Olivia Lewi étudie un large corpus de témoignages « ordinaires » déposés au Mémorial de la Shoah qui n’ont pas tous été publiés.

La multiplicité des témoignages s’est accompagnée d’une uniformisation comme le pointait déjà Hanna Arendt dans l’édition des Origines du totalitarisme de 1955 : « Nombreux sont les récits des survivants et [ils sont] d’une monotonie frappante ». R. Dulong dans Le témoin oculaire a montré que le témoin est une construction entre mondes savants et profanes et que son existence sociale découle de la sollicitation de son récit, dans des configurations diverses allant du procès au témoignage familial en passant par l’interview. Le témoin atteste la réalité de l’événement et participe à la formation d’une conviction commune.

Qu’entend-on par témoignage ?

 Approches du témoignage

                  L’historien procède à une mise à distance critique. Le témoignage doit être analysé et confronté à d’autres sources afin d’être utilisé. Selon A. Wieviorka, il ne s’agit pas de rechercher « des éclairages précis, des lieux, des dates, des chiffres qui sont avec une régularité de métronome toujours faux » (L’ère du témoin). Cette méfiance est d’autant plus marquée que le recours aux médias a influencé le discours des témoins. L’historienne souligne une tendance à vouloir rendre le témoignage plus conforme à ce que le témoin imagine des attendus du public. Le recours à l’écriture est par ailleurs étudié comme un fait historique.

                  Dans le champ littéraire, la problématique tourne le plus souvent autour de l’authenticité du témoignage à travers une opposition fictionnel/factuel. Or, la mise en intrigue rend la frontière entre autobiographie et fiction. Le témoignage considéré comme genre littéraire participe de la mise en avant de qualités esthétiques.

                  Les sciences de la communication peuvent enrichir l’analyse. La tension entre le collectif et l’individuel est aussi développée par J. Walter autour des notions de cadrage éditorial et de l’action des milieux de mémoire institutionnels. Le discours est en effet encadré et sollicité.

 Contraintes et paradoxes du « dire vrai »

                  Le témoignage répond à une injonction sociale d’authenticité depuis la Première Guerre mondiale. Ainsi Jean Norton Cru, dans Témoins dès 1929, hiérarchise les témoignages et écarte ceux qui sont trop littéraires. Le témoin authentique, selon lui, a été exploité durablement au danger et est « prêt à jurer, sur l’honneur, que ce qu’il raconte là est vrai et qu’il y a joué son rôle ». A partir d’un corpus de témoignages de la Grande Guerre, il écarte les récits qui ne s’appuient pas sur une chronologie précise, trop idéologiques, dont les descriptions sont approximatives… Il attribue ce flou au fait de n’avoir pas vu la guerre d’assez près. Écrire à chaud, ne pas retravailler le texte, écrire un récit sobre sont, pour lui, des gages d’authenticité. Ces normes ont cependant été souvent intégrés par les témoins, ce qui participe à une illusion de transparence.

                  Celui qui témoigne attend que les destinataires soient les dépositaires de sa parole. Ils participent par ailleurs à l’authentification du témoignage en jugeant s’il est digne d’être cru ou non.

                  Il s’agit également pour le témoin de se reconstruire une identité, à travers une continuité avant/pendant/après. Il fait face à une injonction de parler au nom de tous, au nom de l’humanité.

 Le mémorial, cadre de légitimation du témoignage

                  L’institution contribue à rendre la parole des témoins audible dans l’espace public. Olivia Lewi revient sur l’histoire et l’architecture du mémorial de la Shoah. D . Peschanski a pointé la coexistence d’une mémoire forte, celle des résistants gaullistes et communistes et d’une mémoire faible, celle des juifs et des prisonniers de guerre. Les années 1980 sont marquées par un nouveau régime de mémorialité dans lequel la mémoire forte devient celle de la victime juive dans le contexte du régime de Vichy. La parole des enfants cachés ressurgit en passant par un hommage aux Justes. L’institution organise et amplifie les discours en légitimant les témoignages.

                  Derrida lie la démarche d’archivage à celui de la tradition juive du Zakhor (« Souviens-toi ») visant à préserver les traces de l’existence du peuple juif, menacé de destruction au long de son histoire. Le témoignage et les archives prennent ainsi un caractère sacré.

Le choix des témoignages

Le corpus couvre 3 périodes :

  • Les années 1940-1950 avec les premiers récits de témoins, ils participent à la construction d’un nouvel objet mémoriel. Ils émanent surtout de Juifs engagés dans la Résistance.
  • Les années 1950-1980, moment où la figure du témoin prend une place plus importante dans l’espace public.
  • Les années 1990 à nos jours, qui constituent l’ensemble le plus important numériquement. La collecte ainsi que la mise par écrit se sont intensifiées à partir des années 1990. Les témoignages d’enfants cachés sont intégrés dans ce dernier ensemble.

Certains témoins ont produit des témoignages à différentes périodes, le témoignage peut ainsi se « routiniser » et s’insérer dans un mécanisme de reconstruction mémorielle.

 

Genre, hypergenre et modèles d’écritures

 Scène d’énonciation des témoignages et profil de témoins

                  Les textes peuvent s’inscrire dans un contexte familial, être légitimés par une préface, par des campagnes de témoignages ou par une reconnaissance éditoriale. Les témoignages peuvent se nourrir d’autres écrits : interviews ou écrits de compagnons de déportations, articles, paroles de chanson… Les genres investis sont divers : la déposition, la lettre, l’interview, le récit de vie.

Les patrons discursifs des récits de vie

La mise en intrigue du récit s’organise autour d’une succession d’événements extraordinaires qui touchent au danger de mort. Avoir survécu au nazisme implique avoir échappé à la mort, souvent à plusieurs reprises. Dans les récits, la survie dépend de la chance ou des qualités de la personne qui en réchappe, l’intelligence et le courage notamment. Le témoignage est érigé en récit exemplaire.

La forme du témoignage filmé, notamment par la fondation Spielberg, tend à influencer les récits écrits de la déportation dans leur structure : la vie avant la guerre, la guerre et la déportation, le message pour les générations à venir.

Les modèles rédactionnels scolaires dans les témoignages d’enfants cachés

                  Ces récits, souvent rédigés dans les années 1980 et 1990, débutent souvent par la découverte de l’antisémitisme et la rupture avec l’institution scolaire.  On retrouve des éléments demandés dans les rédactions scolaires : description de lieux familiers et de trajets, jeux d’enfants, scènes d’école, portraits physiques de personnages, sentiments liés à la nature, le réveil et le coucher, comme dans les manuels des années 1930 et 1940.

Des modèles d’écriture « collective » ?      

                  La collecte d’écrits sur une période donnée n’est pas nouvelle dans l’histoire juive comme en témoigne la création du YIVO en 1925 à Vilnius pour collecter des témoignages sur les traditions des populations juives d’Europe de l’Est. L’institution organise des concours d’autobiographies dans les années 1930 destinés aux jeunes juifs.

                  Les yizker-buh, les livres du souvenir, constituent un autre modèle d’écriture. Le livre de Felsztyn, rédigé après les pogroms de 1919 dans cette ville d’Ukraine, marque un tournant en adoptant une répartition ternaire : avant le massacre, le massacre et le devenir des survivants. Autre héritage, le fait d’intégrer des archives au récit est repris dans les écrits de beaucoup de survivants de la Shoah.

Donner voix, donner corps

Mises en scène de soi et de sa parole

                  Dans les années 1940 et 1950, le recours majoritaire au « nous » marque une impossibilité à être soi. Dans le témoignage de Denise Holstein, le nous désigne d’abord le noyau familial puis l’ensemble des déportés à partir de l’entrée à Auschwitz. Après l’évacuation, le nous se restreint à nouveau et concerne soit les rescapés de Birkenau à Bergen-Belsen soit Denise et son amie Renée.

                  Le désir de vivre pour raconter transparaît dans la plupart des récits. La langue du camp est issue de celle du IIIe Reich, analysée par Viktor Klemperer. La langue est spécifique au camp et n’existe pas au dehors. Les modifications de ce langage constituent une réappropriation du monde par les victimes du nazisme. D’autre part, il s’agit de raconter un destin commun, mais aussi de faire revivre des compagnons de déportation.

 Camp et corps

                  La question du corps est essentielle dans un univers concentrationnaire qui se donne comme objectif de faire taire les voix mais aussi de faire disparaître les corps. Les textes des années 1940 et 1950 restent relativement silencieux sur ce sujet.

Le camp est une expérience de l’hétérotopie, pour reprendre le concept de Michel Foucault. Les corps physiques sont affectés par le système concentrationnaire : crânes rasés, nudité, expériences médicales… Les corps y sont répartis selon 4 principes : la clôture, le quadrillage, le place et le rang.

Les nouveaux arrivants décrivent les déportés comme des fous, le camp comme un asile. Ils deviennent ensuite les fous des nouveaux arrivants.

Le livre d’Olivia Lewi analyse un corpus de témoignages « ordinaires » de manière littéraire et linguistique et permet de s’intéresser à la modélisation des discours et de compléter les analyses des historiens.

Introduction de l’ouvrage