir suivi l’exode de Marcel Déat, père, mère et fille intègrent le cercle restreint des fidèles du barde germanolâtre Alphonse de Châteaubriant, romancier prestigieux couronné par le prix Goncourt en 1911, qui était devenu sur ses vieux jours une des références de prestige de la Collaboration d’idées. Empressons-nous de dissiper tout fâcheux amalgame en soulignant que ce triste sire n’avait pas le moindre lien de parenté avec le géant du Romantisme François-René de Chateaubriand (ainsi que le signale discrètement la dernière lettre divergente de leurs patronymes respectifs) !
Le petit noyau d’intellectuels qui suit ce penseur égaré ne rejoint pas le cénacle de Sigmaringen mais s’installe dans le Tyrol bavarois. Ressassant leur déchéance dans un climat mesquin, les exilés y mènent une existence creuse et monotone, vaguement consacrée à l’élaboration d’une revue intellectuelle à destination des réfugiés de la Collaboration qui ne devait jamais voir le jour, tandis que la jeune fille est enrôlée comme secrétaire de Châteaubriant. Mais le précaire refuge allemand s’effondre en mai 1945. Les fugitifs se dispersent à la recherche d’un moyen de salut. La deuxième partie du texte est consacrée à ce périple erratique de quelques semaines en terre étrangère, au milieu des vaincus et à la merci des vainqueurs. Ballotée par un destin sans issue, la jeune femme traverse la débâcle d’une façon qui n’est pas sans évoquer le sort du jeune Rémi dans le Sans famille d’Hector Malot. Séparées du père arrêté par les Américains, la mère et la fille à bout de ressources et d’espoir se résolvent à solliciter leur rapatriement en juin 1945. Il en résulte un récit acide des méthodes de « filtration » pratiquées par la Sécurité militaire puis du parcours de la chaîne administrative et médicale, où le sort des femmes subit le poids d’une maltraitance sexiste et sexuelle récurrente.
Brutale transition de l’adolescence à l’âge adulte, l’ensemble de ce vécu est restitué sur le mode de grandes vacances aventureuses puis éprouvantes, dans un registre qui évolue entre le récit d’apprentissage et la petite histoire. Anecdotes, choses vues et portraits des réfugiés côtoyés et observés, les deux plus notoires étant Marcel Déat et Alphonse de Châteaubriant, dominent ce recueil d’impressions, par ailleurs hanté par les privations alimentaires. En définitive, cet écrit de proximité, qui bénéficie d’un petit appareil critique et de l’utile appoint d’un index, présente un certain intérêt documentaire. Témoignage en forme d’exorcisme, il apporte un éclairage supplémentaire sur le crépuscule des traitres.

© Guillaume Lévêque