Ce beau livre, format 21 X 22,7 sur papier glacé, richement illustré et fort bien mis en page, nous fait vivre de l’intérieur, du point de vue de quelques élèves, les trois années pendant lesquelles l’École Polytechnique quitta la montagne Sainte-Geneviève pour aller s’installer à Lyon et à Villeurbanne, de 1940 à 1943. La quatrième de couverture nous apprend que son auteur, Denis Hannotin, ingénieur de l’École Navale, après une première carrière dans la Marine nationale, en a effectué une seconde dans les services au sein de grandes entreprises internationales et dans les organisations professionnelles. Il fait désormais œuvre d’historien : il a co-écrit, avec Christine Moissinac, Antoine-Rémy Polonceau (1778-1847), un Homme Libre. Un ingénieur au parcours éclectique, édité aux Presses des Ponts en 2011, et après avoir obtenu un master 2 d’Histoire à la Sorbonne, il a publié quelques autres ouvrages, dont Jean-François Constant Mocquard (1791-1864), Chef de cabinet de Napoléon III, et dirigé l’ouvrage collectif Une épopée du chemin de fer, le Paris-Orléans, Almanach, 1838-1938.
Extraits de correspondances contextualisées et illustrées
Denis Hannotin exploite les correspondances privées de quelques polytechniciens, Alain Thibierge, celui que nous suivons plus particulièrement, et quelques uns de ses camarades de promotion. Ces jeunes hommes écrivent très souvent, et leurs lettres contiennent force précisions sur leur vie quotidienne. Les extraits de lettres sont clairement identifiables par la mise en page, la typographie et différentes couleurs du texte, qui correspondent chacune à un auteur. L’auteur explicite par de nombreuses notes infrapaginales (on en compte plus de 500) tout ce qui nécessite de l’être pour une bonne compréhension des textes, et les met en perspective avec des éléments d’actualité, coupures de presse, courtes précisions historiques, hors textes plus importants sur certains faits historiques (le découpage de la France occupée en zones, la Service du travail obligatoire, les Chantiers de la Jeunesse, l’exclusion de Pierre Laval du gouvernement). L’ouvrage compte bon nombre d’illustrations de nature variée (photographies, reproductions de documents d’archives, affiches de propagande -dont certaines en couleur-).
L’ouvrage comporte trois parties chronologiques, de volume inégal. La première partie « Avant, jusqu’à septembre 1941 » traite de la préparation du concours de 1941 et de la réorganisation de l’École. La seconde, « A l’École, de septembre 1941 à fin 1943 » est la plus importante (60% de l’ouvrage) et traite de l’évolution de la vie quotidienne des élèves et de leurs professeurs durant cette période. La troisième, « Engagé militaire » porte sur la période pendant laquelle Alain Thibierge s’est engagé dans la 2e DB, a suivi un stage de formation, puis est parti pour rejoindre son unité en Allemagne, à quelques jours de la capitulation du Reich. Il trouve la mort dans une escarmouche le 23 avril 1945, à l’âge de 23 ans. L’ouvrage est complété par cinq annexes, les deux plus importantes présentant les biographies dune trentaine de polytechniciens cités dans l’ouvrage et d’une quinzaine de professeurs.
Une curieuse parenthèse régionale et raciste dans la longue histoire de l’École Polytechnique
Polytechnique n’est plus une école militaire, mais une école civile, condition imposée par les conventions d’armistice. Depuis octobre 1940, elle est installée en zone non occupée, partie à l’école de Santé militaire dans le centre de Lyon, partie à Villeurbanne. Le site de la Montagne Sainte-Geneviève est occupé par l’École normale supérieure, délogée par les troupes allemandes. L’École dispose à Paris d’un représentant auprès de Fernand de Brinon qui représente le gouvernement des Vichy auprès des autorités d’occupation. L’École est rattachée au Secrétariat d’état aux communications, et à sa tête est placé un gouverneur civil. Les exercices et les leçons militaires disparaissent, l’accent est mis sur la formation physique et morale. Le programme sportif est très chargé à l’origine, mais il est vite nécessaire de l’alléger, les élèves n’étant pas assez nourris. Tous d’ailleurs maigriront durant leurs deux années de scolarité. L’uniforme est maintenu, mais doit perdre tout aspect militaire. On se découvre, mais on ne salue plus. Les Allemands veillent avec attention à ce que soit éradiqué tout aspect militaire. Le service militaire est d’ailleurs remplacé par les Chantiers de la Jeunesse, une formation patriotique et morale, pour tous les Français âgés de 20 ans, auquel sont astreints les polytechniciens.
La scolarité débouchera désormais sur des formations civiles, l’armée et la fonction publique n’en étant plus les débouchés privilégiés. Malgré tout, chaque année, des places seront proposées aux anciens élèves dans l’artillerie (métropolitaine et coloniale), et le génie.
La discrimination raciste est imposée à l’École. On crée une catégorie bis pour les élèves juifs ainsi que pour ceux qui sont naturalisés depuis moins de huit ans et ceux ceux dont le père n’était pas de nationalité française à leur naissance. Alors que les élèves « dits de catégorie normale, sont habillés, entretenus et instruits gratuitement », les bis doivent rembourser les frais de trousseau, d’instruction et d’hébergement.
Des polytechniciens imperméables aux réalités de l’époque
Dans la formation, l’accent est mis sur trois aspects : scientifique, sportif et manuel. Les élèves travaillent beaucoup mais ils ont des sorties libres trois fois par semaines. Le décret-loi réorganisant l’École expose que son but est « de former des chefs pour toutes les branches de l’activité nationale qui demandent des connaissances scientifiques approfondies joints à une culture générale étendue. La formation morale et physique vise à développer chez eux les qualités qui font le chef : vigueur, caractère, décision, esprit sportif, aptitude au commandement, goût de l’effort, des responsabilités ».
Il y a en mai 1941 près de 2000 candidats (1700 pour Saint-Cyr), 211 seront accueillis. Alain Thibierge est reçu 22ème , et sortira 124ème. L’ouvrage est très riche d’informations sur l’École Polytechnique, son fonctionnement administratif, ses autorités de tutelle, l’organisation des études, le contenu des cours, les sujets de concours et d’examen, la vie quotidienne des élèves etc. L’auteur a raison de préciser, mais il le fait trop brièvement, que les polytechniciens savent que leur courrier peut être censuré, qu’ils n’ont droit qu’à un faible volume, qu’ils sont peut-être mal informés, qu’ils sont soumis à la propagande. On ne doit pas non plus oublier que nous ne disposons que d’une demi-douzaine à peine de correspondances. Néanmoins on est frappé, par l’absence quasi-totale de considérations et de réflexions sur la situation de la France, sur la guerre, sur le gouvernement de vichy, sur la Révolution nationale et sur la Résistance, du moins jusqu’à l’invasion de la zone sud en novembre 1942. Il n’est question que de cours, de colles, de menus, d’anecdotes, de professeurs, de fêtes et de coutumes, de chahuts et de punitions, de promenade à cheval et de sorties au théâtre ou à l’opéra. La musique, la littérature et le théâtre ne sont pas absents des préoccupations. Il est aussi question de sorties en ville et de séjours à la montagne, d’une épidémie de scarlatine, de conférenciers et de leurs conférences.
On perçoit toutefois de temps à autre l’ombre de la prise de conscience : « Nous avons acquis une mentalité et une résignation toute militaire : aucun ennui ne peut plus atteindre notre tranquille et passive sécurité, analogue à celle du ruminant », et encore « Au sujet de la censure, ce n’est pas spécial aux lettres que je vous envoie, tous ceux à qui j’écris m’en ont parlé. Nous devons être très surveillés ». Mais les mêmes estiment que « pour le moment c’est une vie absolument idéale avec des camarades charmants », « la vie conserve sa charmante monotonie, vide de toute occupation absorbante, remplie de lectures et coupée de roupillons ».
« Notre vie n’était pas très sensible aux événements extérieurs : pour être au courant il fallait le vouloir » témoigne un ancien. Il semble que peu le voulaient. Un autre ajoute « La promo était favorable au Maréchal, et se réjouissait du fait que l’école ait été maintenue, même après l’occupation de la zone libre ». On aimerait en savoir plus pour s’éviter de juger, connaître le milieu familial en particulier. L’impression dominante est que ces polytechniciens ne pensent qu’à leurs études et au monde de leur école, acceptent sans problème le pétainisme ambiant et les principes de la Révolution nationale. La propagande pour la Révolution nationale se perçoit par les thèmes des conférences qui sont faites par des intervenants extérieurs, souvent fervents collaborationnistes, tels Georges Lamirand ou Jean Bichelonne, le plus brillant polytechnicien de toute l’histoire de Polytechnique, apôtre de l’intégration de l’économie française dans l’Europe allemande.
L’invasion de la zone non occupée entraîne « une certaine effervescence d’agitation et de conversation dans l’École »
Apprenant l’événement, un chef de groupe (chargé du proche encadrement des élèves et de leur endoctrinement politique ) diffuse une note qui « reflète l’état d’esprit de quelqu’un pour qui la France n’est pas partie prenante au conflit et ne doit pas le devenir. On y trouve aucune trace de préférence pour un camp plutôt que pour l’autre ». L’un de nos polytechniciens estime que son seul devoir est de travailler et qu’il « ne voit aucune question à se poser, comme le font quelques-uns ». Se boucher les yeux et les oreilles, travailler et ne pas se poser de questions, est le seul horizon proposé à ceux dont on prétend faire les chefs et les cadres éclairés de la France nouvelle !
Néanmoins, « la plupart d’entre-nous s’interrogeaient sur leur devoir : nous étions partagés entre nos sentiments patriotiques et notre souci de conserver la discipline et l’obéissance à nos chefs », témoigne un ancien en 2008. Des élèves commencent à écouter la radio anglaise. Une dizaine de polytechniciens (rappelons qu’ils sont environ 200) décident de quitter l’École et de rejoindre l’Afrique du Nord en passant par l’Espagne, pour s’engager dans les Forces françaises libres. On annonce aux élèves réunis que le maréchal Pétain les considère comme des traîtres et le Conseil de discipline les exclut. Très vite la vie reprend son cours et les examens généraux qui se profilent sont la seule préoccupation. Alain Thiebierge, lucide, écrit dans sa lettre du 1er février 1943 « Tu vois comment au milieu de l’angoisse générale, devant les événements extérieurs, alors que le monde se demande où il en sera le lendemain, on arrive à croire à ses petits soucis personnels, à en faire le fond d’une petite vie très tranquille, très artificielle, mais bien douillette et confortable. Et vive les bonnes pantoufles : si nous voulons être heureux, bouchons-nous bien les yeux, préoccupons-nous bien de nos petites affaires. Que nos skis soient bien fartés, qu’importe si le monde crève pendant ce temps. ».
Retour à Paris, engagement militaire et mort à Biberach
En avril 1943, Polytechnique réintègre Paris, mais sans les quatre polytechniciens juifs invités à rejoindre leurs familles et à ne pas revêtir leur uniforme, le port de l’étoile jaune sur l’uniforme aurait été « une image impossible ». Ils seront interrogés à Lyon… mais de toute façon ne pourront pas obtenir un poste d’État. Les élèves sont en civil pour la plupart et ne sont pas astreints à saluer les officiers allemands. Alain Thiebierge loge désormais chez sa grand-mère, et il n’y a donc plus de correspondance de celui qui fut le fil conducteur de l’ouvrage. Les élèves nés en 1922 et 1923 vont être soumis au STO, affectés en général dans les bureaux d’études de l’industrie aéronautique allemande. Au fil des semaines et des mois qui suivent, 53 élèves de la promotion vont partir s’engager, dans la 1ère Armée française, dans la 2ème DB ou dans les FFI.
Alain Thibierge s’engage le 28 août 1944 en qualité se soldat de 2e classe dans la 2e DB du général Leclerc. Il quitte Paris le 8 septembre. Il est blessé par un éclat d’obus dans la main gauche le 16 novembre, et la croix de guerre lui est décernée. En janvier 1945, il est muté au Centre d’instruction de l’arme blindée, au camp de Valdahon, près de Besançon. Les cours théoriques l’ennuient. En avril, il apprend avec joie qu’il va partir pour le front. Avec son camarade de promotion et ami, Jean Morisot, grâce à une intervention d’un colonel que connaissait ce dernier, ils sont affectés le 20 avril 1945 au 5e Régiment de chasseurs d’Afrique, un régiment de cavalerie qui fait partie de la 1ère Division blindée, avec le grade de sous-lieutenant. Ils doivent rejoindre leur régiment qui se trouve près d’Ulm. Leur voiture est bloquée à Biberach par un barrage de véhicules américains, et prise sous le feu d’une mitrailleuse allemande. Une balle atteint Alain Thiebierge en plein front.
© Joël Drogland pour les Clionautes