Directrice de recherche émérite au CNRS, Annette Wieviorka est une historienne spécialiste de la mémoire de la Shoah, auteur de plusieurs ouvrages qui font autorité sur le sujet parmi lesquels : Déportation et Génocide. Entre mémoire et oubli (Plon 1992 ; Hachette, « Pluriel », 2003), L’Ère du témoin (Plon, 1998, Hachette, « Pluriel », 2002), Auschwitz expliqué à ma fille (Seuil, 1999), Auschwitz, soixante ans après (Robert Laffont 2005).

L’ouvrage qu’elle publie aujourd’hui nous présente la découverte des camps de concentration par les armées alliées en avril et mai 1945. « Découverte » est bien le mot qui convient car la libération des camps n’était pas un but de guerre et aucune carte n’en mentionnait les localisations. Les camps furent découverts au hasard de l’avancée des troupes alliées et aucune logistique n’avait été prévue pour prendre en charge les dizaines de milliers d’individus qui étaient au seuil de la mort dans des conditions d’une horreur telle qu’elle n’avait pu être imaginée.

Á bord d’une Jeep avec un journaliste et un photographe

La manière est originale. Annette Wieviorka nous entraîne à bord d’une Jeep qui suit l’armée américaine, ou parfois la précède un peu, et souvent s’en écarte sur des chemins de traverse, après nous en avoir présenté les passagers. Il s’agit de deux correspondants de guerre, l’écrivain et journaliste américain Levin Meyer et le photographe français Eric Schwab. Tous deux sont juifs, tous deux travaillent pour des agences de presse (l’AFP pour Schwab, deux agences juives pour Meyer). Meyer à 40 ans et Schwab en a 35. Ils ne se connaissaient pas et vont devenir d’inséparables amis. Ils sont parmi les tous premiers à entrer dans les camps de concentration. Tous deux sont animés d’une « quête obsédante » : Meyer est torturé par son identité juive et recherche ce qui reste du monde juif, Schwab recherche sa mère, juive et allemande qui a été déportée et dont il n’a plus de nouvelles depuis 1943. Meyer va faire le constat de l’anéantissement du monde juif européen ; Schwab va retrouver sa mère vivante dans le camp de Terezin. Meyer envoie de nombreux articles publiés dans la presse internationale, Schwab fait d’innombrables photos dont certaines sont « devenues des icônes dont on a oublié l’auteur ».

La découverte du camp d’Ohrdruf : « La volonté de monstration de l’horreur »

C’est le tout dernier des camps ouverts par les nazis, à l’automne 1944, un camp satellite de Buchenwald où la mortalité fut effroyable ; et c’est le premier camp libéré et par les Alliés, après qu’il ait été découvert de façon fortuite. Nos deux reporters y entrent le 5 avril 1945 : « La Jeep passe la grille. Meyer Levin coupe le moteur. Les hommes sortent du véhicule. Des cadavres vêtus de cet uniforme zébré que Meyer et Schwab voient pour la première fois sont étendus en cercle au sol. Meyer Levin les comptes. Ils sont 29. Les corps sont décharnés. À l’arrière des crânes rasés, la balle qui les a tués a laissé un trou. Ordre sera donné de les laisser là où ils sont, comme ils sont, le temps d’enquêter sur leur mort et éventuellement de les identifier, rapporte Meyer (…) Les cadavres ne seront inhumés qu’après la visite des généraux américains Patton, Eisenhower et Bradley, le 12 avril, une semaine après leur découverte. Dans le maintien des corps comme ils sont, là où ils sont, se lit déjà la volonté de monstration de l’horreur. »

Les deux hommes découvrent une pile de corps nus et raides entassés comme des bûches, une fosse avec des lambeaux de vêtements rayés et des ossements. Toutes ces horreurs seront abondamment filmées et photographiées et leurs images diffusées en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, avant d’être intégrées dans de très nombreux documentaires. Le colonel commandant la quatrième division blindée américaine prend une décision qui se reproduira ultérieurement avec des variantes dans divers camps : faire visiter le camp aux édiles locaux, puis à la population environnante ; réquisitionner cette dernière pour procéder à l’ensevelissement des corps. À leur retour, le maire et sa femme se pendirent, comme le fera plus tard le maire de Leipzig.

Le 12 avril les généraux Eisenhower, Patton et Bradley visitent le camp d’Ohrdruf. « Le temps a fait son oeuvre, les cadavres sont en voie de décomposition et l’odeur et infecte (…) Eisenhower pâlit et reste silencieux, mais insiste pour voir le camp dans sa totalité. Patton doit se retirer discrètement derrière une baraque pour vomir. » Eisenhower câble à Londres et Washington, demandant que l’on envoie d’urgence des délégations d’officiels et de journalistes qui pourront témoigner.

Une opération de communication fondatrice d’une image unifiée des camps nazis

« La découverte d’Ohrdruf a été l’objet d’une véritable opération de communication, d’une intense médiatisation, pour utiliser des expressions tout à fait anachroniques. Cette opération est fondatrice d’une image unifiée des camps nazis : tous identiques, tous lieux de mort de masse pour l’ensemble des internés, tous lieux de torture où s’exerçait le sadisme des nazis, ce qui n’est pas faux, bien sûr, mais gomme les différences entre les camps et entre les internés eux-mêmes. Cette représentation s’installe durablement jusqu’aux années 1980, quand la montée de la mémoire du génocide des Juifs la fera passer au second plan, sans d’ailleurs jamais l’effacer. C’est donc le camp dont les images -avec celle de Bergen-Belsen- ont été les plus diffusées. Elles ont circulé dans le monde entier et figurent dans tous les documentaires sur les camps même si très vite le nom d’Ohrdruf a sombré dans l’oubli, recouvert par celui de Buchenwald (…) Chacune des ouvertures de camp fut la réplique de celle d’ Ohrdruf : nuées de reporters, hommes politiques, visite des édiles et des populations locales dont une partie est réquisitionnée pour enterrer les corps. Puis Ohrdruf disparut des circuits du tourisme de l’horreur, avant d’être gommé des mémoires et de l’histoire. Restèrent les photos et des films. Seuls deux grands camps furent dévolus dans la durée à la monstration de l’horreur nazie : Buchenwald, libéré le 11 avril, puis, après sa libération le 29 avril, Dachau. »

La découverte de Buchenwald et l’effacement de la « zone grise »

À Buchenwald, les Américains, puis les journalistes et photographes qui affluent découvrent une réalité totalement différente de celle du camp d’Ohrdruf où il n’y avait plus que des cadavres. À Buchenwald la population concentrationnaire est nombreuse et il existe une solide organisation de détenus, une société entièrement organisée dans les découvreurs saisissent la complexité. L’organisation de résistance interne du camp est assez forte et structurée pour accueillir les Américains et, sous leur commandement, faire régner l’ordre. Les détenus qui viennent à leur rencontre sont les membres du Comité international. Ils ont passé à Buchenwald six ou sept ans, ayant assumé les fonctions administratives qui doublaient la hiérarchie nazie.

Schwab et Levin travaillent beaucoup et ils ne sont pas les seuls, car ils sont rejoints par de nombreux autres photographes et reporters. Une commission du Comité militaire international oriente journalistes, photographes et caméramans : il n’y a donc rien de spontané dans la façon dont ils vont rendre compte de Buchenwald. Schwab produit une série de clichés de groupes ou de portraits d’éminents français détenus à Buchenwald. Les résistants qu’il photographie semblent en bonne forme. Leurs photos ne figurent dans aucun ouvrage traitant des camps car elles dérangent : « Elles ne correspondent pas à l’image de souffrance extrême que certains internés veulent donner, puis à celle qui s’est construite de la figure du concentrationnaire. Elles obligent à se poser des questions sur les différences de conditions et de destin entre les internés, omniprésente dans tous les premiers témoignages, et sur ce que Primo Lévi a appelé « la zone grise », ces zones mal définies qui séparent la victime absolue des absolus bourreaux. ».

À Buchenwald ce n’est pas le camp principal qui retient les photographes car les conditions de vie y ont été moins pires qu’ailleurs, du moins pour les cadres de l’administration parallèle du camp, mais le « petit camp », et en particulier le bloc des Invalides et ses horreurs. Pas de photos de la bibliothèque ou Jorge Semprun se procurait des livres, pas de photos de la salle de spectacle. Les responsables de l’organisation de résistance du camp ont organisé la visite du camp et construit une image du camp qui sera en France pendant plus de 20 ans l’emblème de la déportation. « Les ingrédients de la vision unifiée des camps, qui gomme tout à la fois les différences entre les camps (…) et celles entrent les détenus, et qui ignore que certains furent des centres de mis à mort des Juifs (…), sont ainsi mis en place au moment même de la libération de Buchenwald par les détenus de la résistance. »

Dachau : des visages rendus immortels par le photographe

Après être passés à Leipzig où ils arrivèrent peu après la fin des combats, puis à Torgau où ils assistent le 25 avril avec une centaine de correspondants de presse à la rencontre des avant-gardes américaines et soviétiques, Levin et Schwab arrivent en vue du camp de Dachau dont les Américains n’avaient jamais entendu parler. Comme Buchenwald, les internés n’ont été ni tous évacués, ni tous assassinés quand les Américains pénètrent. Mais ils découvrent avec horreur et stupéfaction un train d’une quarantaine de wagons ouverts où gisent quelques 2000 cadavres en décomposition. Rendus fous par cette vision d’apocalypse, les soldats américains tirent sur les SS qui se trouvaient encore sur place, tandis que des détenus en battent à mort une quarantaine.

De nombreuses photos de Schwab ont été conservées qui constituent un reportage sur le camp. « Les deux soucis de Schwab, le souci documentaire et celui du portrait, parfois convergents, déjà sensibles à Buchenwald, sont éclatants dans ses photos (…) Il est le seul parmi les photographes des camps à avoir ainsi rendu immortel des visages bouleversants d’hommes qui nous regardent et donnent envie de pleurer. »

Le château d’Itter : « Nous avons libéré le Who’s Who »

Au sud de Munich, dans leur Jeep commune Meyer et Schwab se joignent à une colonne qui prend la route d’Innsbruck. Ils vont être les témoins de la libération du château d’Itter. Levin rédige une longue dépêche à ce sujet, qui sera publiée intégralement le 21 juillet 1945 par le Saturday Evening Post, sous le titre : « We liberated Who’s Who ». Dans ce château étaient détenues des personnalités françaises que les nazis considéraient comme des otages et qu’ils traitaient correctement. Annette Wieviorka soulève avec clarté la question de la nature de cette détention : « Certains répugnent à qualifier les hommes et les femmes qui y furent détenues de « déportés », fussent-ils « d’honneur » comme on les qualifia dans l’après-coup de la guerre. Eux-mêmes ne se sont jamais considérés comme des concentrationnaires, juste comme des prisonniers vivant au jour le jour loin des leurs et de leur pays dans des conditions difficiles, incertains d’un destin qu’ils imaginaient le plus souvent être la mort. Ils ne partagèrent pas le sort commun de ceux qui furent transportés de France et d’ailleurs pour être, comme la plupart des Juifs, assassinés dès leur arrivée, ou pour intégrer les camps de l’univers concentrationnaire (…) Doit-on, parce qu’ils n’ont pas connu le pire, taire ces histoires où les ignorer en signe de mépris au nom d’une hiérarchie des souffrances dont nous prétendrions posséder la clé. Ces lieux, comme le château d’Itter, appartiennent bien à l’univers concentrationnaire nazi, un univers tentaculaire dont tous les recoins ne sont pas encore connus. »

Les Américains libèrent ce jour là, Édouard Daladier et Paul Reynaud, ce dernier accompagné de sa jeune secrétaire Christiane Mabire ; le général Gamelin ; le général Weygand accompagné de son épouse ; le secrétaire général de la CGT Léon Jouhaux accompagné de sa secrétaire et compagne, Augustin Bruchlein ; Michel Clémenceau ; le colonel de La Rocque fondateur des Croix-de-Feu du Parti social français ; Jean Borotra, très populaire champion de tennis, commissaire à l’Éducation et aux Sports dans le gouvernement de Vichy ; Marcel Grancher, dont le frère est marié à l’une des filles du Général Giraud ; Alfred et Marie Agnès Cailliau, cette dernière étant la soeur aînée du général de Gaulle. L’auteur retrace l’itinéraire de ces détenus jusqu’à leur arrivée dans ce château, évoque leurs conditions de détention et de leur difficile cohabitation, curieusement sans citer un ouvrage récent consacré à ce sujet (http://www.clio-cr.clionautes.org/otages-d-hitler-1942-1945.html#.VRu6L_ysXTo), et raconte les circonstances de leur libération par l’armée américaine.

Terezin

Les deux hommes ont des raisons de penser que la mère d’Éric Schwab peut-être détenue au camp de Terezin. Ils prennent la route de Pilsen, arrivent aux abords de Prague, puis, s’aventurant dans une zone qui leur est interdite, ils prennent la route du camp de Theresienstadt, à une quarantaine de kilomètres à l’intérieur des lignes soviétiques. Meyer Levin livre une description saisissante du spectacle qui s’offre à eux sur la route : toute la population fuit avec pour objectif d’atteindre la zone d’occupation américaine avant que la ligne de démarcation soit fermée.

Theresienstadt, nom allemand pour le tchèque Terezin, est un ghetto, où un camp-ghetto, installé dans les bâtiments de la ville de garnison fortifiée dont tous les habitants furent expulsés. Comme tous les ghettos, celui-ci est géré par un Conseil des anciens, composé de dirigeants des anciennes communautés juives, sous contrôle étroit de la SS. Les nazis utilisèrent ce camp comme un outil de propagande, un leurre pour le comité international de la Croix-Rouge dont les délégués le visitèrent le 23 juin 1944, sans prendre conscience de la réalité. Ce fut aussi un camp de transit vers des lieux d’assassinat de masse. Éric Schwab retrouve sa mère et les deux hommes parviennent assez facilement à l’exfiltrer.

Le dernier combat de Meyer Levin

Peu après les routes de Meyer Levin et d’Éric Schwab se séparent. Si Éric Schwab quitte le récit, Meyer Levin est encore le sujet principal de plusieurs pages du livre : son bref passage à Bergen-Belsen, ses réflexions sur la judéité et le monde juif, et surtout sa découverte du Journal d’Anne Frank et la véritable mission qu’il se donne de le faire connaître. Il se met en rapport avec le père d’Anne Frank, Otto Frank, le seul de la famille à avoir survécu à Auschwitz. Meyer Levin devint son agent non officiel et son rôle fut décisif dans le succès que rencontra aux États-Unis le Journal d’Anne Frank. Il entreprit, avec l’accord d’Otto Frank, d’adapter le Journal en pièce de théâtre, prélude à un film. Mais l’extraordinaire succès du livre attira beaucoup de convoitises et la pièce de Meyer Levin fut récusée par Otto Frank qui en choisit une autre, dont le contenu effaçait toutes les réflexions d’Anne sur sa judéité sur le sort des Juifs pour en faire une figure universelle. Pour Levin Meyer c’était intolérable ; il s’en prit violemment à Otto Frank et lui intenta un procès. « Il perdit ce combat, devenu une obsession, qui le conduisit au bord de la folie (…) Il publia encore une dizaine d’ouvrages. Il ne cessa plus de méditer sur le Mal, celui qui est au coeur des sociétés et des individus. Cette énigme est au centre du roman qui rencontra le plus grand succès, Compulsion (Crime, en français), illustration du « génie du mal » (c’est le titre choisi en français pour le film de Richard Fleischer qui fut tiré du roman) »

Par son écriture vivante, son appareil de notes allégé, sa progression chronologique et géographique, 1945. La découverte est un livre très accessible et très agréable à lire. C’est aussi un ouvrage d’une réelle profondeur. On l’aura compris, ce livre n’est pas seulement le récit de la libération des camps d’Europe occidentale au printemps 1945, dans la mesure où l’histoire et les caractéristiques de chaque camp libéré sont présentés et où sont abordées de nombreuses réflexions sur la construction d’une image des camps et sur l’histoire de la mémoire de la Shoah.

© Joël Drogland